Couverture The Art Of Alan Wake 2

The Art Of Alan Wake 2

L’une des plus vieilles comparaisons que l’on peut encore entendre vis à vis des jeux vidéo consiste à les comparer au cinéma. Malgré les années qui passent, on en est toujours à vouloir comparer le 10ᵉ art au 7ᵉ. On parle de cinématique pour certaines séquences vidéoludiques où le joueur ne contrôle plus son avatar et se laisse emporter par l’histoire qui se déroule devant ses yeux. De nombreuses franchises en ont fait leur marque de fabrique, notamment dans les années 2000. Qui n’a pas eu de frisson à la découverte de la cinématique d’introduction de World of Warcraft en 2004 ? Ou encore en découvrant Tidus dans son premier match de blitzball dans Final Fantasy X ? Ces images sont impactantes et empreintes de cinéma, car elles y prennent ce qui fait l’âme de ce medium : le montage. Nous ne sommes plus en contrôle de la caméra, nous regardons un clip devant nous, un court-métrage pour les plus longues cinématiques. Cette comparaison a longtemps été élogieuse avant de cantonner le jeu vidéo à une éternelle soif de copie du cinéma, dans le sens d’un idéal à atteindre pour pouvoir prétendre au rang d’art légitime, à part entière. 

Bien heureusement, nous avons depuis passé en quelque sorte ce stade et pu découvrir de plus en plus d’offres visuelles intéressantes dans le jeu vidéo, ainsi que des gameplay toujours plus mis en avant. On ne va pas revenir sur cette sempiternelle question de savoir si le jeu vidéo est un art ou non. Ce qui nous intéresse ici, dans cette analyse artistique de Alan Wake 2, le dernier jeu du studio finlandais Remedy, c’est de comprendre comment l’équipe créative a réussi le tour de force de digérer ses influences et inspirations pour réaliser l’une des propositions artistiques les plus folles de l’année

Alan Wake 2 réussi la performance de convoquer de nombreuses influences avec brio
Alan Wake 2 réussi la performance de convoquer de nombreuses influences avec brio

La théâtralité est peut-être un meilleur cadre de référence pour les histoires et les idées plus ambitieuses que proposent les divertissements interactifs. Alan Wake 2 rentre dans cette catégorie, cette aspiration dévorante à proposer une œuvre unique. On le découvrira dans cette analyse, les influences sont nombreuses : l’ombre de David Lynch plane sur le jeu (et sur les œuvres de Remedy de manière plus générale), mais on retrouve une patte cinématographique bien présente sur de nombreux aspects du jeu. On a par exemple la mise en scène de David Fincher tout au long de l’histoire. Le blocage et la composition des plans de Fincher sont tous soigneusement élaborés pour communiquer les relations et les dynamiques changeantes au sein d’une scène. C’est un élément qui sera présent tout au long d’Alan Wake 2 pour accentuer la dualité de cette histoire nous faisant incarner deux protagonistes différents. Ces influences cinématographiques sont loin d’être les seules, nous aborderons aussi le renouveau de la folk horror depuis les années 2010, mais aussi toutes les autres inspirations, de Fargo à True Detective en passant par un large spectre de films et séries TV (oui, nous allons parler de The Twilight Zone et X-Files, entre autres). Nous allons surtout tenter de comprendre comment le jeu parvient à convoquer toutes ses œuvres sans jamais tomber dans le simple hommage, mais bien dans une œuvre à part entière, qui a pris le temps de digérer ses références. 

Matthew McConaughey et Woody Harrelson dans True Detective
Matthew McConaughey et Woody Harrelson dans True Detective

Notre analyse continuera plus loin sur la philosophie qui se dégage du jeu, de son rapport à l’horreur cosmique et existentielle et comment cela se traduit dans chaque centimètre carré de l’univers d’Alan Wake 2. Nous poursuivrons avec une plongée artistique dans le narrative design du jeu, comment la psyché des personnages se retranscrit sur leur environnement et comment Remedy nous laisse maître de la caméra pour observer chaque recoin du jeu pour en découvrir tous les secrets. C’est par ses aspects, entre autres, qu’Alan Wake 2 s’assume pleinement en tant que jeu et non film interactif. Enfin, nous aborderons aussi la théâtralité du jeu, sa composition sonore et son éclairage. 

Prenez un café, et sombrez dans cette analyse avec nous
Prenez un café, et sombrez dans cette analyse avec nous

Plongez avec nous dans le Dark Place. 

Spoiler alert : ce dossier va spoiler certains éléments de la série Twin Peaks ainsi que du jeu Alan Wake 2

L’ombre de David Lynch 

ABC, une chaîne de télévision considérée alors comme de deuxième rang, s’engage dans une voie atypique en produisant un drame policier centré sur des meurtres et des secrets dans le nord de la côte Pacifique américaine. Mark Frost, déjà réputé pour son travail sur Hill Street Blues, et David Lynch, nommé aux Oscars à deux reprises et connu pour son penchant pour l’étrange, se réunissent pour donner vie à un projet initial de biopic qui ne verra jamais le jour. Cependant, cette collaboration est à l’origine de l’image première d’une femme décédée retrouvée sur une plage, une image qui deviendra finalement l’épisode pilote de Twin Peaks. Cette idée émerge après des mois de préparation et malgré une certaine hésitation de la part de Lynch à s’investir dans la télévision. Le résultat ? Une série qui peut être considérée comme l’une des plus influentes depuis Dragnet. Sa réception initiale par la critique et le public est un succès retentissant. Elle se distingue radicalement de tout ce qui a été vu à la télévision et, peut-être plus significativement, elle parvient à présenter les particularités de Lynch dans un format accessible à un large public. En effet, elle marque la naissance d’une nouvelle ère pour les séries télévisées.

Bien que Twin Peaks n’ait duré que trois saisons, son impact demeure indéniable, façonnant la manière dont de nombreux créateurs abordent la narration, la construction de leurs univers, le développement des personnages et la réalisation de leurs productions. Des séries telles que Les Sopranos, Riverdale et la première saison remarquable de Desperate Housewives partagent toutes une filiation avec cette œuvre.

Une oeuvre surréaliste majeure

L’une des caractéristiques majeures de l’œuvre de David Lynch est sans conteste le surréalisme. Issu d’un mouvement artistique né après la Première Guerre mondiale, ce courant, créé notamment par André Breton, vise à conscientiser l’inconscient, à mettre en avant des techniques artistiques comme l’écriture automatique pour faire émerger des formes nouvelles. Lynch a embrassé cette approche tout au long de sa carrière, depuis ses débuts avec Eraserhead jusqu’à Inland Empire, un film qui, bien que d’une durée de trois heures, semble nécessiter une éternité pour être visionné. Si ses singularités étaient peut-être moins accessibles dans Twin Peaks, elles n’en étaient pas moins surprenantes. De nombreux moments marquants de la série se caractérisent par leur surréalisme : la première apparition du géant dans la deuxième saison, la mort de Leland et les scènes qui suivent le décès de Maddy en sont des exemples saisissants. Ces instants mystérieux ne font qu’accentuer l’étrangeté déjà palpable de la série.

Le géant de Twin Peaks sera présent jusqu'à la saison 3
Le géant de Twin Peaks sera présent jusqu’à la saison 3

Si le surréalisme est une combinaison de la réalité et des rêves, les jeux comme Silent Hill en sont un prolongement, et vont même chercher encore plus du côté de l’expressionnisme. Une fois de plus, on retrouve des éléments superficiels de la série, notamment un restaurant et un décor qui, s’il n’est pas situé dans le nord-ouest du Pacifique, se trouve dans une région où la verdure est omniprésente. Harry Mason arrive à Silent Hill en tant qu’étranger et est rapidement plongé dans les secrets de la ville et de ses habitants alors qu’il recherche sa fille. Tous ses éléments, les personnages, les intrigues, les mystères, les dangers, le surréalisme, les conversations décalées, se combinent en une œuvre d’art singulière qui exige d’être observée encore et encore. Même si l’on sait que l’on ne la comprendra jamais complètement, parce que l’on ne peut pas ignorer l’attrait qu’elle exerce. Clairement, Alan Wake 2 a exactement ce potentiel d’œuvre culte en devenir. 

L'une des scènes les plus marquantes de The Return, et des années 2010
L’une des scènes les plus marquantes de The Return, et des années 2010

Bien qu’il soit certainement plus maîtrisé que Twin Peaks : Fire Walk With Me, le film préquel réalisé sans la participation de Mark Frost, The Return abandonne de nombreux éléments de la série originale pour laisser Lynch produire le type de contenu qu’il a perfectionné avec Mulholland Drive. Tout au long de la troisième saison, des images non conventionnelles et des idées expérimentales émergent, des choix que peu de créateurs de séries auraient osé entreprendre. Cette saison a transformé un petit être en arbre électrique avec un chewing-gum sur la tête et a métamorphosé David Bowie en bouilloire parlante. Il est vrai que cela peut s’avérer difficile à suivre, car plusieurs éléments clés de l’intrigue gravitent autour de personnages dont vous ne vous souvenez probablement pas. Twin Peaks demeure l’une des séries télévisées les plus influentes de tous les temps, ayant inspiré une multitude de médias, y compris les jeux vidéo. La fusion d’un récit policier continu avec des éléments de feuilleton et le surréalisme distinctif de David Lynch, déjà perceptible dans des films tels que Eraserhead et Blue Velvet, était sans précédent dans le paysage télévisuel. La structure d’une petite ville renfermant des habitants excentriques, des secrets obscurs, ainsi que des rêves et des terreurs émergentes, présentait un défi d’adaptation au format série, suscitant l’interrogation sur les raisons pour lesquelles Twin Peaks a spécifiquement inspiré tant de jeux.

Une inspiration parfaitement digérée

L’empreinte de Twin Peaks dans les œuvres de Remedy est indéniable, positionnant la série comme un pilier central dans leur univers de jeu partagé. Dans Max Payne, l’insertion d’éléments de la série fictive Address Unknown constitue un hommage direct à Twin Peaks. Ces références reflètent une partie du surréalisme présent dans l’univers du jeu. De même, Alan Wake a été souvent comparé à Twin Peaks en raison de son cadre rural et de ses éléments surnaturels constants, recréant l’atmosphère distinctive de la série télévisée. Même dans Control, les parallèles avec Twin Peaks se manifestent à travers l’approche des agents du FBI, adoptant une perspective surnaturelle pour leurs enquêtes, semblable à celle de personnages emblématiques de la série. Alan Wake 2 s’inscrit dans cette lignée en explorant ces sources d’inspiration de manière plus approfondie et en les exploitant pleinement pour offrir une expérience immersive imprégnée de mystère et de surréalisme, propre à l’héritage de Twin Peaks.

Affiche de Address Unknown que l'on peut trouver dans Max Payne
Affiche de Address Unknown que l’on peut trouver dans Max Payne

Le scénario initial d’Alan Wake 2 semble avoir puisé directement dans l’univers narratif de Twin Peaks. Dans la série télévisée emblématique, l’agent du FBI Dale Cooper débarque à Twin Peaks, une ville en apparence paisible, située dans l’État de Washington, pour enquêter sur le meurtre de la jeune Laura Palmer. De manière similaire, Alan Wake 2 s’ouvre sur une trame presque identique, introduisant le FBI à Bright Falls, une autre ville en montagne dans l’État de Washington, pour démêler une série de meurtres rituels récents. Cependant, ces introductions trompeuses cachent des secrets profonds et sombres dans ces villes en apparence tranquilles, suggérant l’existence de phénomènes surnaturels.

