Rem, créateur de Lifelong

Clairement, je n’avais pas vu venir Lifelong. Après avoir fait quelques tweets pour trouver des solo devs en France, je suis tombé sur la page de Rem et mon coeur s’est arrêté. En quelques secondes, j’ai eu l’impression de voir un condensé de mes marottes personnelles : du David Lynch, un peu de Severance, une représentation aliénante du travail et une esthétique proche du dither-punk. Je l’ai donc contacté pour discuter de son jeu et ses influences pour le format solo dev.


Point’n Think : Comment t’en es arrivé à faire du gamedev ? Est-ce que c’est quelque chose que tu fais au quotidien ? Est-ce que t’es dans le jeu vidéo ou c’est vraiment un side project ?

REM : Je suis dans le jeu vidéo de par ma formation. J’ai fait une licence professionnelle en jeu vidéo à Montpellier, à l’université Paul-Valéry. Ça s’est fait un peu par hasard, car en réalité, je suis ce qu’on appelle un échec scolaire. Je viens plutôt de la formation professionnelle, avec un BEP et un bac pro, notamment dans la vente et le management, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec le développement. Mais le jeu vidéo, c’est un rêve de gosse. Je suis de la génération des années 90, donc j’ai grandi les yeux pleins d’étoiles devant les jeux vidéo. J’ai eu l’opportunité de rejoindre cette licence professionnelle et c’est à partir de là que j’ai commencé à me considérer comme un game dev. Cependant, on souffre souvent du syndrome de l’imposteur, surtout quand on est seul et qu’on fait tout soi-même, ce qui est compliqué.

Solo dev Lifelong

PnT : Je pense que c’est un syndrome qui disparaît peut-être quand on a fini son premier jeu. C’est pareil pour un auteur quand il n’a pas de livre fini.

REM : Exactement. Je ne sais pas si c’est le cas pour d’autres solo dev, mais il y a ce besoin de voir le projet abouti et disponible pour que ce poids disparaisse. C’est absurde finalement, car avant LifeLong, j’avais créé un jeu appelé HitFlesh avec un de mes colocataires. C’était un jeu qui abordait la masculinité toxique dans les jeux en ligne. Cette période m’a politisé, car notre licence professionnelle nous sensibilisait à d’autres méthodologies et à faire du jeu vidéo autrement. Habituellement, les écoles privées forment des techniciens, ce qui est bien, mais cette approche plus engagée m’a beaucoup marquée.

PnT : Il semble que beaucoup de créateurs de jeux ressentent une sorte de syndrome de l’imposteur. Penses-tu que cela affecte ta décision de chercher un éditeur ?

REM : Oui, absolument. On doute souvent de la maturité du projet et de notre légitimité à le présenter à un éditeur. C’est un sentiment partagé par beaucoup de développeurs indépendants. Mais je pense qu’il est important de surmonter ce sentiment et de reconnaître la valeur de notre travail.

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PnT : Et du coup, en ce moment, tu travailles dans un studio ou tu es en freelance ? Comment ça se passe avec LifeLong ?

REM : La fin de la licence, c’était il y a presque 10 ans. Entre-temps, j’ai eu un job alimentaire qui m’a épuisé, surtout avec le Covid. C’est là que j’ai commencé à réfléchir à l’idée de LifeLong, tout en travaillant sur HitFlesh et sur un court-métrage. Depuis un an, je suis artiste-auteur, grâce à l’aide à l’écriture du CNC. Mais entre cette aide et la pré-production, il n’y a rien. Donc, pour continuer à financer son jeu, ça devient plus compliqué. LifeLong est né à ce moment-là. Entre le chômage et les aides publiques, ce sont les principaux financeurs des jeux indés en France, j’ai l’impression.

PnT : Oui, c’est un point commun entre certains développeurs malheureusement.

REM : On a de la chance d’avoir ces aides, car quand je vois des game devs à l’étranger, ça me fait mal au cœur. Ils n’ont pas ce soutien et doivent souvent abandonner leurs projets pour retourner à un travail alimentaire.

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PnT : LifeLong est né plus ou moins pendant le Covid. J’ai remarqué que c’est une période où beaucoup de créations autour des liminal spaces ont émergé. Comment as-tu maturé les idées sur LifeLong ?

REM : C’était inconscient au début. Le projet s’appelait The Office et était en rapport avec les SCP. Ensuite, je suis passé aux espaces liminaux. Cette esthétique m’intéressait. En tant que cinéphile, on a encapsulé une époque dans laquelle on n’a pas vécu, comme dans les années 70-80. Cet imaginaire m’a toujours accompagné. L’homme-cravate, la télévision, ce sont des éléments de l’inconscient collectif. C’est en regardant la série The Office que je me suis dit : « Parlons du travail ». Depuis ma licence professionnelle, c’est un thème récurrent pour moi.

