Interview de Kham, game designer sur Road 96
Des road trips vidéoludiques, il n’y en a pas des masses. En tout cas, peu de jeux retranscrivent ce fameux mélange de liberté, de gestion d’imprévus et de rencontres, au sein d’un voyage comportant une destination à atteindre. Nous avons par exemple Life is Strange 2, dont le road trip fait partie de la trame narrative, mais dont le peu de liberté en bride le sentiment. The Last of Us, aussi, qui comporte de vastes zones (surtout le 2) qu’on enchaîne pour arriver à une situation. Mais ici encore, le chemin se veut malgré tout dirigiste. Personnellement, si je devais citer LE road trip vidéoludique, de par sa cohérence, je répondrais instinctivement Road 96. C’est ainsi que je suis ravi aujourd’hui d’avoir pu échanger avec Kham, qui a travaillé sur ce projet, et de pouvoir vous en livrer l’expérience.
Aparté : Road 96, c’est quoi ?
Road 96, c’est un jeu où lae joueureuse incarne différents protagonistes ayant un même but : rejoindre la frontière pour fuir un pays en crise politique. Pour y parvenir, nous devons les guider dans un vaste territoire, en s’appuyant sur les différents choix qui nous sont proposés, ainsi que les ressources à notre disposition. Par exemple, nous pouvons choisir de marcher pendant un temps, ce qui nous donnera par la suite faim, ou prendre le bus à la place, qui nous coûtera de l’argent… Chacun de ces choix sera autant d’occasions de vivre des situations en tout genre, à base de rencontres insolites. Chaque run comporte peut-être le même but, mais comme on dit : ce qui compte, ce n’est pas la destination, c’est l’atterrissage (attendez, quoi ?)
Kham, game designer chez Digixart
Kham est game designer chez Digixart depuis 2019, et a notamment travaillé sur Road 96, le jeu qui nous intéresse aujourd’hui. Toutefois, et par pur hasard (si si), j’ai aussi découvert en discutant avec qu’iel était en réalité fan de jeux d’horreur et bosse même en parallèle sur des projets horrifiques indépendants (vous retrouverez d’ailleurs The Salt Order sur Itchi.io). Son travail sur Road 96 s’est ainsi notamment axé sur les séquences angoissantes, dont bien évidemment celles avec Jarod, dont nous parlerons en deuxième partie de cet article. En effet, dans un premier temps, je vous propose de lire Kham parler de comment Digixart a capté à merveille l’essence d’un road trip.
Capter l’essence d’un road trip
“Les contraintes de notre système sont les imprévus qui peuvent arriver dans n’importe quel road trip.”
Les inspirations du studio
Lorsque j’ai effectué mon premier trek de plusieurs jours IRL, j’ai trouvé ça fou de voir à quel point Road 96 était juste, à plein de niveaux. Pour cela, je me suis dit qu’il était évident que le studio avait lui-même expérimenté la chose (non ?) “Certains membres de l’équipe ont déjà fait des road trips, oui ! C’est aussi énormément inspiré de l’image qu’on s’en fait. L’idée c’était de se servir de tous les codes des road-movies. De faire appel à toute la nostalgie de nos propres histoires. C’est bourré de références cinématographiques, de références de mises en scène à des jeux qu’on aime, de paysages inspirés de nos randos et de plein de bouts de souvenirs.” Kham explique par exemple que le mini-jeu ou on change un pneu de voiture en tapant dedans provient d’une anecdote d’un membre, qui a lui-même littéralement vécu cette scène* ! Un jeu basé aussi bien sur du vécu couplé à de la spontanéité “Tout est très alimenté par l’émotion d’une manière générale. On a poussé à fond dans des choses qu’on a nous-mêmes ressentis et on a essayé de s’en servir pour alimenter toutes les histoires de Road 96.”
L’imprévu, mot d’ordre dans le cadre d’un road trip.
*Kham s’est passé.e de commentaires quant à la genèse de la scène du braquage.