La Black Lodge de Twin Peaks se distingue comme une dimension alternative et mystérieuse. C’est un lieu mythologique mentionné dans les récits de la tribu Nez Perce du nord-est de l’État de Washington. Le nom utilisé pour désigner un lieu extradimensionnel particulier visité par l’agent spécial du FBI Dale Cooper lors de sa visite à Twin Peaks, qui avait l’apparence d’une série interminable de pièces et de couloirs aux rideaux rouges. Lorsqu’il y pénètre dans la série, il découvre un espace sans fin et habité par des entités inquiétantes. Cette dimension semble être le foyer d’entités malveillantes, potentiellement liées au meurtre de Laura Palmer et à d’autres événements surnaturels qui émaillent la série.

Tous les spectateurs de Twin Peaks se rappelleront de la Black Lodge
Tous les spectateurs de Twin Peaks se rappelleront de la Black Lodge

Cette dimension énigmatique a indéniablement influencé le Dark Place d’Alan Wake 2. La représentation de cette réalité alternative dans le jeu semble inspirée de la Black Lodge. Tout comme la Black Lodge dans Twin Peaks, le Dark Place occupe une place centrale dans l’intrigue, jouant un rôle crucial et mystérieux. Le parallèle avec Twin Peaks est frappant lorsque, à la fin de la deuxième saison, Dale Cooper se retrouve prisonnier de la Black Lodge, une situation qu’il ne quitte que bien des années plus tard, lors de la diffusion de Twin Peaks : The Return, où le temps se comporte de manière totalement déroutante. Ces similitudes soulignent l’empreinte profonde de Twin Peaks sur l’esthétique et le récit complexe d’Alan Wake 2.

La figure du doppelganger

Toutefois, la comparaison avec Twin Peaks ne s’arrête pas là tant Alan Wake 2 va aussi aborder le thème du doppelganger. Lorsque débute le jeu, Alan est emprisonné dans le Dark Place depuis treize longues années, parallèlement à Twin Peaks, dont la suite s’est également faite attendre pendant une période prolongée. Nous allons ressentir le poids de ces années rapidement car elles font échos aux treize années que nous avons attendu en tant que joueur pour découvrir cette suite. Cette double lecture brouille encore la frontière entre création et réalité, entre le Dark Place et l’univers déployé par le jeu. Cette similitude entre les deux œuvres se retrouve principalement dans la confrontation des personnages principaux avec leurs doubles maléfiques. Dans Twin Peaks, Dale Cooper est remplacé dans le monde réel par une sorte de jumeau, échappé de la Black Lodge. De manière comparable, dans Alan Wake 2, Alan doit faire face à Scratch, une version sombre de lui-même, un avatar de la Dark Presence. Les références à Twin Peaks abondent dans Alan Wake 2, allant des angles de caméra spécifiques à une ambiance générale qui évoque la série. De plus, le jeu intègre des apparitions des créateurs de Twin Peaks sous la forme d’agents du FBI. Ces multiples clins d’œil renforcent l’influence directe de Twin Peaks sur Alan Wake 2, soulignant l’omniprésence de la série dans la construction narrative, les thèmes et les aspects visuels du jeu.

Les premières apparitions de Scratch dans Alan Wake 2vous marqueront à n'en pas douter
Les premières apparitions de Scratch vous marqueront à n’en pas douter

Le premier terme vient du mot allemand Doppelgänger, qui signifie “sosie” ou encore “double d’une personne vivante”. C’est une figure qu’on retrouve dans quelques folklores, notamment nordique et germanique, et qui se fait une place dans la culture populaire depuis plusieurs années. Cette figure peut être vue comme un jumeau maléfique, la sombre version de son original. C’est une figure proche de ce qu’appelle le “contrefacteur” dans le gnosticisme. Ce qui nous intéresse ici, c’est la représentation dans Twin Peaks, principalement dans The Return (la saison 3), autour de(s) personnage(s) de Dale Cooper. Dans Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire, il y a un schisme entre les personnages centraux, entre leur vrai et leur faux moi : Fred, Pete, Diane, Betty, Nikki,Sue. Dans The Return, ce schisme prend sa forme la plus littérale : l’agent du FBI Dale Cooper a été physiquement divisé en deux personnages, sa conscience dormant à l’intérieur de « Dougie Jones », un tulpa, ou être artificiel, tandis que son dopplegänger maléfique, « M. C. », est en liberté. Mais dans tous ces films, y compris The Return, le dédoublement du moi du protagoniste est une illusion : un rêve, une hallucination, une fugue ou un délire. Cooper, Dougie et M. C. sont en réalité les trois parties d’une même personnalité : l’une idéalisée, l’autre refoulée. Toute l’histoire de The Return peut être lue comme une bataille entre le bien et le mal, non pas dans les bois du nord-ouest du Pacifique, mais dans l’âme d’un homme. Dans un coup de grâce qui achève ce qui pourrait bien être sa dernière œuvre majeure, David Lynch laisse entendre que tous les habitants de Twin Peaks sont un fantasme élaboré. Le rêve de ce Dale Cooper original est une tentative désespérée d’oublier ce qu’il sait être la véritable histoire. Si tout Twin Peaks est le rêve d’un certain Dale Cooper en dehors du monde de la série, que pouvons-nous déduire à son sujet en nous basant sur les différents moi par procuration et les récits imaginaires qu’il a créés ? Qui est le « vrai » Dale Cooper ?

Sans trop en dire, on est face aux mêmes questionnements dans Alan Wake 2 avec le personnage titre. Le cœur de l’aventure d’Alan, et ce depuis le premier opus, est de comprendre et d’explorer les rapports entre un créateur et sa création, d’imaginer à quel point un esprit créatif peut alterner une réalité. Ces questionnements étaient présents non seulement dans Alan Wake premier du nom, mais également dans d’autres jeux comme Control. Avec Alan Wake 2, Sam Lake et toute son équipe ont poussé tous les curseurs au maximum, et ce concept de doppelganger va se retrouver à de multiples niveaux. Le plus évident est bien entendu Alan Wake et sa version maléfique, issue du Dark Place : Mr. Scratch. Ce jumeau diabolique est le principal opposant du jeu, revêtant la même apparence que le protagoniste, tout en abordant un twist horrifique reconnaissable. Ces apparitions sous forme de screamer nous plongent dans la psyché de l’écrivain durant de nombreuses séquences et nous interrogent sur quelle version d’Alan existe et surtout, quelle réalité est la bonne ? Un des moments les plus marquants du jeu, c’est la découverte de la folie artistique dans laquelle Alice (l’épouse d’Alan Wake) s’est plongée suite à la disparition de son compagnon,  ans avant le début du jeu. Elle est devenue obsédée par les apparitions maléfiques de son époux, sachant pertinemment que ce n’est pas lui. Elle ne peut s’empêcher de capturer les bribes de son essence, de les mettre en scène dans une exposition contemporaine dans son propre appartement, afin d’observer le doppelganger à n’importe quel moment, le laissant par la même occasion s’immiscer dans la réalité. On retrouve même une autre figure d’Alan Wake en la présence de Thomas Zane, présent sur deux pans de réalité. On retrouve aussi la figure du doppelganger avec Alex Casey (incarné sous les traits de Sam Lake, créateur du jeu). Celui-ci est tout autant un agent du FBI qui accompagne Saga Anderson, et qui adopte de nombreuses ressemblances avec Dale Cooper d’ailleurs, qu’il est le héros des livres écrits par Alan Wake. Là où cette notion de jumeau de réalité alternative va encore plus loin, c’est lorsqu’on voit que cette version de Sam Casey ressemble bien plus au flic Max Payne qu’à n’importe qui d’autre. 

L'exposition d'Alice Wake va prendre une ampleur à vous briser le coeur durant le jeu
L’exposition d’Alice Wake va prendre une ampleur à vous briser le coeur durant le jeu

Le dernier aspect propre à David Lynch que nous voulons aborder est son rapport à la liminalité dans ses créations. Avant X-Files, avant Lost, Twin Peaks est un exemple parfait non seulement de la logique surréaliste de Lynch, mais aussi d’un mystère gothique américain. Dans la fiction, les espaces liminaires sont souvent utilisés pour présenter au public des concepts, des lieux et des intrigues qui ne lui sont pas familiers, des lieux de passages. Ils permettent de se familiariser avec des représentations qui n’ont pas encore été mis en avant par le média. Alors que Twin Peaks fait référence au spirituel et au surnaturel dans les premiers épisodes, avec les discussions décalées de Dale Cooper sur les rêves et les Tibétains, c’est bien plus loin dans la série que nous avons une véritable idée de ce qui habite les bois environnants, c’est-à-dire lorsque Lynch commence à suggérer que cette série est autre chose qu’un polar un peu excentrique. 

Tout du long, Lynch s’engage en partie dans la convention séculaire qui consiste à opposer le bien au mal, ou l’obscurité à la lumière. Plusieurs thèmes de la série se rejoignent pour soutenir cette juxtaposition d’idéaux. La répétition de leitmotivs dans la musique entre les scènes légères et sérieuses ou encore l’utilisation du cadrage de la caméra et du dialogue pour présenter Cooper comme moralement supérieur à certains autres personnages. La définition la plus claire se trouve dans les lieux physiques explorés dans la ville de Twin Peaks : la White Lodge contre la Black Lodge. L’architecture de Lynch présente aux spectateurs un certain nombre de lieux différents, tous cruciaux pour le cadre et le développement ultérieur du récit et les positionnant symboliquement comme des opposés. La vision de Lynch des dimensions binaires, cet arrangement minutieux du décor, de la musique, de la cinématographie et des dialogues, fait de Twin Peaks un exemple classique et durable de la télévision gothique américaine.

Saga Anderson faisant face à la ville de Twin Pe... Bright Falls
Saga Anderson faisant face à la ville de Twin Pe… Bright Falls

Tout en apportant une touche extraterrestre à un espace familier, en faisant entrer la liminalité de cette petite ville dans notre vie quotidienne par le biais d’un écran de télévision. Lynch exploite notre besoin de transformer la vie courante en cauchemar pour pouvoir la qualifier d’irréelle. En explorant les dimensions, figuratives et littérales, qui encadrent le récit de Twin Peaks, nous pouvons comprendre l’effort spirituel des créateurs de la série pour implanter l’irréalité dans le familier et en faire quelque chose de vraiment unique qui résonne jusqu’à Alan Wake 2. On retrouve cette dualité liminaire dans toute l’oeuvre du jeu : les deux Mind Places (celui de Saga et d’Alan), si proches et pourtant si différents dans leur approche et style visuel ; les amalgames dans lesquels Saga plonge régulièrement pour se retrouver piégé dans des cycles sans fin (l’un des thèmes majeurs du jeu); l’opposition entre la ville cauchemardesque de New York de l’écrivain et la forêt faussement calme de Saga. Cette partie mériterait un article à part entière pour vraiment en explorer le moindre recoin, mais il permet de soulever un point plus qu’intéressant : l’importance de la localisation du jeu dans cette Amérique occulte, remplie de terribles secrets surnaturels

Le renouveau de la folk horror 

L’expression folk horror a été popularisée au début des années 2000, lorsque les critiques l’ont appliquée rétroactivement à la unholy trilogy, composé notamment de Witchfinder General, The Wicker Man et The Blood on Satan’s Claw, qui tiraient leurs terreurs rituelles de passés réels ou inventés. Mais certains tropes de l’horreur populaire sont aussi vieux que le folklore lui-même et ils étaient bien établis dans la littérature avant d’apparaître au cinéma.

