Dread Delusion : Lo-Fi RPG

Parfois, il suffit d’une simple image pour désirer un projet plus que de raison. Ce que l’on y voit nous parle ou nous intrigue tout particulièrement, c’est l’effet qu’a produit Dread Delusion sur moi. À la manière de ces jeux que l’on choisissait pour leur key art en étant enfants, j’ai choisi Dread Delusion pour un simple screenshot. C’était la promesse d’un univers de fantasy old school ajoutée à cette direction artistique saisissante qui m’a captivé dès le premier coup d’œil. Il n’est pas seul à embrasser le low poly ; dernièrement, plusieurs projets reprenant cette esthétique PS1 ont vu le jour : Threshold, Sorry We’re Closed, Signalis ou encore Mouthwashing. Un éditeur, Critical Reflex, est presque devenu synonyme de 3D qui pique les yeux. En se penchant un peu plus sur le jeu vidéo indépendant d’aujourd’hui, nous pouvons aisément comprendre pourquoi ce retour, et surtout pourquoi ça fonctionne si bien.

Mémoire Polygones

L’esthétique de la PS1, ses gros polygones, ses assets vibrants, pour tout joueur né avant le milieu des années 90, est vecteur d’une profonde nostalgie. C’était pour nous, avec la PS1 en 1994, la découverte de la fameuse 3D tant fantasmée à la maison. Depuis la fin des années 70 et le jeu Space Wars de Cinematronics, de nombreuses tentatives ont été faites pour atteindre le saint Graal de l’expérience vidéoludique 3D en temps réel. Elle se fait d’abord en fil de fer monochrome, sans aucune texture, jusqu’au début des années 90. C’est avec Alone in the Dark en 1992, puis Wolfenstein 3D, que le jeu vidéo en 3D va réellement marquer le départ d’un boom technologique sur PC avec l’arrivée de 3dfx et des cartes graphiques plus performantes. Il faudra attendre les arrivées de la Nintendo 64 et surtout de la PlayStation de Sony pour installer la 3D dans tous les salons.


De nombreux genres de jeux vont s’emparer de la 3D et créer une nouvelle grammaire propre à ce type d’affichage. Plateforme, jeux de course, FPS, etc. : ils amorcent tous leur orientation vers la troisième dimension. Ils établissent de nouveaux standards dans une industrie florissante qui a tout à réimaginer. On réinvente les espaces afin de les parcourir en 3D, on joue avec les plans et angles de caméra pour donner un aspect plus cinématographique, on repense le gameplay pour se servir de cette profondeur nouvellement disponible, et toute une série d’autres éléments s’adaptent et voient le jour.


C’est la fibre nostalgique de cette époque qui est à l’origine de Dread Delusion et de la passion de James Wragg, solo dev à l’œuvre au travers du studio qu’il a fondé, Lovely Hellplace (entre nous, c’est un nom qui sied parfaitement à l’univers de son jeu). Il déclare en interview que développer Dread Delusion vient d’une certaine lassitude ressentie dans les RPG modernes. Ils ont tendance à vouloir être toujours plus grands, à délaisser la qualité d’écriture pour la quantité, et à livrer des expériences toujours plus tournées vers l’action et les combats. Pour remettre ces propos en contexte, c’était peu après l’annonce en grande pompe par Bethesda des fameuses mille planètes dans Starfield — je ne peux qu’adouber ses paroles. Il souhaitait revenir à un jeu plus minimaliste, qui se concentre sur l’essentiel de son expérience. Son inspiration se trouve dans les productions plus anciennes de Bethesda comme The Elder Scrolls : Morrowind et la licence oubliée de FromSoftware, Kingsfield. En parlant de FromSoftware, il déclare que c’est grâce à leur travail qu’il a eu envie de devenir développeur. Il est resté marqué par la philosophie de Dark Souls, de parvenir à faire autant avec si peu de moyens. De se rendre compte qu’avec un bon level design et peu d’éléments narratifs bien sentis, on peut accomplir beaucoup. C’est dans la recherche de ce raffinement de quelques mécaniques clés qu’il trouve l’envie de créer.

