Jouer la Révolte : Décryptage des Révolutions dans le jeu vidéo
Armes en main et idées au poing, les révolutions jalonnent l’Histoire. Idéologiques, violentes ou non, sociétales, politiques, le concept même de révolution est hybride et recoupe de nombreuses réalités, historiques ou fictionnelles.
Le jeu vidéo n’échappe pas à l’exploration de cette thématique. Tantôt vectrice d’histoires, tantôt motrice de mécaniques de jeu, ou simplement de la création d’univers et d’incarnation de personnages, la révolution (mais aussi les révoltes et autres mouvements se plaçant en opposition à un ordre établi) devient rapidement un terreau fertile pour de très nombreuses histoires. D’autant qu’elle répond à cette problématique sans cesse invisibilisée : oui, le jeu vidéo est politique, comme toute forme de création artistique.
Chaque art est différent, bien entendu, et permet d’explorer autrement la notion même de révolution. Tous peuvent se parer de fiction ou au contraire évoquer ou reconstituer la réalité, telle qu’on la perçoit ou telle qu’on la connaît. Mais le jeu vidéo est un média d’interactions : à travers une histoire, un graphisme, une bande son, une façon de jouer et d’appréhender l’univers, lea joueureuse est en capacité d’agir sur son environnement et selon le type de jeu, de modifier le cours du récit. De la simple tranche de vie à une mise en scène plus épique, les intrigues se suivent et ne se ressemblent pas : sauver le monde, explorer l’univers, faire le meilleur score ou… mener une révolution. Car dans les mondes numériques, vous pouvez tout faire : aussi bien revivre une révolution existante qu’en créer de nouvelles. Les matériaux sont là, il n’y a qu’à les façonner avant de vous donner la manette, et donc le pouvoir, sur ce qui devient votre histoire.
Mais quelle différence existe-t-il entre un jeu et un roman ? Entre un jeu et une série ? Un film ? Une peinture ? L’interaction ! Et avec elle, l’immersion. Car l’expérience du jeu vidéo permet une certaine liberté mais aussi de donner de l’impact à vos décisions. Les mécanismes sont nombreux pour vous faire entrer dans l’aventure : vibrations de la manette ; point de vue interne ; graphismes réalistes ou au contraire induisant un recul, un contraste avec la réalité ; personnages attachants ; situations où l’on peut facilement s’identifier… À travers les mécanismes d’immersion, le jeu vidéo peut vous mettre dans la position du révolutionnaire qui se bat pour ses libertés, de la dictature qui la réprime, ou même du citoyen tiraillé entre deux mondes. Des choix, des histoires et des personnages, le jeu vidéo vous propose de ressentir différentes émotions menant à divers choix. Et toutes les émotions ne sont pas nécessairement positives : la joie de la victoire, oui, mais aussi la peur de se faire prendre, l’angoisse de découvrir un monde oppressant, le malaise d’une situation que l’on perçoit comme problématique sans vraiment savoir pourquoi (ou au contraire, en sachant pertinemment à quoi cela renvoie)… Les jeux vous entraînent dans diverses situations.
Alors, quelle sera votre révolution ? Quel sera votre rôle ? Êtes-vous seulement prêt à tenter l’expérience ?
Confronter l’Histoire, est-ce nécessaire pour incarner la révolution ?
Qui dit révolution dit souvent Histoire, avec un grand H. Parce que notre Histoire est pleine d’exemples et que la Révolution française fait partie des moments d’importance, nous nous arrêtons souvent à ce type de récit.
L’Histoire regorge d’exemples de révolutions. C’est la trajectoire des révoltes, des insurrections, une mécanique historique que l’on retrouve souvent. Inutile de préciser qu’en France, la Révolution française fait partie des fers de lance de ces mouvements. Dans le jeu vidéo, il en va de même : puisque ce moment est très souvent représenté dans les jeux, que ce soit à travers des reconstitutions historiques ou des extrapolations sur la base de ces faits. Confronter et faire vivre l’Histoire, c’est aussi interroger sur son déroulement, mettre lea joueureuse dans la peau de différents protagonistes ayant pris une part active à ces événements.
Si l’exemple de la Révolution française est assez facile puisqu’il s’agit d’un des événements le plus repris dans les différentes productions, c’est aussi le moyen de voir l’impact – ou plutôt le non-impact – de l’Histoire sur l’immersion. Pouvez-vous seulement jouer et vous impliquer dans une intrigue qui a déjà eu lieu ? Peut-on vraiment modifier totalement le cours de l’Histoire ou les révolutions les plus immersives doivent-elles se faire dans des contextes fictifs ?