The Wicker Man, film culte de la folk horror
The Wicker Man, film culte de la folk horror

De nombreux contes de fées allemands, effrayants et violents, recueillis et adaptés par les frères Grimm au début du XIXᵉ siècle, se déroulent dans des forêts ombragées, loin de la sécurité supposée de la civilisation ; le roman Dracula de Bram Stoker (1897), un classique de l’horreur gothique, s’inscrit dans la lignée de l’horreur populaire en envoyant ses personnages centraux urbains dans une excursion pétrifiante à la campagne. Il est intéressant de rappeler d’ailleurs que le roman gothique a été inventé par l’écrivaine Ann Radcliffe, chez qui Bram Stoker s’appropriera de nombreux éléments. Les auteurs britanniques d’histoires de fantômes du début du XXe siècle, tels qu’Eleanor Scott, Algernon Blackwood et M.R. James, situent nombre de leurs récits dans des paysages isolés au passé agité

Comme la plupart des romans de genre, l’horreur populaire peut être réactionnaire ou subversive, voire les deux, exploitant parfois les stéréotypes toxiques pour donner des frissons et armant parfois les opprimés du pouvoir des « anciennes méthodes » (la sorcellerie fonctionne souvent comme une métaphore féministe). Plus récemment, les auteurs et les cinéastes ont trouvé de nouvelles significations à de vieilles histoires : si vous pensez que le culte de la mort de la campagne insulaire dans The Wicker Man est effrayant, essayez celui de Get Out. L’œuvre de l’écrivain d’horreur américain H.P. Lovecraft, pathologiquement raciste, dont les paysages hantés et le panthéon des dieux anciens exprimaient sa propre terreur de la différence, a été réimaginée ces dernières années par des écrivains tels que Victor LeValle, dont la nouvelle La Ballade de Black Tom répond à une histoire de Lovecraft, et Matt Ruff, dont le roman Lovecraft Country, adapté en série HBO en 2020, utilise les monstres gluants et tentaculaires de Lovecraft pour transmettre les véritables horreurs de la suprématie blanche.

Représentation du Culte de Cthulhu par Gou Tanabe
Représentation du Culte de Cthulhu par Gou Tanabe

Tout comme l’horreur populaire des années 1960 et 1970 a été attribuée à la montée d’un désir de retour à des temps plus simples, on peut en dire autant des films du sous-genre aujourd’hui. Avec des émissions de télévision décrivant les affres de la technologie, comme Black Mirror, la montée en popularité du folk horror peut être due au fait qu’il dépeint un mode de vie dépouillé dans des zones rurales isolées des peurs contemporaines. Il s’agit sans aucun doute d’un aspect attrayant du sous-genre, mais sa capacité à raconter des contes populaires et des histoires du monde entier ajoute un élément d’intérêt supplémentaire pour le public occidental. Midsommar d’Ari Aster est l’un des films de folk horror les plus populaires, et met en évidence l’intérêt croissant pour ce sous-genre. À l’opposé, The Witch raconte une histoire folklorique sombre et macabre qui se déroule en Nouvelle-Angleterre en 1630. Ce faisant, il met en valeur un moment sombre et mystérieux de l’histoire des États-Unis avec un certain contexte historique.

Les figures du folk horror, d'hier et d'aujourd'hui
Les figures du folk horror, d’hier et d’aujourd’hui

Dans un article intéressant rédigé pour la conférence Fiend in the Furrows sur la folk horror qui s’est tenue à l’université Queen’s de Belfast en septembre 2014, Adam Scovell, écrivain, cinéaste et créateur du blog Celluloid Wicker Man, a mis en avant une chaîne intrigante d’éléments qui composent un film d’horreur folklorique :

  • Paysage
  • Isolement
  • Croyances morales déformées

Le paysage

La tradition de l’horreur peut en effet avoir des racines rustiques et les lieux pastoraux peuvent fournir le cadre de nombreux exemples plus forts, mais les gens transportent leurs traditions et leurs peurs avec eux lors de leurs voyages et parfois dans un environnement construit. Un moyen pour la folk horror d’exister dans un paysage urbain est que les gens emportent avec eux leurs anciennes habitudes. Dans le film Rosemary’s Baby de Roman Polanski, nous voyons un groupe historique de sorcières qui continuent à pratiquer leurs sombres traditions dans la société de classe moyenne des appartements new-yorkais.

Dans cette essence, l’horreur populaire est liée à la psychogéographie, une forme de pensée mise en avant initialement par le mouvement artistique situationniste concernant « le paysage caché des atmosphères, des histoires, des actions et des personnages qui chargent les environnements ».

Isolement

Dans ces cas, l’isolement ne signifie pas que l’on est entièrement seul, mais peut faire référence à des personnages tels que le sergent Howie dans The Wicker Man, qui se retrouvent seuls au sein d’un groupe dont les pratiques morales sont totalement étrangères aux leurs. Dans ce cas, les altercations sont fondées sur des convictions religieuses, mais même dans des situations laïques, les attitudes et les comportements des différentes personnes varient considérablement.

Croyances morales déformées

Le Happening/Summoning qui se trouve à la fin de ces films peut impliquer un élément surnaturel comme l’invocation d’un démon (The Witch de Robert Eggers), ou bien un événement tout à fait terrestre (mais non moins horrible) comme un acte de violence ou un sacrifice rituel (The Wicker Man de Robin Hardy).

Certains de ces maillons de la chaîne peuvent également être trouvés dans une variété de films qui semblent n’avoir aucun rapport avec l’horreur folklorique. Cette différence peut simplement être une question de livraison, car comme mentionné précédemment, il semble y avoir une ambiance et une esthétique « folkloriques » qui peuvent plus souvent être ressenties intuitivement que définies logiquement. Comme Adam Scovell l’admet lui-même, d’autres maillons peuvent être ajoutés à la chaîne.


Tous ces éléments nous permettent maintenant d’analyser et de comprendre comment et pourquoi Alan Wake 2 s’inscrit lui aussi dans ce courant de folk horror. Sam Lake ainsi que les membres des équipes créatives ont évoqué l’influence des films de Ari Aster sur le jeu, mais il est intéressant de comprendre pourquoi ils ont fait ce choix et comme cela est perçu dans le gameplay du jeu

La maison d'Hereditary, symbolisant tout le trauma psychogénéalogique du film
La maison d’Hereditary, symbolisant tout le trauma psychogénéalogique du film

Comme on le voyait dans l’analyse de Adam Scovell, Alan Wake 2 rassemble les trois éléments clé qui définissent qu’une œuvre s’apparente à la folk horror. On peut commencer par le paysage, car même si l’aventure ne se déroule pas dans la campagne traditionnelle anglaise, on est dans deux cadres distincts qui sont tout de suite assimilables à ce courant. Toute la partie sur Saga Anderson se déroule dans un cadre maintenant connu que l’on nomme le Pacific Northwest, en référence à sa localisation géographique. Cet espace est souvent entre les États de l’Oregon et Washington, au nord-ouest des États-Unis. On est ici face à des paysages partagés entre l’océan Pacifique, des montagnes, d’immenses forêts denses et des petites villes balayées par la pluie. Les histoires se déroulant dans ces zones sont bien assimilables à la folk horror dès qu’elle aborde des aspects horrifiques dans leurs histoires. On pense par exemple assez vite à la série Hannibal, Hereditary et sa maison de famille perdue dans les bois ou bien entendu, Twin Peaks. La partie d’Alan Wake avec sa vision infernale de New York n’est pas en reste tant elle rappelle les films d’horreur des années 60 et 70, notamment Rosemary’s Baby, et même certains films entre le giallo et la folk horror comme le Suspiria de Luca Guadagnino. 

Le New York d'Alan Wake
Le New York d’Alan Wake
La forêt étrange de Bright Falls
La forêt étrange de Bright Falls

En ce qui concerne l’isolement et les croyances faussées, ce sont littéralement les deux sujets au cœur de Alan Wake 2. Pour reprendre les deux protagonistes du jeu, Saga se retrouve dans une position assez délicate à Bright Falls. Dans un premier temps, elle est l’agent du FBI arrivant dans un patelin de campagne pour résoudre une affaire sordide. Toutefois, l’histoire prend un tournant bien plus dramatique au fur et à mesure de l’histoire, brisant toutes les croyances qu’elle avait sur sa famille et sa réalité. Alan Wake, quant à lui, se retrouve complètement isolé dans une vision cauchemardesque de sa propre création, dans le Dark Place. Le narrative design de toute cette zone nous fait comprendre que l’écrivain lutte avec ses démons et ses propres croyances. Au moment du jeu, cela fait treize ans qu’il est bloqué dans cette dimension et le moindre centimètre carré de son environnement est là pour lui rappeler ce qu’il a perdu et pour l’étourdir avec la notion principale du jeu : qu’est-ce que la réalité pour un créatif ? 

Le trouble d'Alan Wake sera au coeur du jeu
Le trouble d’Alan Wake sera au coeur du jeu

La constante dualité des concepts dans Alan Wake 2 fait écho à des croyances en perpétuelle mutation, où chaque croyance se trouve altérée. En ce qui concerne Saga Anderson, cet aspect est surtout présent via la secte qu’elle traque une bonne partie de l’aventure : le Cult of the Tree. Ce groupe, n’hésitant pas à tuer et à vivre parmi les habitants de cette zone, met à mal l’agent du FBI. C’en est une autre qui occupe le plus clair du temps de Alan Wake : le Cult of the Word. Entre fiction et réalité, cette traque à la vérité voit l’écrivain affronter une version de lui, sous le nom de Thomas Zane, mais aussi son personnage fétiche : Alex Casey. 

On observe ainsi que de toutes les inspirations que Alan Wake 2 prend, nombre d’entre elles sont en accord avec le folk horror. Tous ces éléments ne sont pas sans rappeler le cinéma de Robert Eggers, on trouve par exemple une cabane de sorcière et aussi un phare, que l’on peut voir comme des clins d’œil à ses films The Witch et The Lighthouse. Comme dans Hereditary, Saga remet en cause sa réalité et doit s’interroger sur sa famille et sa propre histoire. Difficile de ne pas penser à The Wicker Man et à ses habitants complètement endoctrinés par le personnage de Christopher Lee lorsque l’on tombe la première fois sur le Cult of the Tree et l’un de ses membres revêtant un masque de cerf. Alan Wake 2 fait partie de cette nouvelle vague d’œuvres de folk horror commençant dans les années 2010. On troque les banlieues suburbaines des années 50 contre des bulles numériques étroites désormais et on retrouve des créateurs montrant un besoin de retour à la nature, au spirituel.

Des éléments dans la forêt qui rappelle aussi Le Projet Blair Witch
Des éléments dans la forêt qui rappelle aussi Le Projet Blair Witch

On peut même pousser la comparaison entre Sam Lake et Ari Aster encore plus loin en extrapolant leurs œuvres et leurs messages. Ce que fait Sam Lake avec Remedy ressemble au cinéma du réalisateur de Hereditary : une psychanalyse en plusieurs épisodes. Alan Wake 2, c’est l’aboutissement de sa thérapie, comme Beau is Afraid est celle de Aster. Ici, on a Lake qui se met en scène comme jamais et qui pousse la question de la place du créateur contre la création aussi loin que possible via Alan Wake et son personnage de Sam Casey, Max Payne. Toutefois, les influences issues du cinéma et de la télévision sont loin de s’arrêter à cet unique genre du folk horror.

Les influences TV & cinéma

Comme nous avons pu le voir, Remedy a digéré bon nombre d’inspirations pour Alan Wake. Si nous avons principalement abordé jusqu’ici le cinéma de David Lynch et la folk horror, il reste de nombreux autres éléments, plus ou moins visibles, qui sont au cœur de la direction artistique et du gameplay de la dernière création de Sam Lake. Il convient de les distinguer en fonction des lieux abordés : Bright Falls et le New York du Dark Place. 

