World of Horror : L’horreur à la japonaise
Premières peurs
Est-ce que vous vous souvenez de la première fois que vous avez été terrifiés devant un film ? Par exemple, moi je me rappelle très bien d’un certain jumpscare du 6ème sens que j’ai vu quand j’étais sans doute trop jeune. Le genre d’expérience qui vous marque et qui vous suit pendant des semaines. Mais la première fois que j’ai été vraiment tétanisé de peur devant un écran c’était chez un ami, je me souviens précisément de cet après-midi après les cours, des stores fermés dans le bureau de son père plongé dans l’obscurité. Je me souviens du minuscule laptop et de ce lecteur Dvix en 480p sur lequel s’est affiché ce titre qui restera gravé dans ma mémoire : The Grudge. Le reste de la journée est assez flou mais j’ai le souvenir d’être resté les yeux rivés à ce tout petit écran fasciné de terreur.
The Grudge n’est pas le film le plus terrifiant et ce n’est pas non plus un excellent long métrage. Personnellement, je l’aime énormément et c’est sans doute dû au fait que depuis ce jour, alors que je rentrais chez moi hanté par l’image de cet enfant à la bouche déformée d’où sortait un râle inhumain, l’horreur en général me fascine autant. A tel point que je peux dire aujourd’hui que c’est une vraie passion pour moi. Depuis ce jour-là, je bouffe des films d’horreur de toutes les origines, de toutes les époques, sans doute à la recherche de ce frisson originel. Entretemps, j’ai aussi découvert l’horreur dans le jeu vidéo et c’est bien de ça dont il va être question dans cet article.
Le Japon, un pays entre frisson et épouvante.
Mais avant de parler de jeu vidéo, revenons rapidement sur The Grudge parce que, vous le savez peut-être c’est un film d’horreur certes, mais c’est surtout un film d’horreur japonais et ça a son importance. Tout comme l’Italie, l’Angleterre ou la France, le Japon est un pays très prolifique en ce qui concerne les histoires et l’esthétique horrifique. Il y a au pays du soleil levant un vrai courant, un goût pour le frisson qui remonte aux légendes du folklore traditionnel voire aux textes fondateurs des religions Shinto et bouddhistes.
Vous connaissez peut-être les Yokai, ces fantômes japonais, équivalents de nos fées, trolls et autres ogres occidentaux. Leur place dans l’imaginaire japonais est telle qu’il n’est pas rare de trouver des statues de Tanuki, des êtres à la croisée du raton-laveur et du nain de jardin à l’entrée d’une maison ou d’un magasin. Il est à noter qu’un Yokai n’est pas nécessairement mauvais, mais la plupart des contes les mettant en scène se terminent rarement en faveur de ceux qui les rencontrent. Sans entrer trop dans le détail, les Yokai ont plus ou moins toujours existé au Japon, leur origine se rapprochant des mythes fondateurs de la religion Shinto qui est un courant spirituel animiste ce qui explique les formes souvent animales des premiers Yokai. Ces créatures prennent également la forme de phénomènes naturels, on explique alors un violent orage ou une épidémie à la colère des Yokai.
La religion Bouddhiste à également son rôle à jouer puisque de nombreuses légendes ont pour morale une certaine forme de punition suite à une mauvaise conduite faisant plus ou moins référence au fameux Karma.
Mais c’est surtout à l’époque Edo (1603-1867) que les Yokai ont trouvé leur élan de liberté. A l’origine, les légendes étaient la plupart du temps transmises par voie orale, au travers de chansons ou de représentations théâtrales. Il existait bien quelques peintures les mettant en scène mais c’est avec l’émergence de l’Ukiyo-e que les Yokai ont enfin pu se montrer au monde. Ukiyo-e désigne un courant artistique comprenant des peintures populaires mais avant tout les fameuses estampes japonaises. Ça peut paraître anodin mais cette technique consistant à graver une image sur un panneau en bois pour pouvoir la dupliquer à l’envi tel un tampon se rapproche de l’invention de l’imprimerie mais pour des images. On a peine à imaginer l’impact que l’Ukiyo-e a pu avoir sur la population japonaise à l’époque. On parle de rendre disponible à une large partie de la population, y compris les couches populaires, des images mettant en scène leurs coutumes, des paysages lointains (l’équivalent des premières brochures touristiques datent de cette époque) et bien sûr, les contes et légendes. Des maîtres de l’Ukiyo-e comme Hokusai ou Hiroshige sont souvent considérés comme les ancètres des Mangaka d’aujourd’hui.
