Phoenix Springs #3 | La sortie du jeu
Pour ce troisième Tales From the Devs en collaboration avec Calligram Studio, nous plongeons une nouvelle fois dans les coulisses de la création de Phoenix Springs. Après avoir exploré les ambitions artistiques et le game design dans nos précédents entretiens, cette discussion se concentre sur le bilan post-lancement : gestion des retours, corrections, ajustements marketing, et apprentissages pour l’avenir. Avec transparence, Jigmé Özier partage son expérience sur ce projet indépendant unique, tout en esquissant les contours de leurs prochaines ambitions créatives.

Point’n Think : Bonjour Jigmé, je suis ravi de te revoir après la sortie de Phoenix Springs. Pour le jour de la sortie de votre jeu, comment ça s’est passé ? Vous aviez un rituel particulier, ou c’était juste une journée normale ?
Jigmé Özer : Franchement, c’était assez anticlimatique. Chacun était chez soi, on appuie sur un bouton sur Steam et… voilà, c’est parti. On devait lancer à 9h du matin, mais j’ai un peu décalé parce qu’on avait encore des petits trucs à vérifier. Et puis, dès que c’est en ligne, tu commences à voir des messages sur les forums : « Où est le jeu ? Pourquoi il n’est pas encore dispo ? ».
Le premier jour, ça s’est bien passé dans l’ensemble, mais il y a eu un gros bug qui m’a vraiment stressé. Heureusement, on a eu de la chance : dans l’écosystème Steam, il y a des joueurs qui testent tout très vite. Certains rushent le jeu pour faire des guides ou des tutos. Et grâce à un streamer chinois qui a trouvé le bug rapidement, j’ai pu sortir un patch dans la foulée. Mais pendant quelques heures, c’était hyper stressant.
PnT : C’est clair que ça doit être intense, surtout avec les premiers retours. Et niveau presse, comment ça s’est passé pour vous ?
Jigmé : C’était assez particulier, parce qu’on avait un embargo avec la presse. Initialement, le jeu devait sortir fin septembre, mais on a dû repousser. Avec notre boîte de com, on avait convenu de garder l’embargo jusqu’au jour de la sortie, histoire de donner plus de temps aux journalistes pour tester le jeu. Quelques jours avant la sortie, on a commencé à recevoir des demandes d’interviews de gros noms. Quand le jeu est sorti, on a eu des retours critiques très positifs de la presse qu’on visait : The Verge, New York Times, Vulture. Ce sont des médias qui ne couvrent pas que les jeux vidéo, mais aussi tout ce qui est art et culture, donc c’était pile notre cible.
PnT : Et les joueurs ?
Jigmé : C’est assez marrant : on attire vraiment deux types de joueurs. Ceux qui adorent notre approche un peu artistique et interactive, et ceux qui sont plus critiques, souvent parce qu’ils cherchent à compléter le jeu à 100 %. Les premiers sont super enthousiastes, ils comprennent notre démarche. Les seconds, qui passent des heures à tout explorer, sont beaucoup plus exigeants. Ils nous écrivent parfois des pavés entiers sur ce qu’ils auraient voulu voir ou changer. Mais ce qui est génial, c’est que ça finit par créer un filtre naturel. Les joueurs qui ne sont pas intéressés passent leur chemin, et ceux qui restent sont ceux qu’on voulait toucher. C’est vraiment gratifiant de voir ça.
PnT : Et les critiques négatives ? Comment vous les avez vécues ?
Jigmé : On en a eu très peu, honnêtement. Mais il y en a une qui nous a marqués : Edge nous a donné un 5 sur 10. Ça pique, parce qu’on avait fait une interview avec eux avant la sortie, et tout semblait bien se passer. Mais voilà, les notes, c’est toujours un peu bizarre. Tu passes des années à bosser sur un projet, et au final, tu te retrouves avec une note qui résume tout. Je préfère qu’on nous mette un 0 en disant « ce n’est pas pour nous », plutôt qu’un 5 qui ne veut rien dire. Mais bon, on sait que c’est le jeu. Les journalistes ont un métier difficile, souvent mal payé, avec des deadlines serrées. Donc, je comprends.

