Solo Dev Julien Eveillé

Julien Eveillé, créateur de Threshold

Ancien d’Arkane Lyon et travaillant actuellement en tant que level designer chez Crytek, Julien Eveillé est un développeur qui s’essaie maintenant au game design avec son premier jeu : Threshold. Inspiré par les esthétiques PSX mais aussi par les thèmes et influences de Stalker ou encore du cinéma russe, ce jeu nous promet une expérience assez unique en son genre. C’est donc tout naturellement que j’ai souhaité discuter avec lui pour revenir sur la production de son premier jeu.


Point’n Think : Bonjour Julien, merci d’avoir accepté cette interview. Commençons par parler de ton parcours. Comment as-tu démarré dans l’industrie du jeu vidéo ?

Julien Éveillé : Bonjour ! J’ai commencé par des études de game design à Bellecour Ecole, à Lyon, où j’ai suivi un bachelor de trois ans. Étant dans la première promotion, on a dû faire face à de nombreux défis, ce qui nous a appris à être débrouillards. Ensuite, j’ai décroché un job en QA (NDLR : assurance qualité) chez Arkane grâce à une rencontre fortuite dans un bar avec des employés d’Arkane. J’ai commencé en QA, un rôle souvent sous-estimé mais crucial. On doit avoir un esprit analytique, comprendre les rouages d’un jeu vidéo, et bien prioriser les bugs selon leur criticité. C’est une excellente porte d’entrée dans l’industrie. Après un an, j’ai exprimé mon souhait de passer au design. J’ai observé différentes équipes et ai été particulièrement attiré par les level designers. Pendant le crunch de Dishonored 2, je me suis mis à créer des maps, et finalement, mes efforts ont été remarqués par les leads qui m’ont donné ma chance.

PnT : J’imagine que ça devait être fascinant de travailler dans ce département sur un tel jeu.

Julien : Complètement, c’est une des disciplines mères à Arkane, et ça fait trop plaisir, c’était un bonheur de travailler avec des gens aussi compétents, vraiment très humains. Tous ces leads ne sont plus là, ils sont tous à Wolfeye, le nouveau studio de Raphaël Colantonio. Des gens adorables, qui sont très ouverts à la nouveauté, mais qui ont quand même de très bons appuis sur leur expérience, sur les piliers de l’immersive sim, et ça crée un mélange super cool. Après j’ai enchaîné sur Dishonored 2, Death of the Outsider, Wolfenstein, Youngblood, Deathloop, et Blade.

Solo dev Threshold

PnT : Et après cela, tu as commencé à travailler chez Crytek, c’est bien ça ?

Julien : C’est ça. Après deux burnouts, je suis parti bosser pour les Allemands de Crytek en 2023. C’était en juin, j’ai arrêté Arkane en mai. Ça fait presque un an, et ça se passe très bien. Ils sont très cools, ce ne sont  pas du tout les mêmes philosophies. Crytek, c’est beaucoup plus hétéroclite, c’est bien plus multiculturel. Beaucoup de disparités dans les profils, et c’est très cool.

PnT : En arrivant à Crytek, avais-tu déjà l’idée de faire ton propre jeu, ou est-ce que cette idée est venue en travaillant là-bas ?

Julien : J’ai l’impression que ça coïncide avec plein de choses. Je me suis vite rendu compte, notamment à Arkane, que je n’avais pas juste envie de faire du Level Design. J’avais beaucoup d’idées de mécaniques de jeu. À Arkane, j’en ai mis quelques-unes, mais à chaque fois, c’était un peu compliqué. À Crytek, j’en ai proposé plein, et certaines je les fais avancer. J’ai aussi envie de faire du son et plein d’autres trucs. C’était frustrant pour moi de ne pas pouvoir faire tout ça.

Solo dev Threshold

PnT : Tu m’expliquais en off que tu avais postulé pour d’autres studios, peux-tu nous en dire plus sur cette expérience ?

Julien : Selon les studios, tu as jusqu’à 7 entretiens à passer avec à chaque fois plus de personnes. Et si une personne met son veto, tu dégages. C’est compliqué. Avec un des studios, je suis allé jusqu’à 5 sur 7. Et ce sont des Américains, donc c’est très particulier. Ils sont très froids, ils vont te scruter sans rien dire, silent treatment tout le temps. Ce n’est pas très agréable. Mais j’adorais leur manière de bosser. Ils ont une structure vraiment horizontale, ça a ses défauts, mais c’est aussi assez sain je trouve. Et du coup, tu peux toucher un peu à tout.