On peut trouver quelques estampes très graphiques mettant en scène des Yokai et c’est surtout à cette époque que de nouvelles créatures sont apparues. Les japonais découvrent alors des histoires de fantômes à forme humaine, esprits vengeurs hantant le lieu où il se sont donné la mort de chagrin ou tourmentant l’esprit de leur bourreau. C’est à cette période qu’est née la figure de la femme au longs cheveux noirs que l’on associe aujourd’hui à ce qu’on appelle la J-horror et avec laquelle j’ai fait connaissance en découvrant The Grudge et en même temps, tout un imaginaire.
L’idée derrière cet article ne consiste pas à donner un cours extensif d’Histoire du Japon mais pour bien contextualiser, disons qu’après Edo viennent les ères Meiji (1868-1912) et Taishō (1912-1928) et avec elles l’ouverture du pays vers le monde. C’est les temps modernes, du Japon industriel et aussi le début des guerres impérialistes entraînant les horreurs que toute entreprise de colonisation ne peut qu’engendrer. Ces temps de changement sont aussi favorables à l’apparition de nouveaux Yokai.
Enfin en 1928 débute l’ère Shôwa. Cette période commence aussi avec son lot d’affrontements sanguinaires qui prendront fin de la manière tragique que nous connaissons, les 6 et 9 août 1945. Le pays du soleil levant se reconstruit et le Japon moderne tel que nous le connaissons peut commencer à se développer, de nouveaux mythes prennent vie et le reste du monde semble friand de ces histoires jamais vues. Les Yokai sont toujours là, ils se portent mieux que jamais et ont définitivement investi la culture populaire.
Bien que les Yokai ne soient, comme dit précédemment, pas systématiquement liés à un contexte horrifique, ils ne sont jamais bien loin lorsque l’on se raconte des histoires qui font peur au Japon. Il me semblait donc important de vous les présenter avant de parler davantage d’horreur à la japonaise.
D’ailleurs puisqu’ on y est, faisons la distinction entre Kaidan qui signifie « Histoire de l’étrange » et qui désigne les contes traditionnels (on remarquera que Yokai s’écrit 妖怪 et Kaidan 怪談 on retrouve donc le kanji 怪 qui signifie étrange, voilà qui atteste de l’importance des créatures.) et le terme ホラー prononcé « ho-ra » pour « horror » et qui fait référence à l’horreur moderne telle qu’on peut la trouver au Japon depuis l’ère Shôwa.
Les histoires qui font peur n’ont donc jamais eu de cesse de se répandre au Japon mais c’est bien le XXème siècle qui a été le théâtre de leur popularisation. Des classiques de la littérature voient le jour à travers des auteurs tels que Edogawa Rampo pour ne citer que le plus connu, enrichissant cet imaginaire pour enfin être mis en image au cinéma et dans le jeu vidéo. Après les estampes de l’ère Edo, les fantômes débarquent une nouvelle fois dans les foyers et à présent ils bougent, parlent et sont parfois même Kawaii (mignon).
Il est intéressant de constater qu’aujourd’hui encore parmi les licences de jeux d’horreur, deux grands noms reviennent systématiquement : Silent Hill et Resident Evil. Dans les classiques on pourrait aussi citer la série de jeux Castlevania qui ne sont pas à proprement parler des jeux d’horreur mais convoquent clairement tout un panthéon de figures traditionnelles du genre horrifique. Certes, dans ces trois exemples, bien que tous japonais, aucun ne prend place au Japon mais dans ce cas on pourrait très bien citer la série des Siren, des Fatal Frame, dans les indés il y a Yomawari, ou encore Tsugonohi et plus récemment évidement Ghostwire Tokyo, titre inégal mais à l’ambiance inégalable en termes de J-Horror. Bref, le Japon est un grand pays d’horreur et le jeu vidéo n’en fait certainement pas exception. Pourtant aujourd’hui je vais vous parler d’un jeu qui rentre clairement dans le cadre de l’horreur à la japonaise et qui pourtant n’est pas un jeu japonais.