PnT : Avec Phoenix Springs, vous avez vraiment cherché à toucher un public qui apprécie cet aspect artistique et narratif ?
Jigmé : Exactement. On savait qu’on ne ferait pas un jeu pour tout le monde, mais on voulait que ceux qui entrent dans notre univers s’y sentent profondément connectés. Ce qui nous a surpris, c’est de voir à quel point certains joueurs étaient touchés par l’aspect émotionnel et artistique. On avait conçu Phoenix Springs comme une sorte d’expérience, pour tester jusqu’où on pouvait aller dans notre démarche créative. Et voir des retours si positifs, c’est vraiment gratifiant. On a eu des messages de joueurs qui disaient que le jeu les avait marqués, qu’il les avait fait réfléchir. Ça dépasse les attentes qu’on avait au départ.
PnT : C’est génial d’entendre ça. Et j’imagine que les retours de la presse ont beaucoup aidé à ce niveau-là aussi, non ?
Jigmé : Oui, surtout la presse anglo-saxonne. Des médias comme Rock Paper Shotgun, Polygon, ou encore Vulture ont vraiment compris notre démarche. Ils ont écrit des articles qui mettaient en avant notre vision, ce mélange entre jeu vidéo et art interactif. Bon, comme je disais, il y a aussi eu des moins bons retours, comme Edge. Mais globalement, on a eu beaucoup de soutien de la part de la presse. Et ce qui est intéressant, c’est que ce sont souvent des médias qui couvrent aussi d’autres formes d’art, pas juste le jeu vidéo. Ça nous a permis de toucher un public différent, qui peut-être ne regarde pas forcément ce qui sort sur Steam au quotidien.
PnT : Et pour la suite ? Vous y pensez déjà ?
Jigmé : Pour l’instant, on est encore en train de digérer tout ce qui s’est passé avec Phoenix Springs. Mais on a des idées, oui. Peut-être pas une suite directe, mais un projet qui reprendrait certains thèmes ou certaines mécaniques qu’on a explorées dans le jeu. On veut continuer à expérimenter, à créer des expériences qui mélangent narration, art et interactivité. Mais on veut aussi prendre notre temps pour bien faire les choses.
PnT : Et avec tout ce que vous avez appris sur ce projet, j’imagine que vous avez une meilleure idée de ce que vous voulez pour le futur ?
Jigmé : Ce projet nous a énormément appris, que ce soit sur le plan technique, artistique ou même humain. On a vu ce qui fonctionne, ce qui résonne avec les joueurs, et aussi ce qu’on pourrait améliorer. Pour le futur, on aimerait continuer à pousser cette idée de jeux qui ne se limitent pas à une seule forme d’expression. On veut mélanger les influences, jouer avec les attentes des joueurs, et créer des univers qui marquent les esprits.

PnT : Tu parlais tout à l’heure du bug que vous avez eu le premier jour. Ça a dû être un moment intense ! Est-ce que tu as remarqué qu’il y avait des retours spécifiques sur certains bugs ou des améliorations qui ont été rapidement remontées ?
Jigmé : Honnêtement, non, rien de trop grave. Il y avait quelques petits bugs mineurs, comme des softlocks – des endroits où un joueur pouvait se retrouver coincé sans moyen de progresser. C’était des problèmes assez faciles à identifier et à corriger. Ça m’a permis de gérer chaque situation au cas par cas. Par exemple, si quelqu’un venait poster sur les forums de Steam qu’il était bloqué, je pouvais rapidement voir d’où venait le problème et le corriger. Je dirais qu’au bout d’une semaine, tout était stabilisé. Maintenant, le jeu tourne en autopilote. Je garde quand même un œil dessus tous les jours, mais il n’y a plus vraiment de bug à gérer.
PnT : C’est un sacré avantage du numérique, non ? Savoir qu’un bug, même s’il est gênant, peut être corrigé après coup. Ce n’est pas comme une sortie physique où, si un problème survient, c’est foutu.