La place de la liberté
Quand on parle de liberté dans le jeu vidéo, la question de l’open world est évidemment abordée. La possibilité d’explorer à notre guise un univers vaste semble bien plus s’apparenter à un sentiment de liberté qu’un jeu en monde fermé. Pourtant, le jeu prend le parti opposé “Dans Road 96, on sait toujours où on va : à la frontière. Par contre on ne sait pas par où on va passer ni par quels moyens de transport. Et on t’oblige à varier. Tu vas devoir prendre des transports que tu ne prévoyais pas de prendre, car il n’y a que ça de dispo cette fois-ci. Tu as la sensation de choisir ton voyage et, que finalement, les contraintes de notre système sont les imprévus qui peuvent arriver dans n’importe quel road trip. Du coup, tu es tout le temps sur des rails, mais on te le cache bien ! Ça te donne ce sentiment de liberté sans te perdre.” Un coup de brio, qui personnellement, comme beaucoup d’autres, m’a fait ressentir bien plus de liberté que certains mondes ouverts. Pour sa part, Kham avoue même se sentir plus désorienté.e, voire écrasé.e, que libre, face à ce type de jeux. En effet, les multiples possibilités lui sont renvoyées comme autant de craintes de rater quelque chose.
Des situations hautes en couleurs
Une des particularités de Road 96, c’est cet enchaînement de situations, de scénettes, comportant chacune une idée de game design, de mini-jeu, de rencontre… Chaque séquence du jeu se veut insolite, rendant toute run unique et source d’émotions en tout genre. Mais était-ce aisé d’inventer à chaque fois une situation originale ? “Pour nous c’était hyper fun. Chaque map était une petite vignette. On se demandait quelle surprise on allait prévoir cette fois-ci. Des fois ça devenait difficile à maintenir ou à coder parce que ça rendait les systèmes très uniques pour pas mal d’entre eux. Par exemple, j’ai adoré travailler sur le mini-jeu avec la batte de baseball pour tout casser. Mais ça a nécessité pas mal de phases de debug et de fix plus tard, parce que plein de problèmes n’avaient pas pu être anticipés.” Cet agencement de la structure, en plus de pouvoir proposer des mini-jeux très attrayants, a aussi eu un impact sur notre rapport à chaque personnage secondaire. Le studio en a joué “Faire ressentir une émotion positive ou un truc très fort et accessible comme la peur ou le rire, c’est un très bon moyen de très vite construire un lien. Du coup, tu t’investis tout de suite davantage dans ses problèmes.” En effet, loin de proposer des rencontres conventionnelles, nous découvrons les personnages peu à peu, en vivant des choses fortes à leurs côtés, sans jamais les rencontrer réellement “Le format épistolaire rend les rencontres beaucoup plus digestes. On te sert des émotions fortes mais à petite dose. On construit les personnages par petits bouts qui viennent te faire un portrait complet. Cette astuce permet de faire des liens dans ta tête entre les personnages et les événements”. C’est par ce biais que l’on se met peu à peu à aimer, ou craindre, certains personnages…
Des personnages aussi attachants que hauts en couleurs
L’angoisse de Road 96
“Tu vas toujours te retrouver face à des gens que tu veux voir ou que tu ne veux pas voir.”
