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Citizen Sleeper 2 : Philosophie de l’échec

Contexte

Je commence l’écriture de ce papier par une question qui m’est venue lors de mes premières heures de jeu dans le second épisode de la franchise :

“Pourquoi ai-je autant peur de l’échec dans Citizen Sleeper 2 ?

[Cet article spoile des éléments de l’histoire de Citizen Sleeper 2]

L’échec

Résultat négatif d’une tentative, d’une entreprise, manque de réussite ; défaite, insuccès, revers.

Menu d'accueil de Citizen Sleeper 2
Menu d’accueil de Citizen Sleeper 2

Dans le jeu vidéo

L’échec a toujours fait partie intégrante du jeu vidéo, depuis ses débuts commerciaux du moins, avec l’arcade. Par contrainte technique , mais aussi afin de faire cracher les ultimes deniers des joueurs, les jeux étaient courts et difficiles, les morts, très fréquentes. Avec l’arrivée des consoles de salon il a fallu apprendre à définir une structure de jeu qui s’adapte à cette nouvelle consommation du jeu vidéo. Niveaux et jeux plus longs, narration plus poussée, difficulté moins élevée, je ne vais pas vous refaire tout l’historique. L’échec, en revanche, est resté le même, les célèbres “Game over”, “You Died”, “Busted”, “Vous êtes mort” de Resident Evil ou encore “Abandonnez tout Espoir” dans Devil May Cry IV. Il signifie toujours la fin de la partie, mais il n’est plus synonyme de recommencer totalement le jeu. Entre l’arrivée des cartes mémoires et la fin de l’arcade, les jeux n’ont plus vocation à imposer une difficulté exagérée pour augmenter leur durée de vie, ni leur rentabilité. Dans les deux cas, l’échec ne prend la forme que d’une invitation à recommencer. Recommencer la même mission, le même niveau, la même course ; et ainsi, franchir l’obstacle qui nous posait problème. L’échec n’a rien de définitif. De manière générale, le jeu vidéo ne retient pas l’échec, il ne fait que nous remettre en route vers notre victoire. Notez bien que quand je parle d’échec, il s’agit bien du but que le jeu donne au joueur et non du but que se fixe le joueur face à un jeu (difficulté maximale, no hit, speedrun…).

Game over dans Elden Ring avec le célèbre "You Died"
Game over dans Elden Ring avec le célèbre « You Died »

Des tentatives ont été faites pour mieux intégrer l’échec dans les jeux vidéo, de lui donner une nouvelle importance. Certains genres en ont même fait leur mécanique principale comme les Rogue like et lite et les Die and Retry, nous poussant à progresser au travers de nos innombrables morts. Des modes Permadeath viennent aussi alourdir la sensation d’échec, nous obligeant alors à terminer le jeu sans mourir une seule fois. Certains ont essayé de sanctionner le joueur qui meurt, les jeux de FromSoftware et leur système d’expérience en sont le parfait exemple. La mort est accompagnée de la perte de la seule ressource essentielle du jeu et ne laisse au joueur qu’une unique opportunité de la récupérer. Cette mécanique joue sur notre stress et crée une véritable tension ponctuelle, qui n’a pas serré les fesses dans Elden Ring au moment d’aller chercher quelques centaines de milliers de runes perdues dans une zone hostile ? Enfin d’autres font le choix d’embrasser l’échec, de nous laisser perdre, de l’intégrer pleinement à la partie, je parle des RPG, et ça tombe bien, Citizen Sleeper 2 en est un.

Ecran de compétence du Sleeper
Ecran de choix des classes

L’échec dans Citizen Sleeper

Citizen Sleeper 2 a une philosophie bien particulière quant à l’échec, à l’image de cette humanité à la dérive, il est omniprésent dans l’univers, nous y sommes confrontés à chaque lancé de dés. Chaque action rend l’échec probable, il plane au-dessus de nos têtes telle une épée de Damoclès. D’un simple coup de dés, nous pouvons passer à côté de grandes récompenses, d’une rencontre, d’une nouvelle quête et de nouvelles solutions pour survivre. Ce qui rend l’échec parfois cruel c’est que Citizen Sleeper 2 est un jeu qui ne laisse aucun retour en arrière possible. Là où des ténors du genre comme Baldur’s Gate 3 laissent la possibilité de faire des quick saves et des retours en arrière à la moindre décision ou conséquence défavorable, annihilant alors toute l’importance du choix, Citizen Sleeper 2 ne fait qu’avancer. Il écrase notre sauvegarde à chaque action, a chaque lancé de ces fameux dés. Ce système oblige tout d’abord à bien réfléchir à ce que nous allons faire de notre cycle, tout en prenant en compte l’aléatoire du tirage des 5 dés quotidiens, puis à assumer chacun de ses choix et actions qui dépendent eux aussi de la faveur des dés. Ces dés quotidiens apportent une nouvelle dimension au jeu, celle d’avoir simplement une mauvaise journée, quand on se lève avec 5 dés de 1, on sait qu’aujourd’hui nous n’accomplirons pas de grandes choses. Littéralement, ce sont des cycles de l’échec. Dans cette société dépeinte par Gareth Damian Martin, au paroxysme de l’Uberisation, chaque cycle est déterminant, un simple mauvais jour peut avoir des conséquences désastreuses. Ces paramètres font que l’échec peut être parfois difficile à avaler. Entre mauvais tirages de dés en début de cycle, mauvais choix de notre part et l’aspect aléatoire des probabilités, tout porterait à croire que le destin est momentanément contre nous.