Celui par qui tout à commencé
Avant d’entrer dans le vif du sujet il faut tout de même que j’évoque un artiste extrêmement important lorsqu’on parle d’horreur japonaise. Cela fait maintenant un paquet d’années qu’il n’est plus tout à fait inconnu et, que vous soyez lecteur de manga ou non, il y a de grandes chances que vous ayez déjà entendu le nom de Junji Ito. Depuis le début des années 90, le mangaka nourrit l’imaginaire collectif de ces contes macabres illustrés par un trait simple, presque naïf qui contraste avec la cruauté de ce qu’il représente. Cet artiste très prolifique a sorti une quantité invraisemblable de manga dont certains sont devenus cultes.
Vous avez peut-être déjà vu passer cette image tirée de Spirale qui est considéré comme son chef d’œuvre même si personnellement j’ai un faible pour son personnage de Tomie, une adolescente de 13 ans assassinée par ses camarades de classe et qui revient hanter la gente masculine dans une série d’histoires courtes toutes plus tordues les unes que les autres.
Junji Ito est certainement l’un des artistes contemporains les plus importants en termes d’horreur japonaise et on peut constater qu’il ne va pas hésiter à aller convoquer des images occidentales comme lorsqu’il adapte le Frankenstein de Mary Shelley. On retrouve dans son oeuvre également des figures classiques du folklore japonais telles que la grande femme aux longs cheveux qui fait référence à un Yokai, Takaona ou encore le rapport aux insectes qui est très présent dans les contes horrifiques traditionnels.
Si je vous parle de Junji Ito c’est parce qu’il est indissociable du jeu dont on va (enfin, si si je vous jure) parler dans cet article. De plus, Junji Ito n’est pas complètement étranger au monde du jeu vidéo puisqu’il a travaillé avec Hideo Kojima et Guillermo Del Toro sur le projet Silent Hills qui a donné naissance à la légendaire démo P.T. avant que le jeu soit annulé et on peut même le retrouver modélisé dans une quête de Death Stranding.
Mais caméo mis à part, personnellement c’est en 2020 que mon attention a été piquée lorsque pour la première fois j’ai entendu parler d’un projet qui serait une adaptation libre des mangas de Ito en jeu d’enquête le tout sur fond d’inspiration lovecraftienne. Je crois que c’était Pipomantis (Pipo si tu lis ces lignes on ne t’oublie pas, a jamais dans nos ❤️)sur le plateau de Gamekult (rip) qui parlait donc de World of Horror.
Le jeu était alors en accès anticipé et je me suis jeté dessus, j’y ai passé pas mal de temps et maintenant qu’il est sorti, il est temps que je vous raconte ce que j’ai vu et vécu dans ce monde des horreurs.
Si vous vous demandiez à quoi ressemble une introduction trop longue pour son propre bien, j’ai le plaisir de vous annoncer que vous venez d’en lire une. En même temps vous êtes venus pour lire un article qui porte comme sous-titre : l’horreur à la japonaise donc je ne sais pas à quoi vous vous attendiez mais il me semblait judicieux de planter le décor parce que de J-Horror il va être question et pas qu’un peu. Vous êtes prévenu.
Le monde des horreurs
Ce que j’ignorais avant de me retrouver dans cette dimension tordue, c’est que le jeu se présente à nous comme une sorte de simulation de vieux jeu sur micro-ordinateur. Ce rendu visuel 1-bit, du nombre d’unités de données des ordinateurs de l’époque à également été utilisé pour illustrer l’excellent Return of the Obra Dinn qui lui donnait du corps grâce à un rendu en 3D et la récente console Playdate se consacre entièrement à ce style. Personnellement je n’ai que très peu connu l’époque des micro-ordinateurs, mais l’esthétique qui se dégage de cette direction artistique m’évoque une sorte de mélancolie de l’inconnu, comme si mes propres souvenirs étaient retenus dans la vallée de l’étrange. Les traits aussi fins qu’imprécis dessinent les contours d’une interface archaïque directement inspirée des logiciels développés pour Macintosh. À l’époque existait ce qu’on appelait des Hypercards, un système de codage simplifié permettant à tout un chacun de développer des programmes éducatifs, des systèmes d’analyse et bien évidemment, des jeux.