Bright Falls : entre film d’investigation et horreur 

On sent que l’intention principale de Remedy avec leur représentation de Bright Falls était de proposer un lieu en dehors du temps. C’est une petite bourgade à la Twin Peaks, comme on a pu le voir, entourée d’une forêt dense propre à sa zone géographique : la Pacific Northwest. C’est pour créer ce cadre que les équipes créatives du studio finlandais ont puisé leurs influences entre des films d’investigation, de détective et d’horreur. L’idée est vraiment de créer cette sensation que quelque chose d’étrange est en train de se passer, au-delà des crimes atroces que nous avons sous les yeux via le personnage de Saga. 

La forêt de Bright Falls, pleine de mystères
La forêt de Bright Falls, pleine de mystères

Le moins que l’on puisse dire est que cette ambiance est rendue à la perfection. Nous ne sommes pas dans la Louisiane de la première saison de True Detective, mais l’ambiance est tout aussi pesante. Dès le début du jeu, on est face à un crime mis en scène sous forme de rituel, avec un cadavre à qui il manque le cœur. On retrouve ce type d’enquête macabre également dans le cinéma de David Fincher, notamment via Se7en, sur lequel nous reviendrons un peu après. L’inspiration de la série écrite par Nic Pizzolatto s’étend aussi à la direction globale des scènes en forêt et de la représentation du Cult of the Tree. On retrouve ces mêmes symboles sous forme de spirale et sculpture dans les arbres qui nous font penser au travail de Joshua Walsh sur True Detective. C’est lui qui avait créé les “nids du Diable” en s’inspirant du style primitif de James Charles Castle, mais aussi de l’œuvre de Henry Darger. Sa passion pour la taxidermie et la chasse font le reste et il est intéressant de voir comment l’équipe créative de Remedy s’est inspirée de son travail pour retranscrire cette ambiance pesante, presque surnaturelle avec des éléments aussi organiques. 

Les "Nids du Diable" de James Charles Castle pour True Detective
Les « Nids du Diable » de James Charles Castle pour True Detective

L’un des éléments hérités également de True Detective est cette technique de superposition d’images que l’on retrouvait au générique de la saison 1. Réalisé par Patrick Clair, clui-ci utilise un assortiment de maillages à faible polarité et de modèles géométriques 3D pour tenter au mieux de donner un effet granuleux et non-numérique. On retrouve cette inspiration lorsque les deux réalités du jeu se superposent, notamment dans les amalgames que Saga traverse. 

Comme dit plus haut, le film de David Fincher, Se7en, est l’une des autres influences majeures dans la direction artistique de la partie Bright Falls du jeu, tout autant pour son environnement que pour le personnage de Saga Anderson. L’équipe créative a voulu mettre en place une dynamique forte entre deux détectives, avec le schéma d’une jeune prodige (Saga) et d’un vieux briscard (Alex). Saga est très talentueuse et ses conversations avec son coéquipier ne sont pas sans rappeler les conversations entre Brad Pitt et Morgan Freeman. En jouant sur les peurs humaines et en combinant harmonieusement l’horreur et le crime, Se7en a contribué à façonner une nouvelle vague de thrillers psychologiques à la fin des années 1990 et au début des 2000. Le film ne se contente pas d’explorer l’univers glauque du crime et de la violence, mais se penche également sur les aspects psychologiques de ses personnages. Des thèmes tels que le jugement religieux, la moralité et l’apathie à l’égard de la vie humaine y sont présents dans le film, ce qui permet aux spectateurs d’explorer l’esprit des personnages bons et mauvais. Somerset est l’exemple même d’un protagoniste qui doit accepter que le mal gagne parfois. Le fait d’avoir travaillé si longtemps sur des crimes a créé en lui une profonde apathie, semblable à celle que le tueur est censé ressentir. 

De nombreux autres thrillers ont suivi les traces de Se7en, y compris plusieurs thrillers religieux et basé sur la foi qui utilisent les mêmes concepts et thèmes. Fallen, Zodiac, Night Call, Prisoners et Les Rivières Pourpres se sont inspirés du long-métrage de David Fincher pour créer leurs propres histoires de terreur psychologique et d’enquêtes criminelles. Alan Wake 2 puise ainsi son inspiration aussi bien dans ces œuvres que dans l’œuvre de Fincher. Dans l’ensemble, les histoires de tueurs en série se rapprochent souvent d’un film d’horreur tout en étant également une histoire policière. C’est peut-être dans Se7en que ces mondes s’entrechoquent le plus. Dans Alan Wake 2, ce chevauchement peut être trouvé dans un endroit littéralement appelé l’amalgame, des zones où la réalité de Bright Falls fusionne avec le New York cauchemardesque. 

Se7en, l'une des inspirations pour le duo Saga / Casey
Se7en, l’une des inspirations pour le duo Saga / Casey

Les influences pour la partie de Bright Falls ne s’arrêtent pas là et vont aussi chercher dans un imaginaire de détective que l’on retrouve notamment dans Fargo des frères Coen. On retrouve cette inspiration notamment dans le fait de ne pas faire de Bright Falls une ville très moderne, renforçant cet aspect perdu dans le temps. On retrouve même cet angle un peu décalé, cet humour absurde un peu lynchien, inspiré par les frères Coen, mais aussi par le cinéma de Ben Wheatley (Kill List et Free Fire notamment). 

Dans une ambiance plus sombre, on peut aussi voir des éléments de la série Hannibal, créée par Bryan Fuller. On y retrouve notamment l’aspect profilage, des scènes de crime bien mises en scène, un environnement au milieu d’une forêt dense, bref vous avez l’image dans votre esprit. Comment ne pas penser à Jodie Foster dans le Silence des Agneaux lorsqu’on observe Saga Anderson face au Cult of the Tree ? Bien qu’elle soit indubitablement la protagoniste, Clarice (incarnée par Jodie Foster) n’est pas simplement une héroïne sans complication. Elle est vulnérable, intelligente et forte, mais aussi férocement et ouvertement ambitieuse, une qualité trop rare chez un personnage féminin que le public est censé encourager. Autant d’éléments que l’on retrouve chez Saga Anderson. 

On oublie bien souvent que Remedy est un studio européen, basé en Finlande, et je ne serais pas surpris que l’équipe ait puisée aussi son inspiration dans le travail de Baran bo Odar et Jantje Friese, les créateurs de la série allemande Dark. On y retrouve encore une fois cette ville perdue dans la forêt, en dehors du temps, cet aspect sombre où l’on sent dès les premières minutes que quelque chose cloche. Mais bien entendu, l’aspect le plus important ici est ce cycle infernal qui est au cœur de la série, jusqu’à se retrouver dans son logo. 

Dark, une oeuvre présentant des similarités avec Alan Wake 2
Dark, une oeuvre présentant des similarités avec Alan Wake 2

Enfin, on peut voir que l’équipe créative a aussi tiré de nombreuses inspirations du travail de Christopher Nolan. En ce qui concerne la partie sur Bright Falls, et notamment sur Saga Anderson, on pense par exemple au film Memento. C’est à la base un roman policier où l’on essaie de comprendre et de reconstituer ce qui s’est passé. Guy Pearce y incarne un narrateur dans lequel on ne peut se fier dans la mesure où il n’a pas une vue d’ensemble de la situation. Le travail de Christopher Nolan a également aidé à dépeindre l’ambiance plus sombre et onirique du New York de Alan Wake. 

New York : un testament écœurant de la vanité du capitalisme

C’est via Inception que l’équipe créative puise une partie de son inspiration, notamment en créant cette sensation de cauchemar où l’on sent à chaque instant que tout peut arriver. Cela se retranscrit dans le jeu par une tension permanente, où les ombres peuvent surgir à tout moment et où chaque aspect de cette fausse réalité est manipulable notamment via la lumière

On retrouve des influences du Taxi Driver de Martin Scorsese dans ce New York délabré, rempli de graffitis et dont les déchets recouvrent les rues. Le chef-d’œuvre de Scorsese fait remonter à la surface les couches les plus sordides du New York des années 1970. Mais le New York d’Alan Wake 2 est loin d’être ancré dans la réalité et joue sur l’horreur et l’incertitude de l’inconnu. On retrouve cette représentation du béton des immeubles et de l’asphalte qui nous entoure, nous étouffe. De la même manière, le personnage incarné par Robert De Niro représente l’aliénation humaine et comment la ville et le capitalisme peuvent nous rendre complètement fou. Cet aspect est aussi visible dans Fight Club de David Fincher, encore lui. Sa représentation urbaine a ce quelque chose d’effrayant, d’onirique, que l’on retrouve dans les parties du jeu où l’on incarne Alan Wake. Sam Lake s’est aussi beaucoup inspiré des films d’horreur d’art et d’essai stylisés (ce que l’on nomme aussi l’arthouse horror).

On ressent la crasse du Taxi Driver de Martin Scorsese à chaque coin de rue en jouant Alan Wake
On ressent la crasse du Taxi Driver de Martin Scorsese à chaque coin de rue en jouant Alan Wake

Les éclairages durs et les lumières colorées pour symboliser le surnaturel et bien sûr, l’obscurité comme revers de la médaille, comme la dualité, jouent un rôle très important dans ce projet. La couleur jaune, par exemple, y estsouvent associé au surnaturel, qui est là pour nous guider dans certains passages. Dans le jeu vidéo et souvent dans les séries (Watchmen par exemple), la couleur jaune est là pour indiquer un élément avec lequel interagir. Cela vient aussi d’une convention visuelle, d’un décalage avec le reste du décors qui en fait un élément parfaitement visible sans avoir à pointer 1000 flèches lumineuses dessus. Le jaune est associé aussi à la signalétique et le fait que cette couleur s’intègre aussi parfaitement dans son environnement en fait un élément de gameplay efficace et discret

Une autre grande figure du cinéma est invoquée dans le chapitre centré sur l’Ocean’s View, où de nombreux clins d’œil au film The Shining de Stanley Kubrick sont présents. Le motif du tapis est présent dans diverses pièces, derrière chaque rideau de douche, vous vous attendez à découvrir une vieille femme en décomposition. Il ne manquait que des filles jumelles, maléfiques et une hache pour parfaire le tableau. Pour ne pas l’oublier, Alan Wake 2 fait un vibrant hommage à The Twilight Zone, tant il revêt un aspect complètement méta avec la diffusion de la série Night Springs, que l’on retrouve uniquement dans la réalité d’Alan Wake. Toutefois, toute cette séquence à l’Ocean’s View ainsi que le chapitre du jeu qui la précède, We Sing, nous montrent que l’équipe créative est allée chercher des inspirations dans le théâtre et les comédies musicales. 

The Twilight Zone
The Twilight Zone
Pub pour Night Springs
Pub pour Night Springs

Dans L’Échelle de Jacob, l’horreur psychologique se déploie de manière captivante dans les rues, s’immisçant au cœur même de l’environnement quotidien du protagoniste. Le réalisateur Adrian Lyne utilise habilement les décors urbains pour renforcer l’atmosphère oppressante du film et amplifier l’angoisse du spectateur. Les allées sont représentées comme des espaces familiers, mais déformés, offrant une vision distordue de la réalité. Les éléments visuels, tels que les rues bondées, les néons éblouissants et les structures architecturales familières, se transforment progressivement en scènes d’horreur. Les artères urbaines deviennent le théâtre de manifestations cauchemardesques, où les phénomènes surnaturels s’intègrent de manière insidieuse au quotidien du protagoniste. Cette séquence n’est pas sans rappeler un labyrinthe, la symbolique de cet élément servant à plusieurs niveaux ici. Il est traditionnellement associé à la confusion, à la perte, voire à la quête de soi. Il représente souvent un voyage intérieur où les protagonistes doivent naviguer à travers des chemins tortueux pour atteindre un objectif. Comme un minotaure moderne, il est à la fois le chasseur et la proie, cherchant à s’échapper tout en affrontant ses propres démons intérieurs. Elles représentent les aspects sombres de sa personnalité, ses peurs profondes ou même ses propres luttes internes.