Assassin’s Creed Unity : modéliser la Révolution française
Si l’on parle de modification et de réutilisation de l’Histoire, difficile de faire l’impasse sur la saga Assassin’s Creed. Le principe de base est le suivant : dans un futur proche, grâce à l’Animus, vous pouvez explorer votre mémoire génétique et explorer l’Histoire. Rapidement, vous vous rendez compte que cela entre dans un conflit global, celui des Assassins contre les Templiers (ou Ceux qu’on ne voit pas et l’Ordre des Anciens, selon l’époque des jeux), deux groupes qui s’opposent depuis l’Antiquité. Les premiers jeux modifient toute l’histoire de l’humanité pour la transformer en conflit géant et larvé entre les deux confréries. Les articles de presse, les photographies, les œuvres d’art, tout est revu et modifié pour plonger le joueur dans cette opposition. Les jeux s’enchaînent, les intrigues s’épaississent et les moments historiques explorés ont tous des points communs : explorer une bascule de l’Histoire, que ce soit une grande révolution ou non.
Dans Assassin’s Creed Unity, votre incarnation est celle d’Arno, un jeune français qui va vivre les événements de la Révolution française. Les développeurs ont entièrement modélisé Paris à partir de la vraie ville, des documents historiques et des bâtiments à leur disposition. À noter, par exemple, que les équipes d’Ubisoft sont les derniers à avoir modélisé Notre-Dame avant son incendie de 2015.
Outre les histoires personnelles, le conflit opposant Assassins et Templiers, vous allez prendre part aux événements historiques. Les barricades à l’intérieur de Paris bloquent votre progression ; vous allez croiser Robespierre et Danton, en plus d’autres personnages historiques. Dans un article paru sur le site de l’Obs à la sortie du jeu, Guillaume Mazeau, historien spécialiste de la Révolution française, souligne les anachronismes et la vision manichéenne que le jeu offre de la Révolution, mettant en avant son côté ultra-violent fantasmé. Parce que les événements historiques sont toujours sources d’enjeux en termes de représentations et véhiculent des idéaux, la Révolution française ne fait pas exception.
Pourtant Assassin’s Creed Unity ne propose que peu d’interaction avec la Révolution : elle est un contexte, un décor dans lequel vous évoluer mais sur lequel vous n’avez aucun impact. Elle est un décor nécessaire à l’intrigue mais sur lequel vous n’avez ni contrôle ni interaction. L’immersion ici passe par la reconstitution historique, par ces monuments que l’on voit dans leur ancien état, dans les détails et les potentiels anachronismes beaucoup plus que par les personnages, la prise de conscience de ceux-ci ou encore l’expression de leurs idéaux. D’une certaine façon, ce type de jeu permet de prendre du recul, de s’attacher à d’autres événements, mais est aussi source d’erreurs historiques ou de manipulations plus globales.
We. The Revolution : juge et parti(-pris)
Si on vous dit : jouons un juge dans un tribunal révolutionnaire, dans les années 1792 en France ? Le jeu polonais We. The Revolution vous le propose. Soyez sûr de vos décisions, cependant. Car vous aurez du sang sur les mains.
Au niveau du gameplay, d’abord, vous incarnez Alexis Fidèle et allez mener l’enquête. Vous avez accès à différents témoins que vous allez pouvoir interroger. Des documents viennent compléter votre panoplie. Ensuite, c’est à vous de prendre la direction de ces procès, dont beaucoup vont mener vos accusés à la guillotine. Parmi les paramètres à prendre en compte, il y a l’état d’esprit des différents partis : les révolutionnaires bien entendu, mais aussi la noblesse ou la population. Il faudra faire attention aux questions que vous posez sous peine d’éveiller la vindicte populaire, tandis que certaines de vos décisions n’auront un impact que plus tardif dans le jeu. Dans tous les cas, vous êtes relativement libre de mener vos procès à bien comme vous l’entendez et donc d’être maître de vos choix.
Parce que vous incarnez un juge et que vous avez entre vos mains de nombreux destins, We. The Revolution pourrait être un jeu axé sur les idéaux d’une révolution. Cependant… la réalité du jeu est tout autre. Jusqu’à présent, nous avons parlé de titres qui vous place en position de révolutionnaire (avec ou contre votre gré) et dont la révolte fait partie des messages principaux. Mais We. The Revolution profite d’un contexte révolutionnaire pour faire passer un tout autre message : preuve que les choix graphiques influent drastiquement sur le jeu et sa perception. En montrant des images sombres, toutes en rouge et noir, de la guillotine, du sang et en mettant en avant les manipulations d’un juge pour se sauver, manipuler les foules, jouer sur l’escalade de la violence, We. The Revolution nous fait ressentir de l’empathie pour les royalistes. Les leaders révolutionnaires sont bestialisés graphiquement, les images de la population reprennent les idéologies de gens sales, pauvres, hurlant derrière des grilles. We. The Revolution déshumanise totalement la Révolution pour en faire l’outil d’une nouvelle oppression, de nouvelles manipulations.
