L’injonction à jouer
“Il faut absolument que tu joues à ce jeu !”. “Quoi ? Tu n’as jamais joué à tel jeu ? Mais comment c’est possible ?”. “Comment ça tu ne l’as pas aimé ? Non, c’est juste que tu n’as pas compris. Attends, je vais t’expliquer.”
Jeu vidéo et charge mentale
Entre jugements et conseils parfois non sollicités, l’injonction à jouer peut être perçue comme une charge mentale supplémentaire. Nous avons tous notre titre préféré/chouchou/doudou – appelez-le comme vous préférez !. Et c’est souvent un crève-cœur de se rendre compte que notre interlocuteurice n’y a pas joué ou ne l’a pas aimé. Ses raisons sont tout aussi valides que celles qui vous font adorer le jeu en question. Mais l’entendre est parfois difficile, tant l’affect que l’on porte à cette création est fort. Et c’est normal ! C’est là dessus que se base le principe de communauté : se réunir ensemble, entre personnes ayant aimé un jeu, avec des intérêts communs. Cela donne lieu à des dérives, à des “guerres” (volontairement orchestrées ou non) pour savoir qui aiment la meilleure console, le meilleur jeu et ainsi de suite. Au milieu de tout ça, les joueureuses non impliquées se retrouvent parfois perdues, tiraillées entre l’injonction à jouer à tel ou tel titre, injonction appuyée par certains médias qualifiant ces mêmes jeux de chef d’œuvres, de culte, d’œuvres indispensables.
Que l’on ne s’y trompe pas : le phénomène n’est pas propre au jeu vidéo. Les livres cultes et intemporels qu’il “faut” avoir lu sont légions, la presse nous livre d’ailleurs tous les étés ou à tous les Noëls (selon les rédactions) la fameuse liste des dix romans indispensables à toute bibliothèque. Côté BD, c’est la même chose. Sans compter les films, eux aussi subissant la catégorisation selon leur degré d’intemporalité, leur impact sur l’histoire, etc. Attention ! Cela ne signifie pas qu’il faut mettre de côté l’impact de ces œuvres, qu’il faut nier qu’ils ont laissé une certaine empreinte sur la création artistique globale ou changer les choses. Mais il existe une différence entre connaître (sans forcément les avoir lu/vu/joué) des œuvres importantes et pousser ou forcer à les consommer, au détriment des goûts et des envies de chacun.
Un exemple personnel : je reconnais volontiers l’impact cinématographique et historique de films comme Le Parrain. Cela ne m’empêche pas de ne l’avoir jamais vu et de ne pas en éprouver l’envie. C’est la même chose pour le jeu vidéo, la littérature et le reste des différents domaines culturels.
Cette injonction à jouer passe outre la volonté des uns et des autres de découvrir différents titres et de se créer ses propres référentiels. De la même façon, elle nie la diversité tant des profils de joueureuses que de personnages. Ajoutant une charge mentale supplémentaire, une couche de jugement, elle donne naissance à des appellations comme “le jeu honteux auquel vous jouez mais que personne ne doit savoir”. Il n’y a aucune honte à jouer aux jeux vidéo. Aucune honte à préférer certains titres à la marge plutôt que d’autres gros triples A.
Prenez du plaisir et jouez à ce qui vous fait envie. On peut apprécier un jeu mal fini et plein de bugs (et si vous en doutez, vous pouvez lire le manga Shangri-La Frontier ou regarder l’anime, puisqu’il s’agit du thème de cette série). On peut aimer les wholesome games et autres titres choupis et bienveillants et ce, quel que soit notre âge, notre genre, notre métier et notre vie (tordons un peu le cou à cette idée reçue qu’il s’agit de jeu pour les femmes). Aimez et jouez à ce que vous voulez… !
Derrière chaque jeu…
Il est donc totalement logique que je poursuive cet article en vous incitant fortement à jouer à un jeu. Non, bien sûr que non ! Mais parler de la charge mentale dans le jeu vidéo, de ces injonctions parfois sous-entendues, me pousse à vous présenter un titre en particulier, un jeu nécessaire, mettant en avant la charge mentale comme mécanique de gameplay et d’intrigues. Et ce titre comme élément pédagogique, court, intense, vous poussant à explorer le quotidien d’une femme au foyer assujettie contre son gré à l’égo de son mari, aux préjugés de sa belle famille et à son propre jugement.
Behind Every Great One est un jeu développé par le studio Deconstructeam il y a plusieurs années. Le nom du studio vous parle ? Peut-être avez-vous joué à Cosmic Wheel Sisterhood ou lu notre article sur le jeu sur Point’n Think.
Disponible gratuitement sur itch.io, que ce soit en téléchargement ou jouable directement sur navigateur, le jeu vous plonge dans le quotidien de Victorine, femme au foyer épouse d’un grand artiste. Enfermé dans le grand appartement, vous n’avez en apparence rien à faire. Mais attention, ce n’est pas réellement le cas et vous allez rapidement vous en rendre compte.
Présenté comme “un jeu féministe impossible à gagner” en 2018 par nova, Behind Every Great One est un jeu de simulation simpliste, avec un graphisme en pixel art plutôt bien réussi. Certaines personnes pourraient objecter que le jeu ne fait qu’effleurer la surface, ne poussant pas forcément assez loin le principe. Cependant, s’il existe en effet des failles, il met en scène la charge mentale au point d’en faire un élément complet dans le game design du titre.