De l’Acide aux Cendres

Concernant le style graphique du titre, le choix de la 3D low poly s’est presque imposé de lui-même, de par ses influences, puis par son envie de tutoyer une époque révolue du jeu vidéo. Il souhaite retrouver le style et l’identité si particuliers des personnages de PS1, qui se sont perdus avec l’arrivée de l’ère HD. Il déclare par exemple avoir été bouleversé par le style graphique de Vagrant Story, souhaitant alors retrouver ce même sens du détail dans ses propres assets pour perpétuer ce style unique. Un autre jeu, moins connu, est venu stimuler son sens créatif et son envie d’aller sur le low poly : Crypt World. Crypt World est un jeu de fantasy qui arbore une esthétique proche de la N64. James Wragg décrit son rendu visuel comme “maudit” ; le jeu donne une étrange sensation de malaise par la grammaire visuelle de son monde, qualifiée comme “entre cauchemar et humour dérangé”


Une autre grande inspiration quant à la direction artistique du titre est le travail de Mike Mignola. L’artiste est reconnu pour sa vision du comics Hellboy et son style graphique si particulier. Il n’emprunte ici pas le clair-obscur sensationnel ni les masses de noir caractéristiques des œuvres de l’artiste, mais sa manière de tirer vers l’abstraction. Son trait devient, au fil des années, moins détaillé ; il travaille des formes plus abstraites, en aplat, se concentrant davantage sur l’émotion et le ton véhiculé par l’image plutôt que sur la représentation du réel. Le low poly apparaît comme la technique idéale pour résumer des éléments à leur simple forme.


Dans son ambiance générale, le jeu a quelque chose de psychédélique. C’est le résultat du travail sur la couleur pour représenter les îles oniriques. Le monde explorable prend la forme d’une multitude d’îles en suspension dans les airs après un cataclysme étant parvenu sur Terre. Chaque décor est noyé dans le magenta étincelant du ciel. En contraste avec ce ciel, la nature prend une parure verte acidulée qui crée des scènes saisissantes. Plus généralement, les palettes de couleurs de Dread Delusion rappellent celles utilisées par Moebius dans ses œuvres ; il est une inspiration assumée pour James Wragg. On peut trouver d’autres marques de cette inspiration dans les couleurs et les styles vestimentaires des personnages qui peuplent les îles oniriques. Pour accentuer l’aspect loufoque et psyché du titre, nous allons croiser des forêts de champignons géants aux teintes électrique, des maisons et architectures qui n’ont aucune rationalité physique, des créatures sans queue ni tête, des bateaux qui parcourent les cieux. Se balader dans les îles oniriques fait l’effet d’un véritable trip sous acide.

Les champignons géants qui habillent le monde  de Dread Delusion
Les champignons géants qui habillent le monde de Dread Delusion

Les îles oniriques provoquent autant d’émerveillement que de malaise. Elles semblent flotter paisiblement dans les airs, imperturbables, tandis que le reste du monde est plongé dans le chaos. Cet astre qui semble au bord d’exploser en supernova est un rappel constant qui plane au-dessus de notre tête, telle la lame de Damoclès qui serait prête à s’abattre. La palette chromatique qui donne vie à ces lieux nous fait ressentir une étrange sensation de mal-être difficile à ignorer. Le vert omniprésent donne l’impression que l’air y est corrosif, qu’il va littéralement nous attaquer les chairs. On suffoque à la vue de cette voûte céleste magenta, presque infernale, qui ajoute à l’aspect irrespirable du lieu. Ce ciel nous donne un sentiment d’urgence, d’oppression, comme être pris au piège sur le flanc d’un volcan qui menace d’entrer en éruption. La nuit, l’ambiance est tout autre, les couleurs laissent place à des jeux d’ombres chinoises qui dansent tout autour de nous ; on peut y voir une référence plus directe aux formes abstraites de l’influence de Mignola. Les îles si majestueuses de jour deviennent des spectres informes qui errent au milieu des étoiles de la nuit.