PnT : Tu as donc décidé de créer ton propre jeu comme un défi personnel ?

Julien : Exactement. Je me suis dit, je vais leur montrer. J’avais déjà une idée que j’avais commencée à prototyper chez Arkane. Je trouvais qu’il y avait du potentiel. À Crytek, c’est tout de suite le truc que j’ai voulu voir. Est-ce que c’est possible de bosser sur un truc perso ? Ils ont une politique de sidelining. Tu nous dis ce que tu fais sur ton temps libre et si ça nous va, on signe un agreement. Tant que ça n’influe pas sur ton travail à Crytek et que tu ne prends pas de leur technologie, ils sont juste logiques. C’est une boîte qui fait confiance à ses employés. C’est cool d’honorer cette confiance.

Solo dev Threshold

PnT : Peux-tu nous pitcher Threshold ?

Julien : C’est un jeu qui se veut politique. On fait un métier qui a l’air d’être le plus ennuyeux du monde mais en même temps le plus risqué. Ça, c’est ce qu’on voit dans les premières minutes. J’avais déjà une idée que j’avais commencée un tout petit peu à lancer chez Arkane, juste à prototyper. Et je trouvais qu’il y avait du potentiel. À partir du moment où tu commences le jeu, que tu commences ton shift, il y a le timer qui se remet à 0. Il y a quelque chose qui se déclenche en fond et qui se comptabilise tout du long avec le pays que tu as choisi en début de partie. Voilà tout ce que je peux dire. 

PnT : Cette idée est très spécifique, comment est-elle venue ?

Julien : Je n’aime pas faire des choses qui ont déjà été faites avant. C’est cool de faire une petite itération d’un projet ou d’un jeu, mais moi je trouve ça super gonflant de passer 5 ans de notre vie à bosser sur un truc qui ressemble à quelque chose qui existe déjà. J’ai envie d’amener quelque chose de plus au monde, un truc qui n’a pas été vu, qui désarçonne un peu, qui fait qu’on ressent quelque chose. Pas forcément très longtemps à chaque fois, mais qu’on ressorte avec quelque chose.

Solo dev Threshold

Au début, ça devait être un jeu de 5 minutes, juste assez pour prouver le point et montrer quelque chose de très visuel. Mais après, je me suis dit que ça risquait de faire un peu trop « jeu blague », un jeu auquel on ne prête pas attention. À la base, je voulais le proposer presque gratuitement mais je me disais qu’un jeu gratuit n’a pas la même résonance. Beaucoup de gens vont tout de suite penser que ce jeu ne doit pas être pris au sérieux. J’avais dans l’idée de le mettre à un prix très bas, et même de dire aux gens de ne pas hésiter à demander un remboursement après. Finalement, je ne ferai pas ça parce que j’ai passé un temps fou dessus. 

PnT : On sent une vraie volonté d’inclure une philosophie de design, comme celle qu’on trouve dans les jeux comme Stalker et Pathologic. Peux-tu nous expliquer cela ?

Julien : C’est une philosophie de trade-off à tout prix. À chaque moment, tu fais un choix qui va être très impactant pour la suite. Chaque décision est un sacrifice, comme choisir de sauver la vie de telle personne plutôt que de celle-ci. Tu as appris à les connaître ou tu te sens responsable d’elles. Dans Pathologic, par exemple, tu es un médecin et tu te sens responsable de plein de gens. Tu as plein de tâches et tu n’as pas le temps de toutes les accomplir. C’est vraiment un jeu de priorités. Est-ce que je suis en train de faire le bon choix ? Tu as toujours l’impression de rater quelque chose, ce sentiment de « fear of missing out ». Le jeu te dit que si tu n’es pas là, tu vas rater quelque chose, et je trouve ça trop cool. Je ressens quelque chose là où des jeux qui me laissent faire ce que je veux tout le temps, dans l’ordre que je veux, sans aucune contrainte de temporalité, me captivent moins. Je comprends pourquoi on fait ça et je respecte. Je sais qu’il y a des joueurs qui préfèrent ça. 

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Je veux que tout le déroulé du jeu soit une montée crescendo de malaise, de tension. Ce n’est pas très agréable, mais c’est voulu. C’est pour cela que le sous-titre du jeu c’est « the most boring and stressful job in the world ». C’est un jeu qui essaye de te faire sentir un peu conscient : c’est ennuyeux, tu fais des tâches répétitives, et heureusement que ce n’est pas très long, parce que c’est assez simple. On te met la pression, les tâches sont aliénantes et stressantes avec des bips incessants et des sollicitations constantes. Toute cette partie du jeu est arrivée après coup pour créer un build-up jusqu’au climax final et augmenter le nombre de pays que je pouvais intégrer. Plus le jeu est long, plus je peux ajouter de pays, ce qui a du sens à la fin du jeu.