Les journées sont courtes et il va falloir faire des choix. Devez-vous faire la vaisselle et le repas ? Nettoyer les toilettes (seule tâche possible dans la salle de bain) ou faire le repassage ? Ou alors fumer une clope et lire un bon livre ? A vous de choisir, mais vous ne pourrez pas tout faire dans une journée. J’anticipe sciemment : vous pouvez vous dire que vous ferez ce qui manque demain. Mais n’oubliez pas : vous ne vivez pas seule, mais avec votre mari, Gabriel. Et ce dernier attend de vous que vous soyez une parfaite petite femme au foyer. Toute tâche non effectuée donnera lieu à… des reproches au moment du dîner. D’autant que le jeu est un éternel recommencement : vous avez nettoyé les toilettes la veille ? Il faudra le refaire aujourd’hui. Tel Sisyphe devant son rocher, vos tâches n’ont jamais de fin. Les reproches non plus, car jamais vous n’aurez le temps de tout faire dans une seule et même journée.
Il ne vous faudra pas longtemps pour comprendre le problème du couple. Le soir donne lieu à une récurrence de scènes mettant en scène une nouvelle charge mentale : celle du devoir conjugal. Et si vous le refusez à votre homme, cela ne fera qu’augmenter sa colère, d’autant qu’il ne se satisfera pas de votre “non” et vous redemandera plusieurs fois de vous acquitter de cette tâche.
Alors oui, on peut voir ce jeu comme féministe, montrant par l’exemple l’avilissement de la femme dans ses tâches ménagères plutôt que de profiter de la vie et de laisser l’homme s’occuper de certaines tâches. Ce serait cependant rester en surface de ce titre. Chacun pourra y voir midi à sa porte, mais Behind Every Great One est aussi un jeu traitant des couples dysfonctionnels et des personnalités perverses narcissiques et toxiques. Plus Victorine se prend des réflexions ou passe sa journée à faire le ménage, plus elle sature. Et il faudra bien qu’elle parvienne à décompresser… en allant pleurer dans les toilettes.
Le gameplay fait écho à cette charge qui pèse sur les épaules de Victorine. Chaque tâche ménagère provoque un zoom sur la femme et sature les couleurs de plus en plus. Si au début le jeu propose une vue isométrique suffisamment lointaine pour que l’ensemble de la pièce s’affiche à l’écran (ou presque, exception faite parfois du salon selon par quelle porte vous y entrez), plus vous effectuez des tâches, plus le cadre se resserre sur Victorine. Fumer une cigarette ou lire un livre permet de faire un petit dézoom, puisque ce sont des loisirs et non des tâches ménagères, mais cela vous prend un temps que vous n’aurez pas pour faire la vaisselle ou le repassage.
Plus le jeu avance, plus les toilettes vont devenir votre refuge. Car Victorine ne peut pas prendre sur elle indéfiniment. Elle va finir par craquer, libérant une partie de sa charge dans… ses pleurs. Une crise de larmes nécessaire à décharger la frustration des commentaires subis, d’une vie cloîtrée dans un appartement dont vous ne verrez finalement jamais l’extérieur. D’autant que plus le titre avance, plus les contraintes deviennent nombreuses : Gabriel, en homme sachant ce qu’il fait, se pète la jambe en réalisant son grand œuvre et a droit à trois mois de plâtre ; il fait donc appel à ses parents pour venir s’installer et “aider” Victorine… Ce qui se manifeste par une charge supplémentaire pour la femme au foyer qui se prend désormais les conseils non sollicités de sa belle-mère sur son poids et sa façon de tenir la maison, ou les allusions du beau-père trop habitué à se voir passé tous ses caprices. Ce n’est pas tout et je vous laisse la surprise des quelques événements jalonnant votre expérience de jeu…
Si ce jeu est avant tout centré sur la charge mentale au foyer, dans un couple, à la maison, son propos est universel. Il fait état de toutes ces petites choses auxquelles on nous demande de faire attention pour ne pas faire de vagues, pour être irréprochable. Jeu pédagogique, engagé, sans réelle fin si ce n’est la potentielle prise de conscience de ces joueureuses, il fait aussi le parallèle entre la charge mentale quotidienne et celle présente dans le jeu vidéo à différents niveaux.
Alors, qu’attendez-vous ?
Par cette simple question, je vous pousse à mon tour dans vos retranchements. Parce que “je n’ai pas envie” est une réponse totalement valable à mon injonction à jouer. Parce que même si nombres de jeux et d’œuvres ont en effet eu un impact global sur leur domaine, il existe des titres pédagogiques, qui ne paient pas de mine et qui n’ont pas beaucoup de communication qui vous apprennent à jouer et à voir autrement ce qui vous entoure. Ils contribuent à montrer la diversité des propos et des personnages, à nous mettre en situation dans des moments que l’on vit, ou non, mais avec ce recul nécessaire aux interrogations.
A l’instar de Victorine ne pouvant pas faire l’ensemble de ses “tâches imposées” dans une journée, vous n’aurez pas assez d’une vie pour jouer à tous les jeux vidéo à votre disposition. Alors comment choisir ? Parmi ceux qui vous font envie (comme la cigarette ou le livre de Victorine ?) ou ceux que l’on vous dit qu’il faut impérativement y jouer ? Tout est question de choix, et il vous appartient.