Pantasz, le développeur de World of Horror s’est inspiré de cette esthétique et rend également hommage à des jeux tels que la série des Macventures, quatre jeux (Déjà vu I & II, Shadowgate et surtout Uninvited) dont l’interface a clairement été un modèle.
Dès le menu du jeu on est plongé dans un imaginaire que l’on sent familier. Une ville côtière, un phare dans le lointain et lorsque l’on clique sur nouvelle partie, on est ravi que nous soit proposée l’option de changer la palette de couleur que l’on retrouve avec plaisir dans les meilleurs jeux 1 ou 2 bit. Alors se lance l’introduction.
Il se passe quelque chose d’étrange dans notre ville
Des silhouettes peuvent être aperçues la nuit dans les bois. Des personnes disparaissent. Des créatures ignobles sèment la terreur en bord de mer.
Les progrès technologiques rapides de l’ère moderne apportent du confort, mais aussi de nouvelles menaces.
Des dieux anciens, êtres malveillants qui régnaient sur la terre en des temps immémoriaux, se réveillent alors que la réalité semble s’effondrer.
Armé d’indices, de sorts et de votre santé mentale qui s’amenuise, vous enquêtez sur les mystères à travers la ville… et dans des dimensions lointaines.
Un vieux train ralentit et s’arrête à la dernière gare. La fin du monde approche et vous arrivez enfin dans la ville condamnée.
La première fois que j’ai lancé le jeu, ces quelques phrases illustrées par des tableaux de pixels derrière lesquels résonne une mélodie en chiptune envoûtante j’ai su que j’avais entre les mains une œuvre à part. On est instantanément dans l’ambiance et on a qu’une envie, c’est d’attaquer la première enquête. Ça tombe bien, le jeu n’a pas le temps de niaiser et nous plonge directement dans l’aventure, nous invitant à résoudre notre premier mystère.
World of Horror est bien un jeu d’enquêtes, mais il est important de parler du contexte. Comme l’introduction nous l’avait fait entrevoir, nous incarnons un personnage au choix qui débarque à Shiokawa, une ville imaginaire située en bord de mer ce qui n’est pas sans rappeler certaines des nouvelles de H.P. Lovecraft (Dagon, Le cauchemar d’Innsmouth) et bien entendu quelques histoires de Junji Ito, on est à la maison. Très vite, on comprend que le temps va nous être compté puisqu’un dieu ancien menace de faire son apparition. L’heure de son éveil approche et il est clairement indiqué que son avènement sera signe de chaos, il ne faudra donc pas trop traîner. Concrètement, cette menace fait office de game over et donne une structure à la partie pour que le joueur ne perde pas de temps dans des activités inutiles. La présence de ces grands anciens, parce qu’il y en a plusieurs, ajoute des malus de plus en plus importants au fil d’une partie en plus d’instaurer un climat d’urgence.
Une partie va donc toujours se dérouler de la même manière. Tout commence dans notre appartement avec une musique légère, on se sent en sécurité, mais on est vite poussé à aller visiter cette pièce dont le mur est tapissé de documents reliés par un fil. L’enquête est lancée et il va falloir choisir parmi quatre mystère pour commencer. Ces derniers ont tous des noms grotesques qui ont la particularité d’être des tautogrammes, c’est-à-dire que tous les mots commencent par la même lettre :
Déroulé Diabolique d’un Drame Domestique
Chronique Calamiteuse d’une Cape Carmin
Récit Répugnant de Ramens Rances
Curieux Cas de Coma Contagieux
Le jeu est entièrement traduit, notamment en français depuis sa sortie, petite parenthèse pour vous donner mon avis: si la traduction est évidemment très bienvenue, celle-ci est correcte sans être exceptionnelle. C’est une très bonne chose que la barrière de la langue ne soit pas un problème pour jouer au jeu, mais je tiens à dire que si vous lisez l’anglais, je recommande d’y jouer ainsi. Comme dit la traduction française fonctionne mais on perd une partie de l’accent sinistre de certains textes, il faut dire que la langue anglaise se prête particulièrement bien à la littérature d’épouvante.