PnT : Oui, le Covid a aussi accentué ce questionnement sur le sens du travail. Beaucoup de gens ont ressenti une perte de sens en travaillant de chez eux. Comment cela a-t-il influencé ton projet ?

REM : Pendant le Covid, tout le monde travaillait à la maison, ce qui a renforcé ce sentiment de perte de sens du travail. Cela a certainement influencé mon approche dans LifeLong, où j’ai voulu explorer ces thématiques. J’ai travaillé dans une pharmacie pendant cette période, et j’ai vu de près les effets de la pandémie sur le quotidien. Je travaillais environ 23 heures par semaine, parfois moins, et la situation devenait difficile à gérer. À ce moment-là, je me suis vraiment demandé si ma vie allait se résumer à un job alimentaire sans véritable sens. Cette introspection m’a poussé à revenir vers ma passion pour les jeux vidéo.

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PnT : Tu vis en colocation avec d’autres créateurs de jeux vidéo. Comment cela a-t-il influencé ton travail sur LifeLong ?

REM : Vivre avec d’autres créateurs a été une source constante de motivation et d’inspiration. Être entouré de personnes qui partagent les mêmes défis et ambitions, crée une émulation collective. C’est un de mes points forts, car nous sommes tous dans la même galère et cela nous pousse à nous soutenir mutuellement.

PnT : Tu as également parlé d’un court-métrage introspectif que tu as réalisé avant de te lancer dans Lifelong. Peux-tu nous en dire plus ?

REM : Le court-métrage était très personnel et cryptique. Il était le reflet d’une période où je traversais une dépression et une rupture. J’avais besoin de mettre des mots et des images sur ce que je ressentais. Réaliser ce film m’a permis de comprendre que les burn-outs et les dépressions peuvent toucher tout le monde. Cette expérience m’a donné envie de continuer à explorer ces thèmes à travers le jeu vidéo, mais de manière plus ludique et accessible.

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PnT : Comment as-tu choisi le gameplay de LifeLong ? Pourquoi un jeu à la première personne ?

REM : J’ai toujours aimé les jeux en vue à la première personne, depuis Half-Life 2. Ce genre permet une immersion totale, ce qui était crucial pour moi. J’ai pris Soma de Frictional Games comme référence et j’ai commencé par un bac à sable. L’idée était de créer une expérience immersive où le joueur se retrouve dans la peau d’un personnage avec une tête de télé, interagissant avec un environnement des années 60-70 en noir et blanc.

PnT : L’aspect visuel en noir et blanc de LifeLong est très marquant. Comment as-tu développé cette esthétique ?

REM : L’idée de l’esthétique noir et blanc, ou plutôt noir et gris, est venue de mon admiration pour ce que Lucas Pope a fait avec Return of the Obra Dinn. C’était un défi technique de reproduire ce shader particulier. J’ai expérimenté beaucoup avant de trouver le bon équilibre entre les contrastes et les textures, pour éviter que l’image ne devienne trop confuse.

PnT : Travailler seul sur un projet aussi ambitieux doit être un défi. Comment gères-tu les différents aspects du développement, notamment ceux qui ne sont pas ta spécialité, comme le graphisme et le sound design ?

REM : C’est vrai que gérer tous les aspects du développement est complexe. Pour le graphisme, même si ce n’est pas ma spécialité, j’ai une certaine sensibilité à l’image et je peux demander de l’aide à mes colocataires qui sont graphistes. Pour le son et la musique, j’ai décidé de ne pas m’en occuper moi-même. Même si je suis musicien, le sound design est un domaine très spécifique qui nécessite beaucoup d’inventivité. Il est crucial de reconnaître ses limites et de savoir quand demander de l’aide pour gagner du temps sur le reste du projet. C’était une décision pragmatique pour économiser du temps et garantir une certaine qualité. Pour le reste, j’aime bricoler et tester plein de choses, j’utilise beaucoup Blender pour la 3D. J’ai constaté que modéliser en 3D est plus logique pour moi que dessiner. J’ai aussi énormément de références de jeux comme Dishonored et Bioshock. Pour la musique et le son, je préfère laisser cela à des professionnels.

PNT : Tu évoques tes influences et des jeux qui t’ont marqué. Tu as mentionné des jeux immersifs comme Dishonored et Bioshock, mais y a-t-il d’autres jeux qui ont influencé ton travail ?

REM : Oui, bien sûr. Un jeu qui m’a vraiment marqué récemment est Outer Wilds. C’est un bijou de game design qui m’a retourné le cerveau. J’ai aussi découvert les jeux Souls à ce moment-là. J’aime beaucoup leur dynamique et j’incorpore parfois des éléments de leur game design, comme les tableaux cachés de Dark Souls. Les immersive sims m’ont toujours fasciné par leur capacité à offrir des expériences uniques et surprenantes.