Aperçu de l’atmosphère cauchemardesque du titre

L’esthétique entière de Dread Delusion nous fait osciller entre fascination et inconfort. Dans ce monde où l’empire apostolique règne en maître, il ne semble y avoir aucun salut à espérer. Pour arriver à ce résultat si saisissant, les développeurs s’emploient à reprendre les codes et les techniques de l’époque.

Esthétique Technique

Concevoir un jeu vidéo qui reprend le rendu des jeux PS1, c’est aussi une réflexion sur leur nature, ce qui faisait leurs caractéristiques et comprendre comment les reproduire aujourd’hui. L’essentiel des choix de design, comme souvent en jeu vidéo, reposait sur les limitations techniques des machines de l’époque. RAM limitée, faible puissance GPU, il fallait user de subterfuges pour contourner les limitations et tirer le meilleur des machines. Parfois la limite technique est même devenue une force, le brouillard de Silent Hill en est le parfait témoin. Pour se rapprocher du rendu des jeux de l’époque, les développeurs doivent identifier ce qui faisait cette identité, puis choisir avec soin les éléments qu’ils reprennent pour concevoir leur jeu.

Low poly oblige, ils adaptent les modèles 3D et intègrent les textures en faible résolution. La Nintendo 64, comme son nom l’indique, était limitée à des textures de 64×64 pixels tandis que la PS1 avait le luxe de proposer des textures en 256×256 pixels. Autant vous dire que nous sommes très loin des packs de textures 4K que nous trouvons dans nos jeux actuels. Pour atteindre ce rendu, il y a plusieurs techniques qui se présentent aux développeurs. Ils peuvent tout simplement concevoir des textures à la bonne résolution dès le départ ou la baisser manuellement dans un second temps. Il existe aussi une ribambelle de shaders qui s’appliquent sur les modèles 3D pour leur donner un rendu typique de l’époque. Ils sont plus ou moins paramétrables et plus ou moins adaptés au rendu visuel final souhaité. Pour terminer, il y a aussi les librairies des moteurs qui sont pétries d’assets low poly, les outils pour créer ces derniers étant aujourd’hui très accessibles.

Le deuxième marqueur caractéristique de la PS1 est son fameux jittering, ce tremblement de l’image et des modèles 3D à chacun de leurs mouvements, vous savez cet effet qui nous tuait les yeux dans notre jeunesse. Sony en devient presque le meilleur allié de ton opticien. Le jittering vient d’une limitation technique de la console du fabricant japonais. Pour calculer précisément le mouvement d’un modèle 3D dans l’espace, la console doit pouvoir décoder des vecteurs de déplacement en valeur décimale ; la PS1 n’était pas capable de les traiter. Le déplacement se faisait alors point par point. Les modèles 3D, au lieu de simplement glisser d’un point à un autre avec fluidité et progressivité, passaient d’un point à un autre de manière instantanée. C’est ce passage abrupt d’un point à l’autre que l’on perçoit sous la forme de tremblements répétés.

Une autre grosse partie du travail se porte sur les interfaces et les menus. Avec les jeux en HD, nous nous sommes habitués à des menus et des interfaces chargés en information, avec plein de volets, de sous-menus, de fenêtres flottantes… Parfois, on trouve des glossaires entiers, des logs, du lore ; enfin bref, la quantité de texte s’est décuplée avec les années. Sur PS1, les textes nécessitent d’être plus courts pour un problème d’ordre technique. Les jeux étaient affichés en basse résolution, les caractères des textes devaient être grands pour être lisibles. Ça demande d’adapter les interfaces, menus, textes et dialogues à cette contrainte. L’écriture du jeu doit s’adapter à ce format court, parvenir à proposer des textes plus directs tout en gardant de la richesse narrative est une tâche compliquée. Tout particulièrement quand on vise un jeu riche en lore et en narration, comme James Wragg l’imagine pour Dread Delusion. Il souhaite créer un monde profond, avec une histoire poussée et différents choix à effectuer. Les menus restent de fait très simples, ils se concentrent sur l’essentiel en privilégiant les icônes, bien plus lisibles dans de faibles résolutions, qu’un foisonnement de textes. C’est aussi toute l’interface en jeu qui était bien différente : elle se résumait au strict minimum — une jauge de vie, d’armure, de bouclier ou d’endurance, des munitions dans le cas d’un FPS, et c’est à peu près tout. Certains jeux affichaient une minimap extrêmement sommaire ou une phrase pour résumer l’objectif, et c’est tout. En termes de développement, ce sont des contraintes à prendre en compte pour donner cette sorte de patine visuelle PS1 recherchée.