Difficile de ne pas sentir le spectre de l'Échelle de Jacob sur le jeu
Difficile de ne pas sentir le spectre de l’Échelle de Jacob sur le jeu

La manière dont L’Échelle de Jacob explore la psyché humaine et les zones obscures de la conscience a probablement inspiré les créateurs d’Alan Wake 2. Le jeu vidéo adopte une approche similaire en plongeant le protagoniste et le joueur dans un monde où les frontières entre réalité et cauchemar se dissolvent, où les tourments intérieurs prennent vie à travers des phénomènes surnaturels et des énigmes psychologiques.

Un jeu théâtral 

Le premier impact le plus clair sur le jeu est sans aucun doute son découpage en chapitre et surtout en différents actes (correspondant aux livres fictifs écrits par Alan Wake dans le jeu) : Initiation et The Return (coucou Twin Peaks). Mais cela ne s’arrête pas là. Deux inspirations venant du théâtre nous ont particulièrement marqué. 

Comment ne pas aborder le chapitre We Sing, moment culte du jeu tant il nous transporte dans son flow, en nous plongeant dans une véritable comédie musicale. On rencontre le groupe The Old God of Asgard (que l’on retrouve à la retraite dans la partie centrée sur Saga Anderson) qui nous livre une performance absolument dantesque, véritable hommage aux groupes de heavy metal des années 80, Motörhead en tête au vu de leur style vestimentaire. La suite est un mélange de chorégraphie psychédélique menée par Sam Lake – pardon Alex Casey – et de déambulation dans des décors mis en scène de New York, qui rappelle celui de la comédie musicale Rent notamment. 

L’autre référence se situe au chapitre suivant, Room 665, où l’on découvre avec Alan Wake les traces d’une représentation d’une troupe de théâtre immersif qui n’est autre que le Cult of the Word. Tout à ce moment-là, des affiches dans la rue aux costumes et aux masques, n’est pas sans rappeler la troupe Sleep No More de New York qui a remis sur le devant de la scène ce type de théâtre immersif (pas celui où on tue des gens, l’autre). Sleep No More est une adaptation de Macbeth d’une durée d’environ trois heures. Le spectacle se compose de trois boucles d’une heure, que l’on peut explorer à notre guise. L’histoire est racontée par des mouvements dynamiques chorégraphiés et presque sans dialogue. En bref, les acteurs utilisent la danse pour communiquer. Chaque personnage a ainsi son propre parcours et certains sont confinés à un seul étage tandis que d’autres traversent tout le bâtiment, avec des chemins qui s’entrecroisent et divergent tout au long du parcours.

Sleep No More a été une vraie révolution pour le théâtre immersif
Sleep No More a été une vraie révolution pour le théâtre immersif

L’entrelacement des histoires raconte une histoire plus vaste, qui ne peut être vue que par un être omniprésent. Conçu comme un jeu immersif, vous êtes libre d’explorer le bâtiment comme bon vous semble, à moins que vous ne tombiez sur une porte verrouillée ou sur une zone fermée par un garde de sécurité. Si vous rencontrez quelque chose que vous avez déjà vu, vous avez le choix : rester et regarder la scène d’un point de vue différent et apprendre plus d’informations sur les personnages, ou partir à la découverte d’une autre histoire. C’est à vous de choisir. Tous ces éléments sont au cœur du game design d’Alan Wake 2 et particulièrement de ce chapitre du jeu, résolument tourné vers l’aspect artistique de la représentation d’une troupe de théâtre. Tout le sel du narrative design du réside dans ses détails, sa capacité à parfaire sa narration environnementale à chaque instant. Les pièces de cet hôtel et tous les recoins des rues de ce New York contiennent des éléments racontant un bout de l’histoire du jeu ou bien encore décrivant un élément de la psyché de l’écrivain. Cette mise en scène, cette narration par l’environnement, est notamment accentuée et rendue possible grâce à un travail titanesque au niveau de l’utilisation de la lumière dans le jeu. 

L’architecture du New York d’Alan Wake

Le New York présenté dans Alan Wake se déploie comme un personnage à part entière, imprégnant chaque recoin d’une atmosphère singulière et d’une esthétique évocatrice. Comme nous l’avons souligné plus tôt, la narration environnementale est à son plus haut potentiel dans cette partie du jeu, les murs étant recouvert de message issue de la psyché de l’écrivain. 

Street Art et Graffitis : Un hommage au New York contemporain et cultuel

L’architecture de New York se trouve profondément influencée par l’héritage artistique des graffitis qui ont émergé dans la ville au cours des années 70, rappelant l’effervescence de cette époque charnière. Cette influence découle de l’histoire réelle du tag  à New York, où des artistes tels que TAKI 183, Tracy 168 et d’autres ont marqué leur territoire en « bombant » des trains de leurs œuvres, faisant voyager leur art à travers la ville. Le street art symbolise un changement culturel. Des noms notables de l’époque, tels que DONDI, Lady Pink, Zephyr, Julio 204, Stay High 149 et PHASE 2 sont inscrits dans les rues virtuelles, faisant écho à la diversité et à l’innovation caractéristiques du mouvement.

Graffitis sur les métros de New York dans les années 1970
Graffitis sur les métros de New York dans les années 1970

L’évolution des graffitis dans le jeu reflète également l’histoire réelle du graffiti à New York. Autour de 1974, des artistes tels que Tracy 168, CLIFF 159, et BLADE ONE ont commencé à intégrer des illustrations et des scènes complètes à leurs tags, jetant ainsi les bases pour le muralisme. Cette transformation fait également écho dans le passage du lettrage en bulles au « wildstyle ».

Même s'il ne graffait pas les mûrs de la ville, il est compliqué de nier l'impact de Jean-Michel Basquiat sur le street art
Même s’il ne graffait pas les mûrs de la ville, il est compliqué de nier l’impact de Jean-Michel Basquiat sur le street art

Les tags dans le jeu transcendent leur simple fonction décorative pour devenir des narrateurs visuels. Ils incarnent des références culturelles, cinématographiques et artistiques, enrichissant ainsi l’atmosphère mystérieuse et nostalgique de ce New York. Des hommages à des figures emblématiques du street art new-yorkais, tel Jean-Michel Basquiat (même si ce n’est pas ses principales réalisations et qu’il est peintre avant d’être street artiste) sont intégrés dans ces œuvres murales, ajoutant une couche d’authenticité. Ces graffitis font également écho à des références cinématographiques cultes comme Taxi Driver de Martin Scorsese, The Warriors de Walter Hill ou encore Escape from New York de John Carpenter. Ces clins d’œil plongent le joueur dans une atmosphère nostalgique.

Graffiti dans les couloirs de New York
Graffiti dans les couloirs de New York
Graffiti dans les rues de New York
Graffiti dans les rues de New York

La présence persistante des tags dans les rues du New York virtuel de Alan Wake 2 témoigne de la manière dont cet héritage a façonné l’environnement urbain de cette ville virtuelle. Le street art n’est pas simplement un élément visuel, mais des fragments de l’histoire culturelle de la ville, rendant l’architecture du jeu une toile vivante qui respire l’énergie créative et la diversité du New York des années 70.

Hôtel Ocean’s View : l’élégance de l’art déco

L’Ocean’s View incarne parfaitement l’essence de l’art déco, qui était un mouvement artistique que l’on retrouve dans New York. Les bâtiments caractéristiques de ce courant partagent des éléments communs, comme des structures sculpturales avec des piliers longs et ininterrompus entre des colonnes de fenêtres et des ornements sur les tympans. Ces choix ont été faits pour accentuer la hauteur des bâtiments, une caractéristique retrouvée même sur des structures plus petites à travers la ville. Les architectes new-yorkais étaient à l’avant-garde de l’utilisation de nouveaux matériaux, y compris des synthétiques comme le bakélite et le plastique formica, ainsi que le nirosta, un alliage d’acier résistant à la corrosion qui a permis une utilisation plus répandue du métal pour les façades des gratte-ciel, caractéristique de l’art déco aux États-Unis. Il est à noter que ce courant prend naissance dans les années 1910 et 1920 en Europe et s’importera plus tardivement outre-Atlantique. 

L’hôtel Ocean’s View, en plus de ses caractéristiques architecturales typiques de l’art déco tels que les motifs géométriques et la symétrie, dévoilent l’utilisation de matériaux novateurs. Des éléments tels que la pierre de taille multicolore, le calcaire, la brique de verre, l’aluminium et même des aciers spéciaux sont intégrés dans les détails de l’hôtel.

L'Ocean's View Hotel
L’Ocean’s View Hôtel

L’ornementation somptueuse, définie par l’historienne de l’architecture Rosemarie Haag Bletter comme l’élément le plus marquant de l’art déco, est parfaitement représentée dans cet édifice. L’hôtel Ocean’s View met en avant des éléments décoratifs élaborés, avec des reliefs, des mosaïques et des sculptures. Des motifs allégoriques tels que des ruches d’industrie, des figures évoquant l’industrie et les arts, ainsi que des personnifications de vertus, enrichissent les façades et les espaces intérieurs, rappelant l’opulence et l’abondance des décorations de l’époque art déco.

L'intérieur du Waldorf Astoria
L’intérieur du Waldorf Astoria
L'intérieur de l'Empire State Building
L’intérieur de l’Empire State Building

De plus, l’intrication de l’art déco avec l’architecture commerciale trouve son écho dans la conception de l’hôtel Ocean’s View. L’accent mis sur l’ornementation riche et captivante était attrayant pour les clients commerciaux souhaitant un style moderne mais accepté. Les lobbies et les entrées des gratte-ciel s’inspiraient des décors de théâtre, utilisant des ferronneries élaborées et du verre dépoli pour créer une ambiance spectaculaire dès l’entrée. Ce lieu représente un exemple emblématique fictif de l’architecture art déco à New York, combinant la majesté des formes géométriques avec la somptuosité de l’ornementation, transportant les joueurs dans l’époque dorée de cette esthétique architecturale.

Le Poet’s Cinema : vestige de la culture populaire américaine

Le Poet’s Cinema, lieu d’art et essai, s’inscrit comme une des reliques historiques du New York d’Alan Wake. Cela témoigne d’une époque révolue où le cinéma jouait un rôle central dans la vie culturelle américaine. Son architecture rétro, empreinte d’une esthétique pittoresque, transporte le joueur dans le charme nostalgique des salles obscures d’autrefois.

Ces cinémas de quartier se distinguent par leurs façades, ornées de marquises sculptées, de néons chatoyants et d’enseignes lumineuses rappelant l’âge d’or du cinéma. Les écriteaux rétro, avec leurs lettrages élégants et leurs motifs décoratifs, évoquent l’ambiance chaleureuse qui régnait à l’époque où ces établissements étaient au cœur de la vie sociale et culturelle locales.

Le Poet's Cinema dans Alan Wake 2
Le Poet’s Cinema dans Alan Wake 2
Le cinéma new yorkais Empire
Le cinéma new yorkais Empire

Les salles elles-mêmes sont empreintes d’une atmosphère historique, avec leurs rangées de sièges en velours, leurs balcons élégants et leurs écrans encadrés par des rideaux somptueux, offrant une immersion totale dans l’ambiance rétro du cinéma d’antan. Cette ambiance architecturale est parfaitement rendue avec la salle principale du Poet’s Cinema, où l’on peut prendre entre autres le temps de visionner le film de Thomas Zane Yötön Yö / Nightless Night dans son intégralité, au côté des ombres qui l’observent aussi. 

Ces édifices, bien que modestes comparés aux multiplexes modernes, symbolisent une époque où le cinéma était bien plus qu’un simple divertissement. Ils étaient des lieux de rassemblement social, où les communautés partageaient des expériences fortes. Leur préservation dans le jeu rappelle l’importance de la culture cinématographique américaine et évoque un sentiment de nostalgie pour une ère où ces salles obscures étaient au cœur de la vie urbaine. Cette même nostalgie faisant notamment écho aux regrets que ressent Alan Wake dans le Dark Place et qui le modèle.