Et si on réutilisait la Révolution française pour en faire l’outil d’une autre vision de l’Histoire ? Telles sont les conclusions qui ressortent de We. The Revolution. Vous serez alors dans une position ambiguë en tant que joueureuse : si vous connaissez un peu l’Histoire de la Révolution française, beaucoup d’éléments et de choix vous feront tiquer. Si, au contraire, vous n’êtes pas forcément au fait des avancées notamment sociétales apportées par la Révolution, le jeu vous renverra à l’idée que les nobles sont délicats et doux face à une population vociférante et assoiffée de violence.
Ici, ce ne sont pas tant les émotions induites dans le jeu qui interrogent et vous font vivre la Révolution que le décalage, le parti-pris très visible de ce titre maladroit par de nombreux aspects.
Se référer à l’Histoire… et en faire autre chose
Le problème des jeux basés sur des faits historiques réels réside dans le parti-pris du titre. S’il s’agit d’une uchronie, les possibilités sont nombreuses, l’histoire ne demande qu’à être réécrite et modifiée. S’il s’agit de prendre place en suivant un contexte historique réel, le but du jeu devient alors multiple, comme dans Assassin’s Creed, le contexte devient le lieu de réinterprétation mais aussi l’écrin d’histoires secondaires et annexes.
Le jeu Steelrising est une uchronie. Louis XVI est passionné de mécanismes. Il embauche un inventeur pour lui fabriquer des automates capables, à termes, de remplacer ses soldats. Les premiers androïdes sont nés et ils vont prendre part à la Révolution française ! Et devinez qui vous allez incarner… Un automate bien entendu ! Vous allez arpenter un Paris particulièrement sombre en quête de combats avec les opposants, de façon à améliorer votre machinerie. La Révolution devient aussi bien mécanique, industrielle qu’humaine ou plutôt automate avec ce jeu qui gagne en difficulté et dont le principal trait du gameplay s’inspire des Dark Souls dans ses mécaniques de die and retry.
Force est de constater que même si l’Histoire a de nombreux récits à nous apporter, le plus souvent, vivre la Révolution passe aussi par un contexte relativement fictif. Cela permet d’apporter un écrin où l’on peut jouer sur l’immersion, l’émotion, où les choses apparaissent comme moins figées, moins immuables que ceux d’événements historiques. Cela permet de donner de la profondeur à un décor, d’avoir moins l’impression de jouer sur une peinture figée que dans un monde virtuel où vos actions vont avoir un véritable impact.
Vous n’êtes qu’un rouage… vraiment ?
Et si la clé de l’immersion, de l’interaction, de l’émotion devant les différentes injustices, venaient de l’univers dans lequel a lieu l’intrigue ? Et si prendre de la distance en mettant en scène un pays fictif, un futur indéterminé, permettait d’insuffler la révolte, de vous placer, vous, en position de ressentir et d’explorer différemment la révolution ? Avec des gouvernements et pays fictifs en toile de fond, fleurant bon la réalité à travers des contextes que l’on peut identifier (et s’identifier), voir se reproduire, le côté prise de conscience n’a d’égal que la critique ou le cynisme face à nos réalités. Ainsi, paradoxe ultime, l’Histoire n’est peut-être pas le meilleur contexte pour vous entraîner sur les routes d’une révolution ou d’une révolte quelle qu’elle soit.
Il existe plusieurs façons de vous présenter les révolutions. De l’intérieur, comme révolutionnaire cherchant à changer les choses. De l’extérieur comme spectateur ou comme visiteur qui découvre une situation révoltante. Mais aussi comme le rouage, le maillon d’un système oppressant. Souvent, cette situation est le point d’origine du jeu. Parce que vous êtes dans cette configuration, vous allez incarner tel ou tel personnage. Et ce choix n’a rien d’anodin.
The Last Worker : dans la Jungle de la consommation de masse
Dans The Last Worker, vous êtes Kurt, le dernier employé humain de Jungle, l’équivalent numérique et fictif d’Amazon. Votre but ? Allez chercher dans un entrepôt titanesque les colis commandés par l’extérieur. Vous devez les trier en fonction des commandes, les envoyer en livraison ou les détruire selon l’état du carton. L’entreprise ne possède plus qu’un seul employé humain : tous les autres sont des robots. Vous êtes assujettis aux mêmes règles de rendement que vos homologues métalliques. Vous vivez même dans l’une des salles désaffectée de l’usine, de sorte que vous êtes ignorant de ce qu’il se passe réellement à l’extérieur.