Plus difficile à vivre encore, c’est l’anticipation de cet échec. Les dés ne nous offrant qu’un nombre limité d’actions quotidiennes, nous pouvons prévoir à l’avance si nous n’allons pas être en mesure d’accomplir une mission. Le jeu ajoute la notion de temps, il offre un délai pour accomplir un objectif. Vous allez donc devoir jongler entre les différentes missions, entre leur importance et leurs différents niveaux d’urgence. Là aussi, le jeu nous impose de faire des choix, nous ne pourrons pas tout faire, mais comment être le plus efficace ? Comment perdre le moins possible ? Il n’y a rien de plus frustrant que de perdre quelques cycles sur une mission et de se rendre compte que nous ne pourrons pas la terminer à temps.

Une course effrénée

“I’m a Sleeper, running it’s my life”

“Je suis un dormeur, fuir c’est toute ma vie”

Ce sont les tous premiers mots que nous avons l’opportunité de prononcer au début du jeu
Serafin

Terminer à temps. Voilà des mots qui sont pleinement appropriés à Citizen Sleeper. Citizen Sleeper est une course contre notre propre obsolescence dans le premier épisode puis contre la perte de contrôle dans le second. De notre statut de Sleeper découle des inconvénients non-négligeables. Ce corps artificiel est rendu dépendant à une substance, le Stabilizer, afin d’éviter sa détérioration programmée. Détérioration créée volontairement par Essen Harp, la corporation aujourd’hui disparue à l’origine des dormeurs, qui plane comme une ombre à chacun de nos pas lors du premier épisode. Dans Citizen Sleeper 2, notre corps n’est plus soumis au contrôle et à la traque de Essen Harp. Notre nouvel employeur, Laine, a fait en sorte de vous rebooter afin de supprimer l’addiction, mais en contrepartie il a laissé des backdoors dans votre processeur central afin de vous piloter à distance. Le problème, c’est que vous avez fui Laine. Vous vous êtes retrouvé amnésique, en cavale, avec l’aide de votre compagnon de galère, Serafin. Laine et ses hommes vous poursuivront alors sans relâche dans tout le système. Il est impossible pour vous de vous fixer quelque part, l’immobilisme est votre pire ennemi. À chaque cycle, Laine se rapproche de vous, augmentant ainsi son emprise. Vous n’aurez pas d’autre choix que de bouger sans arrêt. De plus, il pourra à certaines occasions, prendre le contrôle de votre corps et mettre en péril toute votre mission et l’intégrité de votre équipage. Cette faille fait de vous un véritable danger, pour vous-même et pour ceux qui vous sont chers. Dans Citizen Sleeper 2, l’objectif est limpide, il faut se débarrasser au plus vite de cette emprise de Laine avant que l’irréparable ne se produise. Ce contrôle induit un stress permanent lors de contrats, nous ne savons pas à quel moment Laine va se décider à intervenir et à tout faire foirer. Il est intéressant de mettre en parallèle les deux épisodes, nos deux sleepers étant soumis à différents types de contrôles, leurs contraintes et la manifestation de ce contrôle ne sont pas les mêmes. Le protagoniste du premier épisode a à craindre pour lui-même tandis que celui du second se préoccupe avant tout de ceux qui l’entourent. La rencontre et les échanges avec Flint, un autre sleeper que nous allons croiser lors de notre périple spatial, sont très touchants. Lui encore dans le besoin de Stabilizer, nous à la merci de Laine. Chacun se méfiant l’un de l’autre, chacun soumis à une forme de contrôle différente, et pourtant, dans le fond, qui sont si semblables.

“That means you, too, are a risk. A risk to your crew, to me, and more importantly to this place. That is what is worrying me.”

 « Cela signifie que toi aussi, tu représentes un risque. Un risque pour votre équipage, pour moi, et surtout pour cet endroit. C’est ce qui m’inquiète. »

Flint
Flint
Flint

Un monde sur les épaules

Citizen Sleeper dépeint l’après du plus grand échec de l’humanité, son effondrement. Une humanité en survie constante dans un milieu inhospitalier. Cette survie se ressent dans chaque strate du jeu, nous habitons des stations délabrées construites sur les restes de ce funeste passé, nous vivotons au jour le jour, l’idée même de vivre en sécurité est une douce utopie. Citizen Sleeper c’est la lutte des faibles contre les faibles, les puissants eux, si l’on exclut certains chefs de la pègre, n’existent pas dans la bordure extérieure. Vous devez bien comprendre que dans Citizen Sleeper, tout le monde est un perdant.