PnT : On ressent vraiment les inspirations russes dans ton travail, que ce soit des jeux comme Pathologic ou Stalker, ou même dans le cinéma russe. Était-ce une influence délibérée ?

Julien : Le cinéma et les jeux vidéo russes ont une approche très âpre et aride que j’adore. Ce sont des œuvres où tu n’as pas les repères habituels, et il faut un certain temps pour y entrer, mais une fois que tu es dedans, tu es parti pour des dizaines ou des centaines d’heures. Cette esthétique se ressent aussi dans les choix artistiques de mon jeu, qui rappelle la PS1. C’était un choix délibéré, non seulement pour des raisons techniques, mais aussi parce que je ne suis pas un artiste visuel accompli. Je pense que je peux créer quelque chose d’impactant avec des graphismes simples et une atmosphère forte.

J’adore la mise en scène. J’ai grandi avec les jeux de Kojima, et ils ont énormément influencé mon travail. J’aime bien leur côté un peu goofy, et il y a des éléments de cela dans Threshold. L’équipe de Kojima met aussi une grande emphase sur le son, et c’est quelque chose que j’ai adopté. Le son est crucial pour immerger le joueur dans l’environnement et donner du poids aux éléments du jeu. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime tant les jeux d’Europe de l’Est, qui ont souvent une ambiance sonore très travaillée et une atmosphère unique.

PnT : En parlant de technique, quel moteur de jeu utilises-tu et pourquoi ?

Julien : J’utilise Unreal Engine. J’aime beaucoup Blueprint, leur système de programmation visuelle. Il est très facile à prendre en main et permet de faire beaucoup de choses rapidement. Je n’avais pas envie de revenir au C# de Unity. Blueprint est intuitif et je suis plus familier avec ce moteur, ce qui me permet de me concentrer sur d’autres aspects du jeu sans me perdre dans des détails techniques.

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PnT : Comment as-tu abordé les autres facettes du développement de jeu, comme la création graphique et sonore ?

Julien : C’était énormément d’itération. Dans le jeu vidéo, la clé, c’est d’essayer et de refaire jusqu’à ce que ce soit bien. Au début, ce n’est jamais parfait, quel que soit notre niveau. Pour le son, par exemple, j’ai pris un abonnement à une banque de sons et je les remixais un peu sur Audacity. Un sound designer m’a récemment recommandé un autre outil gratuit que je vais peut-être essayer à l’avenir. Pour le moment, je reste sur Audacity parce que j’ai tout mis en place dessus. J’aborde chaque nouvelle tâche petit bout par petit bout. Si tu essaies de tout apprendre d’un coup, tu te sens vite submergé par la quantité d’informations. C’est plus gérable de se concentrer sur un projet très spécifique à la fois.

PnT : Niveau organisation, comment est-ce que tu procèdes ? Est-ce qu’il y a des outils particuliers que tu utilises ? 

Julien : Je suis resté sur un carnet de notes pendant très longtemps, voire juste dans ma tête. J’essaie de m’en rappeler jusqu’au lendemain et je le mets en œuvre ensuite. Je n’ai pas une très bonne mémoire non plus, donc il faut que je me dépêche (rire). Récemment, je me suis dit que je devais me mettre à Trello parce que ça sera plus pratique pour traquer quelques bugs, les dernières tâches, essayer de m’organiser un peu plus. J’ai tendance à être un peu bordélique et à vite partir un peu dans tous les sens. Trello, c’est pas mal. Je commence à l’utiliser de manière un peu plus systématique.

PnT : Qu’est-ce que tu penses de la notion de jeu d’auteur ? C’est quelque chose qu’on a plus l’habitude de voir dans le cinéma, mais les solo devs sont bien plus proches de cette notion par moment. 

Julien : Je ne suis pas tout seul non plus, comme tu l’as dit. On n’est jamais tout seul. Je fais review mon travail par plein de potes. Et le fait de discuter du problème, ça aide à trouver les solutions. Du coup, ils contribuent directement à ça, voire même très directement. Auteur, je ne sais pas. Personnellement, je n’ai pas de définition précise de ce que cela signifie. Je pense qu’il est plus facile de comprendre la portée de tout ça en le voyant en images. J’ai réussi à rester vague, mais l’idée était d’apporter quelque chose. Et je pense que c’est ce qui m’a aidé à tenir sur la durée : avoir un projet avec un vrai message à transmettre. J’aimerais aller jusqu’au bout pour raconter cette histoire. 