Au début, Jungle est une entreprise comme on en connaît : livraison à domicile, productivité exacerbée, conditions de travail déplorables, idéologie discutable et réappropriation des symboles des minorités pour se donner une bonne image. Dès les premières minutes de jeu, vous êtes placés dans une certaine ambiguïté : le jeu va-t-il être juste un titre axé gestion et livraison, vous poussant à faire le meilleur score ? Ou y a-t-il autre chose ? Complètement dystopique, The Last Worker commence petit à petit à montrer son vrai visage : un petit robot, piloté par une humaine à l’extérieur du complexe, vient vous demander votre aide, vous incite à vous rebeller, à mener une révolution de l’intérieur. Le monde tombe en ruine, les ressources sont de plus en plus rares, mais l’humanité est encouragée à consommer toujours plus. Vous seul pouvez encore détruire Jungle de l’intérieur. Mais vous, le voulez-vous vraiment ?
Au-delà d’un propos que l’on pourrait considérer comme un peu facile au vue de la situation socio-économico-écologique actuelle, The Last Worker questionne notre rapport à la consommation de masse et au travail. Seulement voilà : avec ce jeu vous êtes sur des rails téléguidés. Le scénario vous pousse à découvrir l’intérieur de l’usine et sa vérité, vous encourage à la rébellion, mais ne vous laisse pas le choix. Vous allez de découvertes en révélations, ressentez de l’empathie pour le pauvre Kurt mais aussi sa dualité : n’était-ce pas plus confortable de ne pas connaître la vérité ? Puisque le jeu ne vous laisse pas le choix, il vous place dans la même situation que Kurt : vous ne pourrez que subir ces révélations. Mais alors contre qui se rebeller ?
Manette en main, la situation est celle d’un long couloir que l’on explore : bien entendu, il faudra faire le meilleur score lors des phases de livraison, de façon à assurer votre emploi en tant que personnage et à continuer le jeu. D’un autre, les moments d’exploration et de tension nécessitent un peu de dextérité et d’infiltration… Si le jeu est disponible sur Switch, The Last Worker reste à l’origine un jeu VR. Un jeu en réalité virtuelle, donc, qui vous place dans la peau de Kurt, dans la peau de ce personnage oscillant entre la tranquillité de son quotidien et la réalité de la société dans laquelle il évolue.
À vous de tout observer, comme installé dans un siège de parc d’attraction. Mais alors pourquoi ce jeu plus qu’un autre ? Car il est le premier jalon d’une prise de conscience, d’une façon de vivre une révolution à travers le jeu vidéo : commencez par observer, par suivre une route prédéfinie, avant de prendre votre envol et de faire vos propres choix…
Paper please : une conscience s’éveille
Petit à petit, vous allez avoir le choix. Une alternative qui débute par une prise de conscience : la société dans laquelle se déroule le jeu est totalitariste. Bienvenue dans Paper please. Critique des totalitarismes et des politiques migratoires, Paper please propose de se mettre dans la peau d’un agent d’immigration chargé de contrôler les papiers des personnes souhaitant entrer dans le pays. Seulement voilà : vous recevez des directives du gouvernement, la paix n’est peut-être qu’une façade et vos frontières, enfin ouvertes, ne le resteront pas forcément longtemps.
Le jeu vous pose un dilemme : appliquer les directives gouvernementales ou ne pas le faire et laisser entrer des opposants politiques, des potentiels terroristes, journalistes et autres personnages aux buts divers. Le gameplay est assez simple : il s’agit de compulser les différents documents à votre disposition, de vérifier leur validité, de questionner les personnes et de les autoriser ou non à passer. Simple ? En apparence seulement, car malgré un gameplay facile à prendre en main, c’est du côté du dilemme moral que se situe Paper please. Car vous pouvez totalement accepter l’entrée d’opposants politiques, par exemple, mais cela va influencer vos performances, votre salaire en fin de journée et ce que vous pourrez faire avec cet argent. Car vous en avez besoin pour mener votre vie : il vous permet d’acheter de la nourriture, de soigner votre enfant ou vous-même, de payer les taxes, le chauffage, le logement… Alors, que choisissez-vous ? Votre survie, celle de votre famille ou la révolution ?