Jigmé : Exactement. La flexibilité qu’offre une plateforme comme Steam est vraiment précieuse. Si un joueur rencontre un problème, il peut facilement le signaler, et je peux déployer une mise à jour rapidement. C’est une énorme différence par rapport aux lancements traditionnels d’avant, où un bug sur un CD ou une cartouche pouvait condamner une expérience entière. Sur Steam, c’est aussi la communauté qui aide beaucoup. Les joueurs n’hésitent pas à signaler des problèmes ou à poser des questions, que ce soit sur des bugs techniques ou même sur des puzzles qu’ils trouvent trop complexes. Et là, même si des solutions existent en ligne, certains joueurs viennent quand même demander de l’aide directement sur les forums.
Et c’est intéressant de voir à quel point les comportements ont changé. Avant, avec les anciens jeux point-and-click, si tu étais bloqué, tu étais vraiment bloqué. Il fallait attendre de trouver une solution dans un magazine, appeler une hotline ou même consulter des lignes Minitel à l’époque. Aujourd’hui, tout est plus accessible, mais ça a aussi des effets inattendus. Certains joueurs, par exemple, finissent par jouer avec une solution en main du début à la fin. Ils veulent juste avancer dans l’histoire, ce que je comprends totalement. Mais en jouant comme ça, ils passent souvent à côté du contexte ou des détails qui enrichissent l’expérience. Notre objectif était vraiment de concevoir une expérience qui encourage les joueurs à explorer et à réfléchir. Mais on comprend aussi que chacun a sa façon de jouer, et notre rôle est de rendre l’expérience la plus fluide possible, même pour ceux qui veulent avancer rapidement.
Au final, après une semaine de corrections et de patches, le jeu était vraiment dans un état stable. C’était important, surtout parce qu’on lançait également le jeu sur GOG peu après.
PnT : La fin d’année était riche en cérémonies à récompenses et classements en tout genre. Est-ce que c’est quelque chose que vous visez ? Vous essayez d’avoir des nominations pour bénéficier d’une meilleure visibilité ?
Jigmé : Oui, on garde un œil sur tout ça. On n’a pas été nommé aux Indie Game Awards malheureusement, mais on participe à d’autres festivals. Il y a un événement Steam auquel on est associé. Après, il faut être réaliste. Cette année, c’était une année exceptionnelle pour les jeux indés. Quand je regarde les autres titres en compétition pour des catégories dans les Steam Awards, je me dis honnêtement qu’il y a tellement de jeux pour lesquels je voterais à ma place (rire).
PnT : C’est vrai, cette année a été dense. On sent une montée en puissance des indés ces dernières années, mais 2024 semble avoir vraiment été une année charnière.
Jigmé : Malgré tout, on a plusieurs choses qui se mettent en place. Pour début 2025, on espère voir notre jeu mentionné dans les listes des meilleurs titres de l’année par la presse spécialisée. Ce genre de reconnaissance peut ne pas directement se traduire en ventes, mais c’est un vrai plus en termes de crédibilité. Ça permet aussi de créer une relation durable avec la presse. Personnellement, j’adore échanger avec les journalistes qui écrivent sur les jeux vidéo. Ils font un travail incroyable, et il est important pour nous de maintenir ces connexions, que ce soit en les remerciant ou en leur partageant des informations sur nos projets.
Même en dehors des aspects purement promotionnels, on apprend tellement en échangeant avec eux. Entre le jour de la sortie et la semaine qui suit, j’ai probablement appris plus sur la manière de faire des jeux que pendant toute la période de développement. Ces retours nous mettent dans un état d’esprit où on se sent prêt à entamer le prochain projet.

PnT : Le studio est toujours motivé pour continuer ?
Jigmé : Oh oui ! Ces sept ans ont été une aventure incroyable. Mais on reste une petite équipe de trois, et c’est comme ça qu’on veut continuer. Pour le prochain jeu, il y aura peut-être moins d’illustrations, mais l’équipe restera la même. Ce petit succès qu’on a eu avec ce jeu nous permet de passer à autre chose, à la fois financièrement et moralement. On se rend vraiment compte de la chance qu’on a, surtout quand on regarde les nombreux autres jeux qui sortent et qui n’ont pas toujours cette opportunité. On ne parle pas d’un succès qui nous permettrait de tout lâcher et de partir à la retraite. Mais c’est suffisant pour réfléchir, s’adapter, et travailler intelligemment sur le prochain jeu.