Un jeu de arthouse horror

Ari Aster, Robert Eggers, Jordan Peele, Mike Flanagan. Quatre noms dont vous avez certainement entendu parler si vous vous intéressez ne serait-ce que superficiellement au cinéma et que vous avez lu cet article jusqu’ici. Ce sont les représentants éminents, certainement les plus populaires, de ce que l’on appelle l’elevated horror. Ils sont devenus un véritable phénomène du grand écran, capables de réinterpréter le genre au niveau audiovisuel mais, surtout, d’utiliser son langage classique pour donner vie à des allégories efficaces. On voit ainsi l’horreur des relations toxiques, des drames familiaux, des problèmes sociaux systémiques et des pathologies mentales devenir partie intégrante d’histoire où la peur, le dégoût et la tension ne sont plus des fins en soi. Ils sont utilisés pour perturber le spectateur beaucoup plus profondément, en le poussant à la réflexion.

Get Out, symbole de ce renouveau de l'elevated horror
Get Out, symbole de ce renouveau de l’elevated horror

Les films d’arthouse horror se distinguent par leur focalisation sur la construction minutieuse d’une atmosphère, le développement profond des personnages, l’exploration de styles cinématographiques uniques et la réflexion approfondie sur des thèmes philosophiques, afin de susciter une expérience qui va bien au-delà de simples frissons. Ces oeuvres se démarquent en tant que créations résultant de la rencontre fascinante entre l’art et le divertissement, naviguant habilement entre les conventions de ce concept et la vision artistique personnelle. Historiquement, ce genre a été associé de manière vague au J-horror japonais et au Giallo italien, chacun apportant sa propre approche distinctive à l’horreur artistique. Dans les années 2000, un mouvement cinématographique provocateur est apparu en France, portant le nom évocateur de New French Extremism. Ce courant s’est illustré par des films transgressifs et audacieux, s’aventurant vers une forme d’art expérimental. Ces œuvres s’éloignent délibérément des schémas traditionnels du genre, privilégiant une exploration poussée de l’horreur psychologique, sociale et existentielle. Cela a marqué une rupture avec les conventions habituelles, donnant lieu à des films d’une intensité viscérale, témoignant d’une quête audacieuse de repousser les limites du cinéma d’horreur et de l’art cinématographique en général (comme Martyr de Pascal Laugier ou encore Irréversible de Gaspard Noé) .

Alan Wake 2 se positionne en tant qu’expérience narrative transgressive, rappelant les éléments de récit discordants et intrigants, présents dans des œuvres emblématiques telles que Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene. La dichotomie entre la réalité et la fiction, explorée dans le premier opus, s’apparente à une immersion dans l’instabilité psychologique du protagoniste, dépeignant une réalité subjective. Alan Wake 2 évoque des questionnements plus profonds sur la perception individuelle et la nature de la réalité, tout comme l’opère Suspiria de Luca Guadagnino dans sa réinterprétation artistique.

Le Cabinet du Docteur Caligari
Le Cabinet du Docteur Caligari
Suspiria
Suspiria

Parallèlement à des réalisations cinématographiques comme Hausu, Alan Wake a su façonner une esthétique visuelle et sonore immersive, plongeant le joueur dans un univers où chaque élément visuel et auditif incarne un rôle significatif. Cette construction esthétique, évoquant des tableaux en mouvement, établit une symbiose entre la terreur et la beauté. Alan Wake 2 semble vouloir étendre cet aspect, offrant une plongée encore plus profonde dans un paysage visuel où la plastique et l’horreur s’entremêlent pour évoquer des émotions complexes. À l’instar de Häxan, Alan Wake transcende le simple frisson pour explorer des thèmes existentiels tels que l’identité et la santé mentale. Le jeu initial agit comme un miroir sur les peurs intérieures et les tourments psychologiques, engageant les joueurs dans une réflexion sur les méandres de l’âme humaine. En projetant une continuité de cette exploration thématique, Alan Wake 2 se place comme une plateforme pour des introspections encore plus aiguës, invitant à une réflexion plus poussée notamment avec le thème du jeu tournant autour de la création artistique face à son créateur. 

Häxan, un film toujours actuel grâce à réalisation moderne
Häxan, un film toujours actuel grâce à réalisation moderne

Dans le domaine de l’horreur, les images ont toujours joué un rôle clé dans la narration. Non seulement, elles peuvent nous effrayer plus profondément que n’importe quelle conversation, mais elles permettent également d’exprimer les thèmes de la terreur qui ne sont pas faciles à exprimer en mots. À l’image de nombreuses productions du studio A24 telles que Hereditary, The Witch, Lamb, Men, Under the Skin ou le récent Talk to Me, Remedy propose un vrai rafraîchissement en faisant appel à l’un de ces premiers sous-genres cinématographiques. En renouant avec l’arthouse horror du début du siècle, propre à l’expressionnisme allemand au cinéma, Alan Wake 2 se permet de proposer une vision artistique généreuse tout en abordant des thèmes comme l’existentialisme voire l’horreur cosmique par moment. 

Le jeu de Remedy transcende les frontières narratives de l’horreur en se métamorphosant sous nos yeux. Il devient un récit conscient de lui-même, une réflexion sur sa propre transformation en une histoire horrifique tissée par la plume d’Alan/Scratch. C’est cet état de conscience, cette lucidité sur ses propres codes et évolutions, qui lui permet de s’élever au-delà des conventions. L’histoire s’imbrique dans une exploration profonde de la psyché humaine et de la santé mentale, soulignant ainsi la conscience aiguë du jeu sur sa propre mutation. Ce niveau de connaissance lui permet non seulement de suivre le parcours d’une histoire cauchemardesque, mais aussi de se réinventer, de se transformer complètement au fil de son évolution. Alan Wake 2 devient ainsi le reflet d’une métamorphose narrative, transcendant ses propres limites pour se plonger dans les abysses de l’horreur psychologique. Tout cela lui permet de devenir une expérience profondément réfléchie et transformatrice, s’engageant ainsi dans une mutation qui redéfinit les contours mêmes de l’horreur dans les jeux vidéo.

Les inspirations picturales 

Comme nous venons de le montrer, Alan Wake 2 s’inscrit dans un courant moderne d’arthouse horror, que l’on veuille appeler ça elevated horror ou sous un autre nom, mais surtout s’inscrit comme de multiples inspirations artistiques propres à ce courant : le romantisme, le surréalisme et l’expressionnisme allemand. 

L’exploration de la nature sublimé par la romantisme 

Le mouvement romantique, florissant à la fin du 18ᵉ siècle et au début du 19ᵉ siècle en Allemagne et en Angleterre, a profondément influencé diverses disciplines artistiques. En peinture, des artistes tels que Caspar David Friedrich ont capturé des paysages évocateurs, mettant en scène des scènes grandioses et contemplatives qui reflétaient l’émotivité humaine. Eugène Delacroix, avec sa palette et ses sujets exotiques, a incarné le romantisme français à travers des œuvres telles que La Liberté guidant le peuple. Les artistes et écrivains accordaient une grande valeur à l’imagination, à l’intuition et à la subjectivité. Ils cherchaient à échapper aux contraintes rationnelles de l’ère des Lumières pour explorer le mystère et l’irrationnel. Leur travail s’inspirait souvent de la nature, en la présentant comme un lieu de liberté et parfois d’émerveillement, mais aussi comme un miroir des états d’âme humains. Les œuvres romantiques sont souvent empreintes de mélancolie, de passion, de nostalgie et d’une quête de liberté artistique et spirituelle.

Heinrich Füssli - Le Cauchemar
Heinrich Füssli – Le Cauchemar
Caspar David Friedrich - Voyageur au-dessus de la mer de brume
Caspar David Friedrich – Voyageur au-dessus de la mer de brume

L’essence romantique s’ancre dans la manière dont Alan Wake 2 explore les émotions humaines avec profondeur. À l’instar de ce courant, le jeu plonge dans le tumulte des sentiments, dépeignant avec intensité la gamme des émotions humaines. Tout comme ces artistes représentaient l’amour, la peur, la passion, la mélancolie, Alan Wake 2 offre une palette riche de ressentis qui résonnent au plus profond de l’âme du joueur.

Parallèlement, cette approche de magnifier la nature se reflète dans les paysages grandioses et parfois inquiétants du jeu. Comme ces artistes étaient fascinés par la majesté et la terreur des éléments naturels, Alan Wake 2 présente des décors qui suscitent à la fois émerveillement et appréhension. Les forêts sombres et mystérieuses de Bright Falls, le lac omniprésent et les montagnes imposantes plongent le joueur dans une atmosphère sublime, où la nature devient un personnage à part entière, imprégnant l’expérience d’une aura à la fois enchanteresse et redoutable. On retrouve encore une fois cette idée que New York est bien plus qu’une toile de fond ; elle est presque un personnage à part entière, déployant son propre caractère à travers ses rues, ses quartiers et son architecture. La complexité de New York, avec ses contrastes entre les quartiers, les couches historiques et culturelles, reflète la dualité des concepts explorés dans le jeu. Cette dualité entre lumière et obscurité, entre réalité et cauchemar, trouve un écho dans la diversité et la richesse architecturale de la ville. New York devient une représentation physique de la complexité psychologique et existentielle présente dans le jeu.

La forêt romantique autour de Bright Falls
La forêt romantique autour de Bright Falls

En puisant dans l’héritage romantique, Alan Wake 2 embrasse l’idée de l’inconnu et de la transcendance, invitant les joueurs à une introspection face à la grandeur mystique de la nature. Cette immersion façonne une expérience où le joueur est appelé à explorer non seulement les méandres de l’esprit humain, mais aussi à se connecter profondément avec le monde qui l’entoure.

L’héritage artistique de Joseph Mallord William Turner, fameux pour sa représentation magistrale de la confrontation entre la lumière et les ténèbres, imprègne de manière saisissante l’esthétique d’Alan Wake 2. Tel un artiste peignant une toile tumultueuse, le jeu capte habilement cette dualité entre l’ombre menaçante et les lueurs salvatrices.

Alan Wake 2 déploie une palette chromatique riche, évoquant des paysages où la lumière et l’obscurité s’affrontent perpétuellement. Comme dans les toiles de Turner, le jeu juxtapose habilement des éléments contrastés : des rues urbaines baignées de lueur dorée et des recoins de forêt où les ombres règnent en maître. Cette dichotomie esthétique n’est pas seulement visuelle ; elle s’étend à une dimension émotionnelle et symbolique, suscitant une intensité captivante chez le joueur. On retrouve cette coexistence au cœur même de l’histoire et du gameplay du jeu : entre Alan et Saga, entre Alan et Mr Scratch, entre Bright Falls et le Dark Place.

Joseph Mallord William Turner - The Forest of Bere
Joseph Mallord William Turner – The Forest of Bere
Le jeu de lumière romantique de Alan Wake 2
Le jeu de lumière romantique de Alan Wake 2

L’utilisation subtile des jeux de lumière et d’ombre dans Alan Wake 2 n’est pas seulement une question d’esthétique. Elle transcende le simple effet visuel pour devenir une expression symbolique de la dualité omniprésente dans la nature humaine. Tout comme Turner capturait la majesté et la fragilité des paysages naturels, le jeu expose la vulnérabilité de l’âme humaine face à ses propres ténèbres intérieures et à la lumière salvatrice de l’espoir. Cette résurgence de l’héritage de Turner dans Alan Wake 2 confère à l’expérience une profondeur émotionnelle inégalée. L’exploration de cette confrontation devient une métaphore poignante de la lutte intérieure du protagoniste et par extension, du parcours émotionnel et psychologique du joueur au sein de cet univers envoûtant.