En vous plaçant dans cette position, le jeu vous pousse dans vos retranchements. Il vous pose des choix moraux, vous questionne sur votre position et votre implication. Allez-vous vous montrer « laxiste » ? Révolutionnaire ? En accord avec le gouvernement ? Certaines actions mettent fin au jeu rapidement tandis que d’autres vous demandent de vivre avec vos décisions et ses implications. Plus vous avancez, plus les phases sont tendues : vous ne disposez pas d’assez de place sur votre plan de travail pour mettre tous les documents nécessaires. De nouvelles directives arrivent jour après jour, certaines annulant les précédentes. Vous découvrez, petit à petit, le visage du gouvernement pour lequel vous travaillez. Les conditions d’entrée dans votre pays sont de plus en plus drastiques : un terroriste réussi à passer à placer une bombe pour ouvrir grand le mur d’enceinte ? Le lendemain, il faudra une nouvelle autorisation spéciale pour pénétrer le territoire. Ce n’est pas suffisant ? Vous allez pouvoir placer les nouveaux entrants en détention si vous avez des doutes. Et s’il était possible de vous corrompre vous ou les gardes ? Les jours s’enchaînent et la situation devient de plus en plus tendue au fur et à mesure de votre progression.
Paper please joue avec vous : le gameplay vous implique avec un minimum d’interaction. Parce que petit à petit, vous vous rendez compte que vous avez en main le destin des différents ressortissants, et surtout : c’est Paper please qui joue avec vous, qui vous contrôle à travers les événements, les récompenses, vos décisions. Êtes-vous seulement sûr d’être vraiment libre de vos mouvements ? Les multiples contraintes imposées (la nécessité de gagner de l’argent pour se nourrir, chauffer, soigner, les contraintes morales liées aux décisions que vous prenez, etc.) vous font prendre conscience de votre environnement. Votre conscience s’éveille et avec elle, votre volonté d’agir. Mais le pouvez-vous seulement ? Après The Last Worker où vous suivez un chemin prédéfini et une trame narrative fixe, Paper please propose plusieurs fins possibles, à différents moments de votre aventure. Vous avez le choix. Mais ouvrirez-vous assez les yeux pour en prendre pleinement conscience ?
Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre : refuser d’avancer
Non, Soldats inconnus n’est pas vraiment un jeu sur la révolution, mais il l’est sur un autre type de révolte : celle du joueur face au jeu. Vous suivez le destin croisé de quatre personnages pendant la Première Guerre mondiale, le tout dans un style bande dessinée (certains plans évoquent d’ailleurs clairement les planches de Tardi, spécialiste de la BD sur cette période). Explorations, actions, énigmes, vous incarnez vos protagonistes tout au long de la Grande Guerre : aussi bien un soldat que sa fille, infirmière, son gendre, malheureusement réquisitionné côté allemand, ou encore un chien, compagnon de toujours qui mettra votre petit cœur à rude épreuve.
Pourquoi parler de Soldats inconnus ici ? Le jeu, développé par Ubisoft Montpellier, fait partie des titres qui nous apprennent que l’on peut avoir le cœur brisé en jouant à un jeu vidéo. Et que parfois, l’injustice réveille en vous d’autres émotions. Si l’intégralité de son histoire est dure, forte, pleine de sentiments, c’est dans ses ultimes minutes que le jeu vous pousse à la révolte. Mais pas envers l’intrigue ou les personnages : envers le jeu lui-même. Il est un tel vecteur d’émotions qu’il en devient une masterclass sur le sujet. Le jeu, sorti en 2014, entraîne une nouvelle façon de réagir face à ces émotions : ne pas avancer. Il arrive un moment où vous ne voudrez plus rien faire, juste poser la manette, éteindre la console et laisser vos personnages dans cet entre-deux en plein milieu de leur histoire. Bien qu’il ne s’agisse pas de ce qui est prévu par les développeurs, n’est-ce pas une forme de révolte que de ne pas avoir l’envie ou le cœur à terminer un jeu ? N’est-ce pas pousser les émotions à leur maximum que de vous mettre le cœur au bord des lèvres, de vous mettre dans une situation si inconfortable que vous préférez quitter ?
Puisque pour vous faire ressentir et explorer la révolution, le jeu vidéo joue sur vos émotions, Soldats inconnus parvient à nous plonger dans une atmosphère lourde, avec très peu de textes puisque les dialogues se font dans un mélange de pictogrammes et d’argot incompréhensible. Tout passe par le visuel, les sensations de la manette, nées de l’inertie des personnages, des ralentissements lorsque ceux-ci passent dans la boue, les vibrations de la manette aux impacts de bombes… et ce fameux final, qu’on ne vous spoilera pas ici, et qui joue une ultime fois sur votre rapport émotionnel au jeu vidéo. La révolte vient-elle des histoires personnelles ? De la Grande Histoire ? De ces trajectoires de vie ou de celle que l’on vous pousse à prendre, manette en main, pour clore une aventure que vous ne souhaitez pas terminer ainsi ? Et peut-on vivre l’injustice la plus totale lorsque l’empathie envers le personnage dépasse le cadre de l’écran ?