Ce n’est pas tout, il reste une myriade de détails que je n’ai pas abordés sur l’aspect technique qui font aussi l’identité de cette époque : les ombres, les temps de chargement, la gestion des caméras, la distance d’affichage, les sons, la physique… Vouloir s’approcher de l’expérience des jeux PS1 signifie aussi adopter les codes et les idées de game design qui sont des marqueurs forts pour toute une génération de jeux vidéo et de joueurs.

Jouer au Passé

Jouer à Dread Delusion, c’est faire en partie une plongée dans le passé, une sorte d’archéologie des pixels. Ce qui est intéressant, quand on se confronte à ce type d’expérience qui se veut rétro, c’est d’observer que certains standards sont révolus et d’autres ont tendance à revenir tel un vent de fraîcheur.

Si l’on regarde 30 ans en arrière, ce qui constituait une norme comme l’absence de carte ou de marqueurs est aujourd’hui pointé comme un défaut ou, au minimum, comme un choix discutable. Chercher, se perdre, être frustré, apprendre à connaître et reconnaître des environnements, c’était une grande partie de l’expérience vidéoludique. Ne croyez pas que nous avancions à l’aveugle, les jeux étaient adaptés à cette expérience. Ils multipliaient les artifices diégétiques ou extradiégétiques pour nous orienter, nous offrir des repères.

Des éléments comme des panneaux de direction, des routes, des donjons de château ou des montagnes observables au loin sont tout autant de marqueurs qui s’inscrivent dans la diégèse du jeu. Ils permettent aux développeurs d’orienter le joueur avec quelques indications simples, qui se résument en une forme visible à l’horizon ou quelques mots écrits. Dans Dread Delusion, nous arpentons des îles célestes, chacune d’entre elles est un indicateur probable et visible depuis pratiquement chaque recoin de la map. On s’habitue à leur forme, à identifier les bâtiments qu’elles abritent, à reconnaître des ruines proches d’un lieu important, on habite ce monde.

Quelques îles Célestes avec leurs formes et constructions uniques
Quelques îles Célestes avec leurs formes et constructions uniques

Ensuite viennent des outils extradiégétiques, sons, lumières, qui viennent confirmer qu’il se passe bien quelque chose entre le jeu et le joueur. Ces sons ou effets graphiques ne servent pas l’immersion dans l’univers du jeu à proprement parler, mais viennent aider le joueur dans son interaction avec le jeu. En prenant Dread Delusion comme exemple, les éléments de décor interactifs sont toujours facilement repérables, c’est permis par la faible densité des objets qui habillent les décors, le jeu donne tout son sens à l’observation. Un léger halo lumineux autour de l’objet est amplement suffisant pour les faire ressortir. C’est pareil pour les sons, un léger feedback sonore pourra signifier au joueur qu’il est arrivé à destination ou que sa dernière action est prise en compte. Ils sont des éléments de confirmation dans l’aventure du joueur.