Représenter les rêves et incohérences de l’esprit en s’inscrivant dans le surréalisme

L’expressionnisme, à travers l’objectif de Die Brücke (Le Pont, 1959), trouve une résonance profonde avec l’esthétique d’Alan Wake 2. Edvard Munch, l’un des précurseurs de ce mouvement, a exploré l’expression des émotions humaines à travers des œuvres telles que Le Cri et La Nuit étoilée, plongeant directement dans les tourments intérieurs et la détresse psychologique. La représentation brutale des émotions chez Munch s’infiltre dans les décors déformés et les variations chromatiques d’Alan Wake 2. Les environnements du jeu deviennent des toiles vivantes où les formes et les couleurs traduisent les tourments intérieurs du protagoniste.

Affiche du film Die Brücke
Affiche du film Die Brücke

La technique d’Edvard Munch avec l’usage des ombres et des contrastes pour définir les contours des personnages et des décors trouve un parallèle dans Alan Wake 2. Les ombres sculptent les contours des environnements du jeu, renforçant l’oppression narrative et offrant une immersion angoissante dans l’univers du jeu. Le Cri d’Edvard Munch, par exemple, plonge dans la représentation émotionnelle brute. Ce tableau emblématique n’a pas pour objectif de réduire la réalité à ses formes fondamentales, mais plutôt de saisir l’essence de l’angoisse et du désespoir. Avec cette œuvre, la figure centrale, contorsionnée par la terreur, se trouve sur un fond tourmenté. Les lignes ondulées de l’arrière-plan semblent refléter la détresse du personnage. Ces tourbillons, ces formes évoquent davantage une atmosphère angoissante que la représentation abstraite d’une réalité réduite à des formes géométriques fondamentales.

Edvard Munch - Le Cri
Edvard Munch – Le Cri

Le Cri cherche à exprimer la terreur, l’angoisse et la détresse ressenties par l’artiste lui-même. Il ne s’agit pas d’abstraction ou de simplification, mais plutôt d’une tentative de saisir l’essence d’un moment, de matérialiser une émotion intense et tourmentée à travers une représentation figurative chargée de sentiments. Tout comme cette œuvre, le jeu vise à transmettre des émotions intenses à travers des représentations visuelles chargées d’une tension palpable.

Dans le domaine cinématographique, Le Cabinet du Docteur Caligari (1920) de Robert Wiene et Nosferatu (1922) de Friedrich Wilhelm Murnau sont emblématiques de l’expressionnisme au grand écran. Ces films se caractérisent par des décors anguleux, des ombres menaçantes et des montages déstabilisants, créant des atmosphères d’angoisse et de tension. Alan Wake 2 utilise cette esthétique pour construire des environnements où les formes et les jeux de lumière torturés instaurent une ambiance oppressante, amplifiant ainsi les émotions ressenties par le joueur.

Extrait de Nosferatu
Extrait de Nosferatu
Alan Wake luttant contre les ombres
Alan Wake luttant contre les ombres

Bien sûr, l’influence artistique de courants comme l’expressionnisme, jusqu’à leur réinterprétation dans d’autres médiums artistiques comme la bande dessinée, est démontrée de manière captivante par des artistes tels que Mike Mignola, connu pour son travail sur Hellboy. Mignola s’en inspire grandement, en particulier dans son utilisation des ombres et des contrastes, pour façonner un univers visuel unique. Dans les œuvres de Mignola, elles jouent un rôle essentiel, définissant les contours des personnages et des décors de manière frappante. De même, dans Alan Wake 2, l’utilisation des ombres et des contrastes crée des environnements oppressants et angoissants, tout en renforçant les éléments narratifs. L’adaptation de cette esthétique dans un médium comme la bande dessinée par Mignola montre comment les courants artistiques peuvent transcender les frontières des disciplines.

Pinocchio par Mike Mignola
Pinocchio par Mike Mignola
Couverture de B.P.R.D.: The Devil You Know par Mike Mignola
Couverture de B.P.R.D.: The Devil You Know par Mike Mignola

À l’image des artistes de ce mouvement, le jeu offre une représentation brute et intense des émotions humaines, plongeant le joueur dans un univers où les tourments intérieurs prennent forme à travers des décors déformés et des jeux de lumière oppressants. Comme l’ont fait des figures emblématiques telles que Munch, Wiene et Murnau dans leur médium artistique respectif, Alan Wake 2 s’approprie ces principes pour créer une expérience où l’émotion, la tension et la puissance des sentiments prédominent. Cette exploration des émotions à l’état brut, cette représentation des tourments intérieurs, ces décors angoissants, tout cela témoigne du legs vivant et puissant de l’expressionnisme allemand dans le domaine du jeu vidéo.

La philosophie dans Alan Wake 2 : la puissance narrative du regret 

Alan Wake 2 embrasse une profondeur philosophique qui se dévoile à travers plusieurs prismes, reflétant des influences variées et riches pour mettre en abîme les thèmes au centre du jeu que sont la confrontation entre le rationnel et l’inconnu, la quête de sens et le concept de cycle temporel. 

Robert W. Chambers et Le Roi en jaune

L’œuvre de Robert W. Chambers, Le Roi en jaune, est une référence majeure pour comprendre les méandres narratifs et psychologiques d’Alan Wake 2. Chambers explore l’incertitude et l’ambiguïté entre la réalité et le surnaturel. Cette influence se fait sentir de manière remarquable dans le jeu, où la frontière entre la réalité et l’irréalité se brouille autour des deux protagonistes. Joyau de la littérature décadente américaine, ce recueil de nouvelles déploie un monde singulier, entremêlant horreur, fantastique et intrigue policière. La lecture d’une pièce de théâtre énigmatique semble déclencher une folie indescriptible chez de jeunes artistes, les plongeant tour à tour dans des larmes, des éclats de rire et des frissons de terreur indicible.

Le Roi en jaune aux éditions Calidor
Le Roi en jaune aux éditions Calidor

Les héros entrevoient un monde onirique reflétant leurs cauchemars les plus sombres, où règnent Hastur et Carcosa, sous la domination redoutable du Roi en jaune. Comme un écho des écrits d’Edgar Allan Poe, cette œuvre a laissé son empreinte sur des figures notables telles que Marion Zimmer Bradley et H. P. Lovecraft, tout en marquant également la série à succès américaine True Detective, mentionnée précédemment. De manière similaire, Alan Wake 2 explore ces zones grises de la perception, faisant naître des doutes quant à la nature même de ce qui est perçu. Le protagoniste est confronté à des phénomènes qui ébranlent les fondements de la logique et de la raison, reflétant la fragilité de l’esprit humain face à l’inconnu.

Le jeu s’approprie avec brio cette ambiguïté, semant le doute dans l’esprit du joueur mais aussi de Saga elle-même, notamment autour de la réalité ou non de la vie de Saga, de sa famille et ses proches. Les limites entre ce qui est tangible et ce qui est issu de l’imagination deviennent floues, incitant à remettre en question la validité de la réalité présentée. Cette expérience immersive plonge le joueur dans une dimension où la folie et la lucidité se confondent, reproduisant ainsi la tension psychologique explorée dans Le Roi en jaune.

Schopenhauer, Nietzsche et l’Absurdité Existentielle

Les réflexions de Schopenhauer et de Nietzsche imprègnent la quête existentielle d’Alan Wake, plongé dans un océan d’absurdité et de tumulte. Schopenhauer, philosophe de la volonté et de la représentation, par du postulat que le monde est une illusion, une représentation subjective de l’esprit humain. Cette idée se matérialise dans le jeu à travers les multiples réalités altérées auxquelles le protagoniste est confronté. Les distorsions, les univers parallèles et les perceptions changeantes reflètent cette nature illusoire, semant le doute quant à la vérité de ce qui est perçu. On fait face à ce sentiment en manipulant notamment les scènes via la pièce de l’écrivain d’Alan Wake ou encore en manipulant la lumière et en faisant ainsi apparaître d’autres pans de cette fausse réalité.

Le tableau de la pièce de l'écrivain, nous permettant de façonner la réalité d'Alan Wake
Le tableau de la pièce de l’écrivain, nous permettant de façonner la réalité d’Alan Wake

D’autre part, la perspective nihiliste de Nietzsche sur la mort de Dieu et la nécessité de créer ses propres valeurs résonne dans l’exploration par le jeu du vide existentiel. Face à un monde désenchanté et dépourvu de repères, le protagoniste se confronte à un désespoir profond, cherchant à donner un sens à une réalité qui semble dénuée de signification. Cette quête intérieure de valeurs et de compréhension dans un monde où les certitudes s’effondrent rappelle les concepts nietzschéens de la volonté de puissance et de la création de nouvelles valeurs en l’absence de références traditionnelles. C’est notamment via l’arc d’Alice Wake que cet aspect de la philosophie de Nietzsche est abordé, dans sa démonstration compulsive visant à capturer ce qu’elle pense être l’essence de son mari disparu dans le Dark Place. Cette exposition est pour elle le seul moyen de ne pas perdre pied avec sa vie, de garder une forme d’espoir face à l’incongruité de sa situation. 

Scratch sera présent tout le temps dans cette aventure
Scratch sera présent tout le temps dans cette aventure

L’absurdité existentielle qui traverse Alan Wake 2 s’inscrit dans la lignée des questionnements philosophiques sur la nature de la réalité et du destin. Schopenhauer et Nietzsche, chacun à leur manière, offrent des clés de lecture pour comprendre les tourments intérieurs du protagoniste, confronté à un monde où la signification semble se dérober.

Deleuze et la Temporalité Déformée

Les fondements philosophiques de Deleuze sur la différence et la répétition se manifestent de manière saisissante dans la structure narrative du jeu de Remedy. L’œuvre explore la temporalité de façon déconstructiviste, invitant le joueur à s’aventurer dans un dédale où les repères temporels vacillent. La répétition des motifs et des schémas crée une expérience où la linéarité circonstancielle se dissout, où les événements semblent se répéter sans cesse, érodant les frontières entre passé, présent et futur. Après tout, il est bon de se rappeler que nous ne sommes pas dans un cycle, mais dans une spirale.

Cette approche déstabilisante de la temporalité reflète la philosophie deleuzienne de la multiplicité des possibles. Les événements se réitèrent, se superposent, créant une trame narrative où la réalité semble se tordre sur elle-même. Deleuze envisage des mondes parallèles, des singularités complexes évoluant dans un espace-temps non-linéaire. Cette vision se matérialise dans le jeu, défiant les notions conventionnelles du temps et de la réalité pour offrir une immersion dans un univers où la perception de ces éléments est altérée.

La figure de la spirale est omniprésente dans le jeu
La figure de la spirale est omniprésente dans le jeu
Et ce n'est pas sans rappeler Uzumaki de Junji Ito
Et ce n’est pas sans rappeler Uzumaki de Junji Ito

Prenons l’exemple des boucles temporelles : les protagonistes revivent des événements, répétant des actions dans un cycle sans fin. Cette récurrence, bien que paraissant identique, révèle des nuances, des variations subtiles qui altèrent le déroulement des événements. Deleuze évoquait cette idée de différence à l’intérieur de la répétition, soulignant que chaque réitération renferme des variations, créant ainsi une multiplicité au sein de la continuité.  De plus, la manière dont le jeu manipule l’expérience et les dimensions parallèles reflète la vision deleuzienne des mondes multiples. Le New York cauchemardesque, qu’Alan traverse, illustre cette conception où chaque réalité coexiste simultanément, défiant ainsi l’idée d’une chronologie linéaire. En outre, les motifs visuels et sonores récurrents dans le jeu, bien qu’apparemment identiques, révèlent des altérations subtiles à chaque occurrence

Ces mécanismes de jeu illustrent donc la philosophie deleuzienne de la multiplicité et de la différence à l’intérieur de la répétition, proposant une immersion dans un univers où la temporalité est déformée, les réalités se superposent et chaque itération renferme une richesse de variations, alimentant ainsi une expérience immersive et intellectuelle riche en nuances.