Parfois, il n’est pas nécessaire d’avancer pour vivre un moment de révolte puissant, pour avoir envie de changer les choses. C’est principalement à travers les émotions que le jeu vidéo parvient à nous immerger dans des situations aussi tendues qu’historiques, aussi puissantes que violentes, aussi cathartiques que nouvelles.
Avancez et découvrez… ouvrez les yeux !
Nombreux sont les titres à mettre en place un univers et à vous forcer à suivre un chemin prédéfini, où vous allez bouleverser les choses par petites touches. Les développeurs laissent certaines portes entrouvertes pour vous. Mais qu’en est-il du choix ? Nous l’avons dit, le propre du jeu vidéo est dans l’immersion et l’interaction. Bien entendu, le fait de vivre une aventure et de vous placer au centre de celle-ci fait partie intégrante de l’immersion. Les thématiques abordées nous touchent, ouvrent des voies de réflexion, nous font froid dans le dos. Mais et si on vous laissait le choix ? Celui de croire, ou non, de vous engager ou non, de prendre conscience de votre environnement ou simplement de fuir ?
Car grâce à certains titres axés sur la narration et les personnages, vous allez pouvoir explorer d’autres sociétés, d’autres luttes et simplement vivre pleinement les différentes révolutions proposées.
Road 96 : de la prise de conscience à la prise de décision
Bienvenue à Petria, pays dirigé par Tyrac, un homme sans scrupule, qui contrôle les médias, le pays et dont les affiches électorales ne sont pas sans rappeler un savant mélange des différentes propagandes de l’Histoire. La moindre information provient de Sonya Sanchez, la coqueluche de la télévision, qui n’a d’yeux que pour le président Tyrac. Parmi les sujets de son journal télévisé : les élections qui approchent et des adolescents qui disparaissent mystérieusement. La propagande met cela sur le dos des Brigades Noires, un groupe de « terroristes » qui cherchent à renverser le règne de Tyrac. Leurs agissements sont-ils bons ou mauvais ? Prendrez-vous le parti de Tyrac malgré votre fuite ?
Vous allez incarner une adolescente ou un adolescent cherchant, non pas à disparaître, mais à fuir le pays, en rejoignant la route 96 et le Mur, la seule frontière franchissable et qui n’est autre qu’un poste de passage ultra surveillé. Le jeu propose une narration particulièrement intéressante : différentes étapes, générées de façon aléatoire, où vous aurez accès à des épisodes liés à différents personnages. Ceux-ci forment une toile, vaste, qui dépeint divers aspects de cet univers dystopique. Croiser Sonya vous révélera la duplicité et la corruption des médias, la façon dont elle manipule l’information. À ses côtés, vous prendrez petit à petit conscience qu’il ne faut pas vous fier à ce qui vous entoure. Avec John, vous découvrirez les Brigades Noires et leur véritable but. La vérité sur les événements ayant conduit Petria à sombrer dans le totalitarisme se révélera petit à petit à vous. D’autres personnages cristallisent les différents aspects de ce type de récit : Zoé, fille du ministre du pétrole et donc embrigadée dès sa jeunesse, vous racontera son chemin vers la fuite, sa propre prise de conscience. La même Zoé que l’on retrouve, en 2023, dans Road 96 Mile 0, préquel à Road 96 dont nous parlerons un peu après.
Votre périple s’arrête lorsque vous arrivez au Mur… ou que vous êtes pris. Arrive alors la terrible révélation sur ce qu’il advient des adolescents s’élevant contre l’ordre établi : si vous n’avez pas succombé à votre voyage, c’est dans un camp que votre personnage finira sa vie. Commence alors une nouvelle traversée et une nouvelle destinée. Road 96 vous met dans la position de choix perpétuel : vous pouvez interagir avec votre environnement, taguer des affiches pour encourager les gens à voter contre Tyrac, à tenter de faire prendre conscience aux autres protagonistes de la nécessité d’agir, de tenter de faire bouger les mentalités. Car c’est aussi de cela qu’il s’agit : de faire prendre conscience aux personnages, mais aussi à vous, de la réalité de cet univers. Un monde où la moindre information est une manipulation, où les apparences sont trompeuses et où, en temps qu’adolescent.e, vous avez votre mot à dire. Vous pouvez agir. Mais c’est à vous d’en prendre la responsabilité.
En prenant la manette, vous contrôlez la destinée de ces adolescents, mais vous avez aussi la possibilité de faire des choix qui impacteront le reste de l’univers. Cette révolution qui se prépare, c’est aussi la vôtre. Et l’attachement que vous accordez à vos adolescents (à plus forte raison si l’un d’entre eux finit dans un camp, levant le voile sur certains non-dits du jeu) se répercute sur votre façon de jouer. Ferez-vous les mêmes choix une fois la destinée de plusieurs de vos adolescents terminée ? Lorsque vous aurez découvert les mensonges, les manipulations, les tentatives de corruption ou de sauvetage qui ont cours à Petria ? En dévoilant l’univers petit à petit, Road 96 vous accompagne dans ses révélations et vous mène sur la voie d’une forme de révolution. Mais aussi d’une prise de conscience.