Pour que tout ce qu’on a vu au-dessus fonctionne, il faut l’accompagner d’une certaine forme de minimalisme. Nous ne pouvons pas donner des indications claires si l’on ajoute trop d’éléments qui viendraient nuire à l’observation. La zone de jeu n’a pas non plus besoin de déborder d’activités et de contenu annexe, la recherche, l’errance et la découverte se suffisant à elles-mêmes. Ce minimalisme est aussi narratif, il ajoute une surcouche de mythes et de mystères à notre aventure. Il constitue une part d’inconnu dans toute cette rationalité de codes et des règles qui régissent le jeu. Je ne parlerai pas de design par la soustraction, mais l’idée est de se concentrer sur l’essentiel de l’expérience de jeu. Un bon level design pour fournir un sentiment d’exploration satisfaisant et donner une crédibilité supplémentaire au monde que l’on arpente. Puis une écriture et une narration qui impliquent le joueur dans cet univers tout en lui suggérant qu’il existe des lieux et des histoires qui ne demandent qu’à être découverts. C’est ce que réussit brillamment Dread Delusion, chaque île suspendue est une invitation à l’aventure. Chercher comment les atteindre est déjà un jeu en soi tant la verticalité du monde est maîtrisée, puis une fois atteintes, chacune d’entre elles sera vecteur de nouvelles découvertes : lore, PNJ, quêtes, raccourcis ; mais aussi parfois de nouveaux accès menant à de nouvelles îles. Les interactions doivent elles aussi rester assez simples, pour que le joueur comprenne toujours ce qu’il a à faire pour avancer. Les inputs restent très basiques eux aussi, une touche d’interaction, une touche d’action et une touche de saut, voilà 95 % du gameplay de Dread Delusion.

Ces règles de game design fonctionnent car elles demandent une véritable implication de la part du joueur. Le jeu n’est pas fait à la manière des jeux pop-corn d’aujourd’hui qui sont conçus pour être picorés quelques dizaines de minutes le soir après le travail et procurer un plaisir de jeu immédiat. Il faut tomber dans Dread Delusion, saisir ses codes et ses règles, découvrir petit à petit les spécificités de son monde, de son level design. Le cœur de la proposition ne prend son sens que dans le roleplay. Nous ne sommes pas assaillis à un rythme épileptique de rencontres aléatoires, de camps de mercenaires à vider et de combats de monstres en tout genre. Le jeu laisse de la place aux respirations, à la contemplation du monde, il maîtrise son rythme pour nous laisser réfléchir à nos motivations, au sens de notre aventure et de notre quête. Il nous laisse le temps d’imaginer nos propres histoires, d’anticiper quel type de rencontre nous pouvons attendre sur cette île flottante au loin dans la brume. Pleinement immergés dans l’œuvre, on avance avec autant d’envie de crainte.

Les illustrations rappellent le style de Mignola avec ce travail des masses de noir et leur contrastes saisissants.
Les illustrations rappellent le style de Mignola avec ce travail des masses de noir et leur contrastes saisissants.
La narration progresse par bloc de textes illustrés
La narration progresse par bloc de textes illustrés

Là aussi, je ne prétends pas être exhaustif, mais vous saisissez les grandes lignes. Si la motivation initiale de créer Dread Delusion vient de la nostalgie, le but pour James Wragg n’est pas non plus de créer un copié-collé d’un jeu vidéo de cette époque. Lui, comme d’autres développeurs qui s’intéressent à ce style, utilisent tous ces codes comme un véritable laboratoire d’expérimentation.

Laboratoire Ludique 

Le progrès technique rend plus accessible le développement en 3D.

L’indé des années 2000 était le pixel art, celui de la génération suivante sera celui du low poly. Rendre la 3D disponible au plus grand nombre de développeurs est l’assurance de les voir s’en emparer, comme ce fut le cas lors de son émergence. Elle arrive avec des codes et un héritage avec lesquels les développeurs d’aujourd’hui ont grandi et rêvé. Ce sont ces rêves et ces fantasmes passés qui viennent nourrir l’incroyable créativité que l’on observe aujourd’hui.