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PnT : C’est intéressant. On avait récemment Dinga Bakaba d’Arkane en interview, et il parlait de la fascination de voir les speedruns de Dishonored, où chaque run est différent. Tu développes sur Unreal Engine. Qu’est-ce qui t’as poussé à choisir ce moteur ?

REM : Oui, je suis sur Unreal Engine. J’ai choisi ce moteur par souci de praticité. J’avais déjà travaillé avec sur un projet précédent, HitFlesh, donc je me suis dit que j’allais continuer avec. C’est un moteur puissant, même si parfois les jeux Unreal Engine peuvent avoir un éclairage très distinctif. J’essaie de retravailler cet aspect pour éviter ce « défaut » visuel.

PnT : En termes d’organisation, comment gères-tu le développement de ton jeu ? Utilises-tu des outils méthodologiques comme Asana, Trello, Notion, ou préfères-tu une approche plus traditionnelle ?

REM : Honnêtement, je pourrais m’améliorer en termes d’organisation (rire). J’utilise des post-it pour noter les grandes idées et les deadlines. J’ai essayé des outils comme Notion et Trello, mais ça ne me convient pas vraiment. Je préfère une approche plus flexible, et vu que je suis mon propre chef, je peux me permettre de ne pas me contraindre trop strictement. L’important, c’est de rester productif sans se stresser inutilement.

Aujourd’hui, les outils disponibles rendent le développement de jeux vidéo beaucoup plus accessible qu’auparavant. Avec des moteurs comme Unity, Unreal Engine, ou encore Godot, tu n’as plus besoin d’être un expert en programmation pour créer un jeu. Des outils comme Blender pour la modélisation 3D, et des logiciels de gestion de projet comme Trello ou Notion facilitent aussi le processus. L’accessibilité de ces outils permet à beaucoup de créateurs de se lancer, même avec des ressources limitées.

PnT : C’est intéressant. J’imagine que pouvoir discuter régulièrement de tes projets avec tes colocataires doit t’aider à sortir la tête du guidon. As-tu déjà organisé des playtests pour LifeLong ?

REM : Oui, tout à fait. Le fait de discuter régulièrement de nos projets respectifs aide beaucoup. Pour les playtests, j’en ai organisé un officiel l’année dernière. Je préfère appeler cela un « proof of concept » plutôt qu’une démo, car il n’y avait pas beaucoup de narration à ce stade. C’était surtout pour vérifier que les mécaniques de base fonctionnaient bien, comme la marche et le saut. Mais pour la version finale, je souhaite développer une narration plus linéaire pour bien transmettre le message sur l’absurdité du monde du travail et les méfaits des grandes corporations.

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PnT : Cela semble très prometteur. Quelle est ton approche pour intégrer cette narration plus linéaire dans le jeu ?

REM : J’ai besoin de créer une histoire solide qui guide le joueur à travers les différentes étapes du jeu. L’idée est de maintenir un fil rouge qui expose les thèmes que je veux aborder, comme l’absurdité bureaucratique et l’oppression des grosses corporations. Cela nécessite une structure plus linéaire par rapport au « proof of concept » initial, où il s’agissait surtout de résoudre des puzzles sans véritable progression narrative.

PnT : Lors d’événements comme le Indie Game à Lyon, comment se passe le réseautage avec les autres développeurs et les éditeurs ?

REM : C’est une combinaison de tout. Il y a des conférences, des interactions avec d’autres développeurs, et des éditeurs qui passent pour discuter et donner des conseils. C’est une excellente opportunité pour échanger des idées et recevoir des retours précieux.

PnT : La question de l’édition de ton jeu s’est-elle déjà posée ? Préfères-tu l’auto-édition ou cherches-tu un éditeur ?

REM : La question s’est posée assez rapidement. Un éditeur anglais m’a contacté dès les dix premiers mois du projet. Cependant, je n’ai pas encore trouvé le bon moment pour chercher activement un éditeur, car je veux que le projet soit suffisamment abouti. Cela dit, un éditeur pourrait apporter un soutien financier et logistique non négligeable.

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PnT : Comment vois-tu l’importance de la communauté et des ressources partagées par d’autres développeurs dans ton parcours ?

REM : Je suivais pas mal de créateurs comme Doc Geraud et la Développeuse du Dimanche. C’est intéressant de voir leur parcours et leurs méthodes. Cependant, actuellement, je préfère me nourrir de contenus qui n’ont rien à voir avec le jeu vidéo pour garder un esprit ouvert et créatif.

PnT : Quels sont tes plans pour les prochains événements ou festivals de jeux vidéo ?

REM : J’avais prévu de participer au Stunfest, mais il a été annulé. Je vais essayer d’autres événements comme la Game Cup. Même si les événements en ligne sont pratiques, rien ne remplace les interactions directes avec les joueurs et les autres développeurs.

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