Dans sa préquelle, Road 96 Mile 0, le joueur n’incarne que deux personnages, Zoé, la fille du ministre du pétrole croisé dans le premier jeu, et Kaito, un adolescent aux origines modestes subissant la répression du gouvernement. A travers leurs deux regards, vous apprendrez deux types d’éveil : ouvrir les yeux sur ce qui vous entoure depuis votre enfance et déconstruire votre éducation ; mais aussi glisser dans la rébellion soit de façon pacifique, soit de façon plus radicale.
Quelle décision prendrez-vous ? Quelle conclusion aura votre aventure ?
Si Road 96 et sa préquelle nous plongent dans un monde dystopique proche du nôtre par de nombreux aspects et où il sera assez facile de faire des parallèles avec notre propre société, d’autres jeux proposent de mener des révolutions ou d’accompagner des révoltes.
Manifestations, manipulations… : à vous de jouer
Une seule solution… les manifestations ! Et si le jeu vidéo s’en emparait ? Tel est le principe de plusieurs jeux. Partant du gameplay popularisé par les jeux de zombies où vous devez diriger des foules de morts-vivants pour contaminer et détruire, plusieurs jeux de manifestations ont vu le jour. Le principe est souvent le même : vous révolter, convaincre d’autres de vous rejoindre et former la plus grande foule possible.
« Quand l’injustice devient la loi, la rébellion est un devoir ». Telle est le résumé de Disobey – Revolt Simulator, un jeu dont une démo est actuellement disponible. Le principe est simple : mener une révolte, entre le jeu de gestion et d’action. Coordonner des groupes de manifestants, trouver armes et médikits, affronter la police, les moyens sont multiples mais tous mettent à l’épreuve votre sens de l’organisation et de la gestion. C’est aussi le cas dans Riot – Civil Unrest, où vous rejouez des grandes manifestations à travers le monde. Ainsi, le mode campagne comprend des conflits comme le Printemps arabe en Egypte, No Tav en Italie, Keratea en Grèce… À travers les dix-sept niveaux, le jeu vous pousse à agir, à diriger les foules, à médiatiser vos révolutions. Le jeu se veut un titre de stratégie avec plusieurs points de vue : ainsi vous pouvez aussi bien incarner les manifestants que les policiers, avec des changements dans les armes et autres options disponibles en fonction des camps incarnés.
Vous faire vivre une véritable révolution, depuis le début de cet article, joue sur l’émotionnel et l’immersion proposés par les différents titres. Souvent, cela passe par l’intrigue, les choix de gameplay, les personnages. Les sentiments véhiculés par ces différents éléments renforcent l’immersion, vous font vous interroger sur l’environnement qui vous entoure, sur les motivations des personnages, sur l’univers. Mais avec les jeux de gestion de manifestation, le but est tout autre. Il est dans la multiplicité de moyen, dans le contrôle des foules, dans les dynamiques de groupe. Mettre en avant ces mécaniques donne un nouvel éclairage : on ne cherche plus à mettre en avant le pourquoi mais le comment. De quelle manière faire en sorte que votre manifestation réussisse ? Quels moyens utiliser ? Quelle doit être la taille de votre groupe pour avoir une chance de réussir ? À quelles oppositions va-t-elle devoir faire face ? En nous plaçant à l’extérieur, façon god games, ces jeux de gestion (que leur base soit historique ou non) nous offrent un autre regard sur la révolution et ses moyens.
Et il n’est pas nécessaire de faire dans le réalisme du graphisme (ou dans le pixel art dans le cas de Riot – Civil Unrest) pour mettre en avant les moyens. Avec Anarcute, vous incarnez un groupe de lapins adorables (cute) qui vont mener leur manifestation et leur révolte (anar). Pancartes, nouvelles possibilités au fil des niveaux, Anarcute se veut à la fois un jeu d’action avec des mécaniques de puzzle game : par quels moyens arriverez-vous à vos fins ? À vous de mettre en avant différentes stratégies pour y parvenir. Tout est ici affaire de nombres, puisque plus vous serez nombreux, plus votre manifestation a des chances de réussir.