Réaliser ses fantasmes, c’est quelque chose que le jeu vidéo et le progrès technique rendent possible. Il existe des projets qui sont le fruit de l’imaginaire débordant que l’on pouvait avoir en étant enfant. Dread Delusion en fait partie. S’il reprend la majorité des codes que l’on a vus plus haut, il en abandonne d’autres pour ajouter les éléments de design contemporains. Les temps de chargement, par exemple : dans les années 90, il aurait été impossible de voir un jeu de cette ampleur en open world. Nous serions tous devenus dingues face à nos écrans devant une si grande zone explorable librement avec ce niveau d’interactivité. À cette époque, le terme d’open world n’existait pas, on parlait tout juste de GTA-like, pourtant il était un fantasme pour bon nombre d’entre nous. Il n’y a qu’à observer le succès d’un jeu comme Driver à sa sortie en 1999, la promesse de conduire en liberté dans une ville modélisée en 3D était révolutionnaire. Il est intéressant de constater que l’open world, standard du jeu vidéo depuis la décennie 2010, est l’élément qui semble anachronique dans le jeu alors que c’est l’ensemble de l’expérience qui l’est réellement.

Un autre abandon concédé est celui de la distance d’affichage limitée, nous n’avons plus de brouillard opaque pour éviter de saturer la RAM avec trop d’éléments affichés à l’écran. Les îles Oniriques sont observables presque sur toute leur étendue, donnant des panoramas saisissants. J’y vois un bel hommage à une des lubies des développeurs de l’époque, mettre en scène des objets modélisés en 3D. Dans chaque menu, nous avions l’objet en 3D qui tourne, pour l’observer sous toutes ses coutures, prendre conscience de la profondeur. Ces îles qui flottent, qui se croisent à des distances et des altitudes inégales, tel un ballet de danse, sont la meilleure démonstration possible de cette troisième dimension tant recherchée.

Paroxysme du fantasme pour l’époque, la fin du jeu nous place aux commandes d’un navire volant qui nous permet d’explorer librement le monde par les airs. Voler a toujours été un des rêves de l’humanité, il s’est logiquement reporté dans les univers vidéoludiques. Le bateau vient à son tour redynamiser l’exploration et donner accès encore à de nouvelles îles cachées.

Ohhh mon Bateau oh oh oh oh !
Ohhh mon Bateau oh oh oh oh !

L’expérimentation se poursuit au travers de la pure recherche graphique. Elle a pour objectif de créer de l’émotion. Adopter ce style de jeu et de rendu n’est pas fait par hasard ou simplement parce que c’est accessible, il y a une volonté de l’intégrer pleinement dans l’univers et l’expérience de jeu. Dread Delusion n’est pas le seul. Je pense à Threshold de Julien Éveillé, sorti en fin d’année 2024, une expérience courte, dérangeante, qui utilise sa direction artistique pour placer le joueur dans un espace à la frontière du réel. Il est suffisamment figuratif pour que l’on reconnaisse le lieu et les éléments de notre réalité, mais en même temps tout est trop imparfait, comme l’image que l’on pourrait avoir d’un songe. En résulte un inconfort, un besoin d’être toujours sur le qui-vive, comme si ce monde virtuel pouvait se jouer de nous ou s’écrouler à tout moment. Le jeu parvient brillamment à nous faire ressentir de la tension par son simple style graphique.

Le monde de Dread Delusion, lui, semble rongé par une malédiction, une sorte de lente agonie, comme si les atomes et molécules n’arrivaient plus à maintenir les ensembles. La terre, les constructions et les êtres ont l’air de s’effriter sous nos yeux petit à petit, pixel par pixel. La réalité elle-même est érodée. Tout nous paraît triste, pas vraiment à sa place ou pas totalement vivant. En observant le monde et les personnages de Dread Delusion, nous ne sommes pas vraiment dans la vision mais dans une forme de perception. Notre cerveau complète ces modèles pixélisés, il cherche à déceler un semblant d’émotion, une expression ou une âme sur ces visages fantômes. Ils sont chacun d’eux une sorte de visage.exe qui s’ouvre sur une page de notre propre imaginaire.