Tout ceci pris en compte, vous commencez à comprendre le poids du mot échec dans cet univers. Si je devais donner un qualificatif bien personnel à la vie dans Citizen Sleeper 2, je dirais “Fragile”. Quel plus lourd fardeau que d’être responsable d’un ensemble de vies dans un tel univers ?

On aborde ici l’élément le plus important à mes yeux, celui qui fait que je ne veux pas échouer, celui qui fait que je dois réussir, les autres. Dans Citizen Sleeper, plus que dans tout autre jeu, je me sens responsable du destin des personnages qui m’entourent. Bien qu’ils ne soient représentés que par des images fixes et ne s’expriment que dans de longs textes non doublés, ils sont criants de vie et de vérité. Entre la finesse d’écriture de Gareth Damian Martin et la justesse des illustrations de Guillaume Singelin, saisissant parfaitement chaque expression ou attitude, on y croit, on s’attache. On s’attache à leur personne, on s’attache à leurs histoires et finalement on attache notre propre destin au leur. Les enjeux sont toujours ceux de l’humain, les vôtres, les leurs, ceux d’inconnus. Citizen Sleeper 2 apparaît comme un jeu ou l’on ne cherche pas particulièrement à gagner, mais simplement à éviter la défaite. Chaque défaite évitée peut être célébrée comme une victoire, la vie continue. Le jeu nous présente des enjeux clairs, nous sommes au fait des conséquences de nos échecs pour nous et nos amis. Cet attachement renforce encore le stress que je ressens lors de chaque lancé de dés. Stress directement matérialisé dans l’interface du jeu par une jauge. On stresse car notre échec serait aussi le leur. J’ai trouvé une étude qui aborde cette sensation si particulière que Citizen Sleeper 2 m’a fait ressentir, je me permets de vous en citer un extrait :

“L’expérience de l’échec du joueur n’est pas à confondre avec celle du spectateur et du lecteur. Si ces derniers sont témoins des échecs des personnages et réagissent à ceux-ci, le joueur va quant à lui en faire l’expérience plus directement.”

L’expérience émotionnelle du joueur en échec dans l’art vidéoludique
Maxime Deslongchamps-Gagnon et Alexandre Poirier – 2016

Cette étude s’appuie sur une autre qu’elle cite juste après :

“Comme le mentionne Jesper Juul (2013, p. 112,The Art of failure, « la différence fondamentale entre la tragédie en jeu et dans les histoires (stories) est que dans les histoires, nous ne nous sentons jamais responsables de l’échec et de la souffrance ; dans les jeux, si »”

C’est précisément ce que me fait ressentir Citizen Sleeper 2. De notre échec en tant que joueur, résulte un échec fictionnel pour l’ensemble des personnages, l’impact émotionnel de cet échec dans la fiction est plus fort que celui de notre échec en tant que joueur. À mes yeux, je ne pourrais pas ressentir une telle pression si je n’étais pas pleinement immergé dans l’expérience. Cette immersion est atteinte par la cohérence de toutes les mécaniques de jeu exposées plus haut et de la force de son histoire, de son univers et bien évidemment de ses personnages.

Sleeper flottant dans le vide
Sleeper flottant dans le vide

Avancer

Comme je l’ai dit plus haut, Citizen Sleeper est un jeu qui ne fait qu’avancer, si on ne peut pas effacer les échecs, avancer permet de les surmonter. C’est un jeu qui s’inscrit dans la mouvance Hope Punk, le pendant lumineux et optimiste du Cyberpunk. Si vous souhaitez en apprendre plus sur le sujet, je vous renvoie vers notre interview de Guillaume Singelin, directeur artistique sur Citizen Sleeper, ainsi que vers ma critique de Citizen Sleeper dans laquelle je reviens en profondeur sur les thématiques du premier épisode. Sachez que le Hope Punk s’éloigne du nihilisme ambiant du Cyberpunk pour essayer de proposer des solutions pour empêcher l’apocalypse à venir.

À l’image des survivants du système d’Helion, nous aussi nous allons retenir les leçons de nos échecs passés. Il faut continuer, persévérer, reconstruire, car la vie n’attend pas. Nous apprenons à mieux gérer notre équipage afin d’être plus efficace lors de nos contrats. On se surprend à sur préparer les sorties, à penser aux imprévus qui nous ont déjà frappé et ceux qui pourraient arriver. Une nouvelle opportunité venant chasser un revers, on se relève, on recommence à espérer. De nouvelles rencontres se font, avec leur lot d’histoires, de difficultés et d’espoirs. Nous découvrons de nouveaux lieux, parfois semblables à ce qu’on pourrait appeler des refuges, qui essaient de vivre loin de l’agitation et des dangers de l’espace et de ce qu’il reste de la civilisation. On apprend à aider, à s’entraider, à se faire confiance et enfin ensemble, à avancer.

Avancer ensemble
Avancer ensemble

Sources

Maxime Deslongchamps-Gagnon et Alexandre Poirier – Journals Open Edition – 2016
L’expérience émotionnelle du joueur en échec dans l’art vidéoludique

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