Le nombre et la manipulation, tels sont aussi les outils de Not For Broadcast, un titre étonnant, tout en live action, qui vous met aux commandes d’une console de montage en direct. Les informations se déroulent sous vos yeux et c’est à vous de décider si vous préférez couper le son, faire le focus sur telle ou telle personne, envoyer la publicité, etc. De votre montage va dépendre le message que vous transmettez à vos téléspectateurs. Moins axé révolutionnaire et plus tourné vers la manipulation de masse et ses mécaniques, ce jeu nous montre, par l’exemple et en vous poussant à l’effectuer, toutes les possibilités de transformation d’un message à travers le montage, les coupures de sons, le détournement d’images.
En réalité, le jeu vidéo vous place dans deux positions : celle du révolutionnaire, mais aussi dans celle, plus discutable, de l’oppresseur. Le but est souvent de vous mettre dans la peau de ces différents protagonistes, que ce soit pour dénoncer, montrer par l’exemple, ajouter de la distance pour mieux saisir les enjeux. Puisque vous êtes l’acteur principal de vos parties, le jeu vidéo vous place souvent dans des positions où le malaise est omniprésent : dans Paper please, avez-vous vraiment envie de dénoncer telle personne ? Dans Riot – Civil Unrest souhaitez-vous vraiment gagner en incarnant la police ? Tous les moyens sont-ils bons pour rallier des lapins à votre cause dans Anarcute ? D’autres titres jouent sur ce malaise : Mind Scanner vous demande de « soigner » des pathologies mentales qui sont en réalité des opinions anti-gouvernementales. La proposition de rébellion vous arrive comme une respiration : Ouf ! Il existe un autre moyen, une possibilité de renverser ces gouvernements qui vous oppressent, vous et les personnages.
Conclusion : Il n’y a pas qu’une révolution. Choisissez la vôtre… !
Bien entendu, il existe une multitude de jeux vous proposant de mener votre révolution. Mind Scanner vous pousse à réfléchir autour de la santé mentale et des manipulations psychiques. Robothorium vous fait incarner un robot qui se révolte contre les humains, de quoi soulever d’autres problématiques liées à la robotique et au numérique. Tout comme Detroit Become Human questionne sur l’androïde, ses droits, son humanité et sur le comment une révolution doit se faire : peut-elle seulement exister sans violence ? State of Emergency (1 et 2) vous met dans la peau d’un manifestant devant trouver son chemin au milieu des barricades. Même certains jeux de gestion vous poussent à la révolution au sens le plus historique du terme comme Empire : Total War qui met (entre autres) en scène la Révolution française… Mais d’autres vous entraînent dans des parti-pris opposés : Beholder vous place dans la peau d’un délateur qui doit surveiller les agissements dans son immeuble, par exemple. D’autres encore existent et vous placent dans différentes situations, parfois entre deux eaux, parfois vous poussent à vous révolter ou à préserver un système corrompu. De vos décisions, de vos émotions, vont dépendre votre expérience de jeu.
Toujours, et c’est d’autant plus flagrant à l’étude de ces différents cas, le jeu vidéo est politique. Comme toute forme d’art, il propose aussi bien du divertissement qu’un propos solide. Que ce soit via l’expérience de jeu et l’immersion, l’interaction, le graphisme ou le contexte, le jeu vidéo n’en finit pas de prouver que les expériences qu’il nous soumet sont vectrices d’un message.
En donnant la voix à d’autres types d’histoire, à d’autres moyens d’expression et à des équipes de développement venant de tous horizons, le jeu vidéo permet de vivre, véritablement, aussi bien des révoltes que des révolutions, de tous les côtés possibles : que ce soit comme le maillon silencieux d’une société oppressante, comme révolutionnaire avéré et actif, comme manifestant, etc. L’immersion est un élément essentiel, le gameplay un outil dynamique, interactif, vecteur d’émotions plus ou moins fortes. Et les émotions, le prisme à travers lequel vous allez vivre ces expériences : l’injustice, la peur, l’angoisse mais aussi la libération et le rire.
Manette en main, les mondes s’ouvrent à vous, leurs révolutions deviennent les vôtres par votre implication, par vos choix, par les directions que vous prenez au joystick.
3 Commentaires
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[…] Mais pas uniquement. Si l’on peut citer l’impact de vos choix dans un jeu comme Paper Please (dont on vous parlait ici), on peut aussi le voir de façon plus subtile dans un titre comme The Cosmic Wheel Sisterhood […]
[…] storyline is central. But that’s not all. If the impact of your choices can be seen in a game like Paper Please, it can also be seen in a more subtle way in a title like The Cosmic Wheel Sisterhood. The Witcher […]
[…] Comment prétendre que cela n’est pas politique ? Je vous renvoie d’ailleurs vers le superbe article de Bénédicte sur les révolutions dans le jeu vidéo, qui fait écho à cette partie. Même un jeu comme Celeste, qui semble au premier abord être un […]