James Wragg expérimente aussi autour de l’absence de carte habituelle pour, une fois de plus, l’intégrer dans la diégèse du jeu. Les îles étant en perpétuel mouvement, nous ne pouvons trouver que des cartes qui sont déjà obsolètes, jusqu’à la rencontre avec un mage. Il nous explique avoir créé un procédé de carte magique qui permettrait de suivre le mouvement des îles. Pas besoin d’en dire plus pour comprendre que cartographier toute la région sera un de vos objectifs principaux. Comme Elden Ring ou très récemment Clair Obscur : Expédition 33, la carte ne se dévoile et s’agrandit qu’au fil de notre périple. Dread Delusion a la particularité de ne pas suivre nos mouvements au pas près, mais nos découvertes de lieux importants. Ce système est une invitation à l’exploration tout en laissant le sens de la découverte au joueur. Il ne sait pas jusqu’où il peut aller ni la quantité de lieux à découvrir.

La carte magique de Dread Delusion
La carte magique de Dread Delusion

Efficacité Contrainte

On le sait, sortir un jeu vidéo tient du miracle. Entre longues périodes de développement, travail acharné, difficultés financières et outils toujours plus poussés. Faire un jeu en low poly, c’est s’assurer une certaine efficacité de production qui ne serait pas possible avec des graphismes plus poussés et des mécaniques plus complexes. Ce style de rendu et de game design permet ensuite de pouvoir donner une certaine limite au scope du projet. Les développeurs ne croulent pas sous des systèmes et sous-systèmes complexes à gérer, les artistes n’ont pas des assets photoréalistes à réaliser. Le développement de jeu vidéo est itératif, il demande parfois de faire et refaire des éléments du jeu pour correspondre pleinement à l’intention. Vous comprenez qu’il est plus facile en termes de temps et de ressources de refaire des éléments en low poly que des assets ultra détaillés. Que ce soit pour des personnages ou des environnements, plus les détails et les effets sont poussés, plus ça demande de travail pour les adapter.

Je voudrais vous livrer une petite anecdote qui illustre ce propos. Elle concerne la toute première démo de Dread Delusion. Le jeu est présenté à la PAX 2022 avec une démo jouable sur le salon. Une petite surprise attendait les testeurs : dans la démo, les joueurs incarnent une sorte de clown qui avait pour cœur une horloge, il explosait au bout de 15 minutes, signifiant la fin de la démo. Ça peut paraître anodin dit comme ça, mais cette efficacité de production a permis à un développeur en solo de créer un gimmick à sa démo, de réfléchir à un moyen d’intégrer la fin de celle-ci de manière plus organique, et ça tout en continuant d’assurer la production du jeu et la mise en place de son early access qui arrivera le 15 juin 2022.

Poumon créatif

Pour terminer, je voudrais dire un mot sur ce que représentent ces projets aux yeux de l’industrie d’aujourd’hui. Ils sont une autre facette, une manière différente pour des milliers de développeurs, qu’ils soient seuls ou en équipe, de nous livrer des expériences originales. Elles bousculent les codes en termes de production dans une industrie qui pendant des années ne jurait que par les superproductions et autres AAAA, vantant les budgets colossaux et les équipes immenses qui les développent souvent réparties aux quatre coins de la planète. Elles ramènent un peu de rationalité au médium tout en proposant des histoires et des expériences plus personnelles et intimes. Elles nous dévoilent un jeu vidéo qui se focalise moins sur la production value, qui essaie de prendre à contrepied toutes les tendances ou les attentes et enfin qui remet la créativité et l’art à sa juste place.

Sources et documentations

DreadXP – Dreadful Dev Diaries – 2022 – (39 vidéos de dev logs)
https://youtu.be/ZCy7LOamp2M?si=QRaaXIfk6jQjp-4b

Chris Wallace – Dread Delusion’ developer James Wragg on designing a lo-fi ‘Morrowind’ – NME.com – 18 juillet 2022
‘Dread Delusion’ developer James Wragg on designing a lo-fi ‘Morrowind’

Game Next Door – Le Retour de la 3D Moche – 2024 – (39.36 min)
Le RETOUR de la 3D MOCHE

Crypt World
Crypt Worlds: Your Darkest Desires, Come True -GOLD- by Lilith Zone

Faites part de vos réflexions