PnT : Je suppose qu’il faut vite enchaîner, non ? Tant que le jeu est encore dans l’esprit des gens, c’est le bon moment pour aller voir des éditeurs, leur présenter un prototype ou une idée, et essayer de lancer la suite.
Jigmé : C’est ce qu’on essaie de faire. On apprend de chaque aspect du processus : marketing, relations presse, et même le travail avec les éditeurs, même si on n’en avait pas pour ce projet. Personnellement, ce que j’ai trouvé le plus challengeant , c’est le côté technique. Disons que le marketing, même si je ne l’aime pas forcément, ça reste dans mes compétences. Écrire des communiqués, gérer une campagne, ce n’est pas compliqué pour moi. Ce qui m’a vraiment manqué, c’est une connaissance plus approfondie en programmation.
On a utilisé des outils comme Unity et Adventure Creator, qui sont très accessibles pour les artistes. Mais il y a toujours ces 10 % restants, où tu dois vraiment plonger dans le code pour finaliser des choses : corriger des bugs complexes, ajouter des fonctionnalités spécifiques comme des succès sur Steam ou GOG, etc. Pour le prochain jeu, je veux me concentrer sur l’apprentissage de ces aspects techniques. Peut-être même commencer à prototyper moi-même sur Godot, que j’aime beaucoup, avant de chercher un développeur pour finaliser les choses. C’est aussi en voyant les défis techniques qu’on rencontre lors de portages, comme pour les consoles, que je me rends compte de l’importance de ces compétences.
PnT : Avec le recul, y a-t-il des aspects du développement que vous auriez abordés différemment ? Des choses que vous auriez priorisées ou appréhendées autrement ?
Jigmé : C’est une très bonne question, et honnêtement, tout ce projet a été un immense apprentissage. Chaque étape, chaque défi rencontré a été comme une école du game design pour nous. Qu’il s’agisse de la technique ou de la manière de concevoir les puzzles, on a tout appris sur le tas. Je pense que si je devais résumer, la grande leçon que je retiens, c’est l’importance d’être malin dans la façon dont on travaille, surtout quand on est une petite équipe. Par exemple, pour le prochain jeu, je veux vraiment éviter de me jeter directement dans Unity ou de me retrouver trop tôt devant l’ordinateur. Ce que je préfère désormais, c’est revenir à des méthodes plus simples : papier et crayon. Je veux passer le plus de temps possible à réfléchir, à esquisser des idées, à concevoir sur un carnet, avant même de lancer quoi que ce soit sur un logiciel. C’est une manière de poser les bases calmement, sans se perdre dans des détails techniques prématurément.
J’adore cette idée de m’asseoir avec mon café, d’avoir mon carnet devant moi, et de laisser les idées venir naturellement. Écrire, dessiner, prendre du recul. C’est tellement plus productif que de se retrouver coincé dans des allers-retours frustrants entre des menus ou des lignes de code.

PnT : Et tu penses que ça a été une perte de temps sur ce premier projet ?
Jigmé : Pas vraiment une perte de temps, mais disons qu’on avait ce luxe, pour un premier jeu, de pouvoir expérimenter sans avoir d’attentes spécifiques. On pouvait se permettre de faire des erreurs, d’essayer des choses, de voir si elles fonctionnaient ou non. Maintenant, avec l’expérience, je sais qu’il serait plus malin de mieux organiser les choses dès le début, de prioriser ce qui compte vraiment et d’optimiser notre temps. Mais je ne regrette rien : toutes les bêtises qu’on a pu faire pendant ce développement nous ont énormément appris. On sait maintenant qu’il faut poser les bases de manière méthodique, réfléchir aux priorités dès le départ, et ne pas se précipiter. Le temps est une ressource précieuse, surtout pour une petite équipe comme la nôtre.