Le travail de Kham
Nous y voilà, les fameuses séquences redoutées de chaque joueureuse : les rencontres avec Jarod, personnage terrifiant qui va venir apporter une touche horrifique au jeu, par des séquences qui lui sont propres. Kham explique comment se déroulait l’écriture d’une scène. “C’était très organique. En fait, pour la plupart des personnages (Jarod y compris), on se demandait comment tel personnage réagirait dans telle ou telle situation. On se demandait aussi ce qu’on voulait révéler comme information dans cette map. De là c’est très itératif. Je commence à mettre en scène un décor, à réfléchir à comment la tension va se construire, à comment je vais surprendre lae joueurse. Ça m’est arrivé plusieurs fois de juste me dire « Ah, j’aimerais pas me retrouver dans cette situation avec Jarod » avant de réaliser la scène. Souvent ce sont aussi des idées qui émergent sur le tas. En général quand j’écris un dialogue, je le fais comme si je discutais avec le personnage pour de vrai. J’imagine ce que je pourrais lui répondre, et où est-ce que le dialogue irait en conséquence.” Kham explique que la liberté sur l’écriture des scènes était assez prononcée, et qu’ainsi la plupart de leurs choix et idées ont pu être gardées “L’une des seules concessions que j’ai du faire, ça a été de supprimer la séquence où on tirait le corps de l’armoire de Jarod pour le mettre dans la baignoire pour la version Nintendo Switch. Sans quoi le jeu serait passé en 18+ dans certains pays.”
Des situations stressantes
Les rencontres avec Jarod peuvent se montrer sources d’angoisses, surtout lorsqu’elles viennent contrebalancer avec un jeu aussi souvent dynamique et drôle. De plus, elles sont en réalité parmi les seules séquences où l’on peut mourir dans le jeu “Je pense que c’est ce qui fait que Jarod fait réellement peur. En général les joueureuses n’ont pas peur de lui au tout départ. On le trouve juste étrange. Puis après un game over c’est la panique. Chaque fois qu’il pointe son flingue, chaque fois qu’il hausse le ton, on sait que ce n’est pas du flan. Il devient une menace qui coince les ados et ses apparitions/disparitions le rendent très imprévisible.” Cette possibilité de perdre a d’ailleurs entraîné quelques difficultés de créations, notamment “Trouver comment faire en sorte que Jarod ne te tue pas… Ou qu’il te tue, au contraire. C’est facile de mettre les joueurses dans une mauvaise situation, c’est plus dur de les en faire sortir. Il faut prévoir ce qu’on pourrait bien vouloir faire après s’être extirpé d’une mauvaise passe. Et surtout, il fallait systématiquement faire apparaître/disparaître Jarod pour empêcher les joueurses de vouloir interagir avec lui trop librement.”
Voir ce visage ne sera jamais annonciateur une bonne nouvelle
Laisser planer l’angoisse
La peur suscitée par Jarod ne s’arrête d’ailleurs pas simplement aux séquences où il est présent. Kham et son équipe ont eu à cœur de laisser planer une menace constante, jouant de l’absence de Jarod pour semer le doute “Il y a plusieurs maps où Jarod n’est pas du tout censé être le centre de l’attention et où il peut être vu par les joueureuses. Ça participe à en faire une ombre terrifiante et silencieuse qui a toujours une longueur d’avance sur les autres personnages et sur les joueureuses. Je trouve que dissimuler ce qui se passe réellement contribue à la peur. L’imagination des joueurses fait le travail bien mieux que n’importe quelle séquence graphique.” Les aficionados de jeux d’horreur ne contrediront pas ces propos. Toutes ces personnes qui ont aimé retrouver ces passages horrifiques dans un jeu qui ne l’est pas le doivent ainsi en grande partie à Kham, qui d’ailleurs aurait aimé en proposer encore plus !
Conclusion
Merci à toutes et tous d’avoir lu cet article jusqu’ici, j’espère qu’il vous aura plu. Si c’est le cas, n’hésitez pas à interagir avec. Je remercie aussi tout particulièrement Kham pour sa gentillesse ainsi que ses réponses, des plus pertinentes. Ce fût un plaisir d’en apprendre plus sur ce jeu qui m’aura profondément marqué. Si vous souhaitez suivre ses projets, je vous invite à rejoindre son Twitter et surtout à aller essayer la demo de The Salt Order sur itch.io. Pour y avoir moi-même joué, je peux vous dire que l’ambiance y est très réussie et que le concept est tout aussi original que flippant, alors n’hésitez pas !
C’était Horreur 404, en compagnie de Kham. À très vite sur Point’n Think.