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PnT : Et en termes de marketing, tu fais quelque chose qui est de plus en plus courant chez les solo devs, tu communiques énormément sur ton jeu, notamment sur Twitter. J’ai l’impression que dès que tu as une avancée, un truc que tu trouves, un bug ou quoi, tu le partages. Est-ce que c’est quelque chose que tu aimes faire ? Est-ce du contenu aussi que tu aimes aller chercher ?

Julien : Je ne sais pas comment toi tu l’as vécu en y jouant, mais j’aime beaucoup le fait qu’il y ait plein de petites découvertes un peu spéciales. C’est très difficile de les cacher et de ne pas les montrer pour garder un peu de saveur pour les gens qui vont découvrir ça pour la première fois. Quand tu le vois déjà dans un trailer, ce n’est plus aussi cool que de le découvrir par soi-même. Comme c’est une expérience assez courte, que je veux justement avoir un impact, j’aurais préféré ne pas avoir à trop faire de com’ et pouvoir le sortir en mode shadow drop et espérer le meilleur, mais je pense que c’est un peu trop risqué.

Du coup, il faut vraiment beaucoup en parler, se montrer, parce que personne ne le fera pour toi. Et moi, ça me flatte, évidemment, je ne vais pas mentir, ça fait plaisir de voir que les gens me suivent pour ça. Mais sur ce jeu-là, j’aurais peut-être préféré que ça se passe autrement. Que je puisse le Shadow Drop et regarder, mais il faut que les gens puissent le voir, qu’ils sachent qu’il existe, donc je suis obligé de jouer un peu cette carte-là. J’essaie de la jouer de manière un peu fine, en gardant la saveur du truc, c’est-à-dire pas en faisant trop de blagues sur l’atmosphère et tout. Je me rappelle que quand j’avais dépassé une wishlist, j’avais fait Moe, un des personnages, en train de danser, et je me suis dit que c’était peut-être une faute de goût. C’est difficile de trouver le bon ton, il faut essayer de rester dans l’atmosphère que tu as envie de vendre.

PnT : Je comprends, c’est un équilibre délicat. Est-ce que tu voudrais chercher un éditeur, ou au moins une société pour t’aider sur la partie marketing, faire vivre le jeu en festival par exemple ?

Julien : Faire vivre le jeu en festival, j’adorerais. À chaque fois que je vais sur une page de festival, je me dis que je pourrais montrer mon jeu là-bas, mais c’est toujours clôturé. Il y en a plein tout le temps, et pour tomber sur le bon créneau au bon moment, est-ce qu’il faut que ton jeu soit sorti à ce moment-là, est-ce qu’il faut que tu aies un trailer prêt, c’est super dur d’être dans les bons timings. Je suis complètement perdu par rapport à ça, et je suis un peu triste, parce que je rate plein de trucs, j’ai l’impression. 

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Moi, j’ai l’impression qu’il n’est pas digne d’être édité. J’ai cette sensation-là. Il est trop junky. Je ne pense pas que je pourrais le traduire dans d’autres langues. Le script est fait de manière très particulière. Ça va être super chiant si je veux le traduire dans plusieurs langues. Il y a tous ces trucs qui posent problème. Peut-être que je me mets des barrières tout seul. Mais aussi, je ne me dis pas forcément que ça va être du boulot d’aller chercher les éditeurs. C’est de l’énergie. Je ne sais pas du tout comment m’y prendre. Je suis un peu débordé. Il faut que je choisisse mes batailles et je pense que ce ne sera pas celle-là. Je ne sais pas à qui m’adresser. 

PnT : Tu veux mettre une démo en place pour le Steam Fest en juin ?

Julien : Du coup ça sera une préquelle. Ce sera comme un petit jeu à part. Ça va me permettre de ne pas mettre toutes les mécaniques, de laisser du mystère. 

PnT : Pour conclure, est-ce que tu sens si tu as envie de continuer le solo dev ? 

Julien : C’est cool. Je m’amuse plus que dans mon travail tous les jours. Parce que ça avance plus vite. Le triple A a des bienfaits, des avantages aussi. Mais c’est bien moins stimulant parce qu’il y a beaucoup d’inertie. Tu n’as pas la main sur toutMoi, je veux avoir les mains partout. Ça ne me dérangerait pas de partager le travail. Il y a quelques potes avec qui j’aimerais faire des trucs, en petit comité. Ce sont des projets qui ne vont pas durer 5 ou 6 ans. On peut faire des expériences compactes.

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