L’inquiétante étrangeté de Sigmund Freud et Martin Heidegger

Les développeurs créent des environnements que les joueurs peuvent facilement identifier, mais les modifient ensuite de manière à créer un sentiment de léger décalage. Ces environnements déstabilisants peuvent créer un malaise psychologique évoquant la théorie de l’angoisse de Sigmund Freud.

Le terme « uncanny » est familier au domaine vidéoludique. Par exemple, l’“Uncanny Valley” (vallée de l’étrange) est fréquemment associée aux jeux vidéo et autres médias animés qui tentent de capturer la ressemblance humaine par le biais d’images générées par ordinateur. Au lieu d’obtenir des formes humaines convaincantes, les personnages ressemblent à des cadavres et suscitent donc un sentiment de dégoût et d’effroi. Cette facette de l’inquiétude liée aux jeux vidéo est le résultat d’inexactitudes et de limitations technologiques involontaires. Bien que la théorie de l’Uncanny Valley dérive des idées initiales de Freud sur l’angoisse, ce n’est pas le même type d’affres que l’on ressent en jouant à Alan Wake 2

Senua dans Hellblade II
Senua dans Hellblade II

La création d’une horreur psychologique par le biais de l’étrangeté est un choix de conception intentionnelle que l’on retrouve dans plusieurs jeux vidéo. Le terme « uncanny » est la description par Freud du mot allemand unheimlich, qui est « le contraire de heimlich, qui signifie ‘familier’, ‘natif’, ‘appartenant à la maison' », c’est-à-dire quelque chose de non-familier et de non-domestique. L’environnement d’un jeu, en particulier celui des jeux d’horreur, accentue l’unheimlich en prenant un cadre reconnaissable et en le perturbant jusqu’à l’anxiété.

La théorie de Freud est apparue dans son essai de 1919, justement intitulé L’inquiétante Étrangeté. Dans cet essai, Freud met par écrit ses idées concernant les sentiments de déstabilisation et de peur à travers un seuil de familiarité et d’inconnu. Dans les jeux vidéo, l’inquiétude peut se manifester de deux manières : d’abord, comme indiqué précédemment, par l’Uncanny Valley et ensuite, par l’invocation directe des angoisses que Freud a explorées dans son essai : le paradoxe que le familier ne devrait pas être inquiétant.

La théorie du double est l’un des aspects centraux des principaux arguments de Freud dans sa théorie de l’angoisse. Le double renvoie à l’idée d’une ombre ou d’une image en miroir. Il est souvent une représentation allégorique d’un second moi ou d’une seconde conscience, et se manifeste généralement par l’image d’un doppelgänger. Dans les jeux vidéo, cette figure peut faire référence à l’avatar du joueur, qui agit comme un doppelgänger permettant au joueur de jouer des scénarios qu’il ne pourrait normalement pas réaliser. Cependant, le doppelgänger peut conduire à une représentation inexacte de soi qui évoque la vallée de l’ombre. Le fait de considérer d’autres aspects du double nous permet d’éviter cette association, car, comme indiqué précédemment, l’Uncanny Valley n’est pas intentionnelle.

La figure du double est au coeur de l'arc de Alan Wake
La figure du double est au coeur de l’arc de Alan Wake

Outre l’étrangeté de Freud, Martin Heidegger a développé une théorie semblable et sa conceptualisation de la sensation est reconnaissable dans les jeux vidéo. Freud et Heidegger abordent tous deux les désagréments de l’inquiétante étrangeté, mais celle d’Heidegger se concentre distinctement sur les théories de la temporalité. Il affirme que la sensation de paradoxe face au familier est atteinte lorsqu’un individu expérimente ou considère l’impossibilité d’un être infini. La théorie d’Heidegger peut être comparée à la sensation troublante du déjà-vu, le sentiment de vivre un événement comme s’il s’était déjà produit auparavant. Cette sensation renvoie à la compréhension linéaire que nous avons du temps et crée un malaise. Cela suggère qu’une seule existence peut être multipliée, introduisant la notion de double. Cette théorie est au cœur des troubles que traverse Alan Wake, via son doppelgänger Mr Scratch, voire même avec Thomas Zane qui revêt les mêmes traits que lui.

Séquence avec Thomas Zane
Séquence avec Thomas Zane
Séquence avec Thomas Zane
Séquence avec Thomas Zane

Dans le cadre de l’étrangeté heideggérienne et freudienne, le double peut être la manifestation externe de la répétition involontaire de certaines situations. Cela évoque le sentiment de quelque chose de fatidique et d’inéluctable qui déstabilise les individus. Cela amène les individus à réévaluer chaque expérience et à se demander laquelle est la plus authentique, ce qui invoque des sentiments de méconnaissance inquiétante.

Spiritualité Nordique et Quête de Sens

L’empreinte de la spiritualité nordique ici transcende une simple esthétique pour façonner les fondements narratifs et métaphysiques du jeu. La mythologie viking, ancrée dans des récits de lutte entre les forces de la lumière et des ténèbres, s’entremêle à la trame du jeu pour incarner une bataille épique entre les éléments surnaturels, entre la réalité et le Dark Place, plongeant les protagonistes et le joueur dans un univers où les enjeux dépassent les simples contours de la réalité.

La notion du destin, pilier central de la mythologie nordique, transparaît dans la quête existentielle d’Alan et Saga. Comme les héros nordiques façonnés par les Nornes, les tisseuses du destin, les protagonistes sont pris dans les fils inextricables d’une destinée mystérieuse et implacable. Cette imbrication de la figure mythique dans le récit confère une dimension épique à la quête du protagoniste pour trouver un sens à son périple, même lorsque les forces semblent dictées par des forces qui les dépassent. On ressent notamment cela lorsque Alan et Saga se retrouvent au téléphone dans le Dark Place avec ce qui semble être d’autres versions d’eux-mêmes pour les guider, ou bien encore lorsqu’Alan Wake écrit littéralement le destin de Saga pour se sauver lui-même. 

Les Old Gods of Asgard sont un clin d'oeil intéressant à cete mythologie nordique
Les Old Gods of Asgard sont un clin d’oeil intéressant à cete mythologie nordique

Un autre exemple concret de cette influence peut être observé dans la représentation des lieux ou des éléments naturels. Les forêts touffues, les lacs profonds ou les montagnes majestueuses, souvent présents dans la mythologie nordique, revêtent dans le jeu une aura mystique et sacrée, renforçant l’idée de la cohabitation entre les forces naturelles et les entités surnaturelles. On retrouve cette influence de manière bien plus frontale avec le groupe The Old Gods of Asgard, composé de Thor et Odin.

De plus, la lutte éternelle entre le bien et le mal, véhiculée à travers la mythologie nordique, se reflètent dans les affrontements entre Alan Wake, Saga Anderson et la Dark Presence. Cette dualité entre la lumière et les ténèbres, non seulement physique, mais aussi métaphysique, incarne la quête constante de sens et de justice du protagoniste dans un monde où ces forces antagonistes s’affrontent sans relâche. La spiritualité nordique, intégrée de manière subtile mais profonde dans Alan Wake 2, enrichit ainsi le récit en offrant des strates supplémentaires de signification et de conflits. Cela illustre une vision épique du destin et de la lutte perpétuelle entre des forces cosmiques, tout en donnant au protagoniste une quête existentielle ancrée dans une mythologie riche en symboles et en significations.


À n’en pas douter, Alan Wake 2 est un jeu d’une générosité folle, regorgeant d’inspirations et d’influences que l’équipe créative a pris le temps de maturer durant de nombreuses années afin de proposer une œuvre, véritable chef d’œuvre d’horreur existentialiste. Nous sommes face à une réalisation qui met tout en place pour montrer la viscéralité de l’acte de création artistique et cette volonté transpire aussi bien dans le level design, le gameplay que les visuels. Alan Wake 2 est une œuvre d’art vidéoludique qui va marquer le genre de l’horreur et les jeux vidéo.

Sources

Livres

Adam Scovell, Folk Horror: Hours Dreadful and Things Strange, Auteur Publishing, 2017

Collectif, David Lynch : cauchemar américain, Rockyrama, 2022

Collectif, David Fincher : néo-noir, Rockyrama, 2021

Documentaires

Kier-La Janisse, Woodlands Dark and Days Bewitched: A History of Folk Horror, 2021, 3h14

Rodney Ascher, Room 237, 2013, 1h47

Articles – Internet

https://zoraburden.weebly.com/the-esoteric-symbolism-of-twin-peaks.html

https://alanwake.fandom.com/wiki/Mind_Place

http://quarterly.politicsslashletters.org/dreamer-twin-peaks-return/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Doppelgänger_(folklore)#:~:text=Un%20Doppelgänger%20est%20un%20mot,plus%20souvent%20un%20jumeau%20maléfique.

https://theasc.com/articles/twin-peaks-dreams-doubles-and-dopplegangers

https://celluloidwickerman.com

https://www.writework.com/essay/analysis-acting-jodie-foster-silence-lambs

https://soar.suny.edu/bitstream/handle/20.500.12648/11973/4294_Mai-laya_Govia.pdf?sequence=1&isAllowed=y

https://edinburghuniversitypress.com/pub/media/resources/9781474475907_Post-Horror_Chapter1.pdf

https://www.theguardian.com/books/gallery/2016/jan/05/subway-art-book-new-york-graffiti-street-art-1970s-in-pictures

https://www.kosmorama.org/en/kosmorama/artikler/art-nouveau-production-design-and-contemporary-horror-film

http://ergopsy.com/theorie-de-l-angoisse-a438.html#:~:text=Angoisse%20et%20conflit%20intra-psychique,de%20plaisir%20et%20de%20réalité

https://www.cairn.info/revue-champ-lacanien-2011-2-page-195.htm

Vidéos

Aperture 102, Yötön Yö / Nightless Night – A Thomas Zane Film, 2023, 19 min 53, URL : https://youtu.be/JYWoWRbxXeM?si=4HoIV1jm3y0LhCUA

Thomas Flight, The Art Movement That Changed Film Forever, 2022, 13 min, URL : https://youtu.be/1wVCheO-0oM?si=uYFK6BAQuEKD4yt3

Alt 236, STENDHAL SYNDROME # 10 : Zdzisław Beksiński, 2019, 54 min 32, URL : https://youtu.be/3vaq3Y_cnfQ?si=-0iwQbRDdboebtrM

Every Frame a Painting, David Fincher – And the Other Way is Wrong, 2014, 7 min 28, URL : https://youtu.be/QPAloq5MCUA?si=A1ZN0qXA98wTZ6IT

Blow Up, l’actualité du cinéma (ou presque) – ARTE, David Fincher par Laetitia Masson – Blow Up – ARTE, 2023, 17min 20, URL : https://youtu.be/K80dwjLaacE?si=hu62KDgz1xBh7HEK

Then & Now, Introduction to Deleuze: Difference and Repetition, 2018, 16 min 33, URL : https://youtu.be/AUQTYlCTfek?si=gfw2TaS7rJdYjMP1

Remedy Entertainment, Alan Wake 2 – Behind The Scenes, 2023, URL : https://youtube.com/playlist?list=PLghgx4hV3feVusgLM6rxUPoKrnDKLafXw&si=iM1lSSJy1CLn18U8

Jacob Geller, We’re Not Remaking Horror Games, We’re Chasing Nightmares, 2023, 32 min 37, URL : https://youtu.be/V8Hs8_DzU3M?si=HAJkuEs1VpzLZTR8

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