Une histoire de décisions
Une fois que l’on a fait le choix du mystère que nous souhaitons tenter d’élucider, on a droit à une courte mise en contexte, par exemple ce concierge du lycée obsédé par les sirènes qui capture des lycéennes pour créer sa propre femme-poisson ou alors ce groupe d’étudiants parti filmer un documentaire sur une légende locale et dont on a retrouvé que les cassettes vidéo, Blair Witch bonjour. On va alors pouvoir se rendre dans les différents lieux qui composent la ville, hôpital, centre-ville, école… Les indices vont nous pousser vers telle ou telle direction et arrivés sur place, des événements vont se produire, nous plaçant devant un choix, souvent binaire. Une personne louche qui semblait nous suivre s’enfuit en courant, allons-nous la poursuivre ou continuer la route ? On trouve un paquet sur lequel est écrit notre nom sur le siège du métro, allons-nous l’ouvrir ou le laisser là ?
Quel que soit notre choix, la résolution va être déterminée par nos statistiques ainsi que par le hasard. Il n’y a donc pas réellement de ‘bon’ choix, on tente notre chance et on prie pour que le sort ne soit pas trop cruel envers nos points d’endurance et de lucidité. Vous commencez sans doute à comprendre que World of Horror est donc aussi un RPG. En effet, notre personnage dispose de statistiques (Force, Dextérité, Savoir etc…). On possède aussi de l’endurance, l’équivalent des points de vie et enfin de la lucidité qui peut se traduire en points de santé mentale. Si l’une de ces jauges de points tombe à zéro, notre personnage meurt ou devient fou, deux façons très courantes, surtout au début, de finir une partie.
Comment perd-on ces fameux points me demandez-vous ? Rassurez-vous, World of Horror sait se montrer généreux lorsqu’il s’agit de torturer ses personnages. Chaque action à une chance de mal finir et de se résoudre en diverses blessures ou événements traumatisants faisant fondre nos précieuses jauges. Et un RPG ne serait pas complet sans des combats au tour par tour qui peuvent ici se révéler d’une cruauté malsaine. Nous reviendrons sur le bestiaire plus tard.
On notera que l’approche du Grand Ancien évoqué plus tôt est elle aussi symbolisée par une jauge de calamité (DOOM en anglais) dont les pourcentages vont augmenter à chaque déplacement.
Certaines actions comme aller chez le médecin pour se faire soigner une blessure grave ou étudier à la bibliothèque pour apprendre un sort vont également avoir un coût en calamité et si celle-ci atteint les 100%, le dieu débarque et c’est la fin du monde, game over.
Une partie va donc consister à tenter de résoudre un certain nombre de mystères pour obtenir les clés nécessaires à l’ouverture du phare au sommet duquel se trouve la source du mal qui menace la ville de Shiokawa. Si l’on réussit à obtenir toutes les clés et qu’on parvient à survivre à la montée des marches du phare avant que la jauge de calamité ne soit remplie, alors nous aurons une chance de mettre fin au cauchemar, pour l’instant en tout cas.
Terminer une partie de World of Horror est quasiment impossible lors des premier essais et nous reviendrons sur la difficulté plus tard, mais ce qui importe est qu’effectivement, nos premiers essais seront immanquablement des échecs et il faudra recommencer de zéro. C’est alors qu’on aura la bonne surprise de découvrir que le jeu est structuré comme un rogue-like.
Chaque partie va nous proposer un certain nombre de mystères piochés parmi la vingtaine disponibles et le joueur va lui-même choisir l’ordre par lequel il souhaite les résoudre. Chaque mystère est une petite aventure en soi et il peut sembler répétitif d’avoir à mener plusieurs fois la même enquête, le fait d’avoir à chaque partie des choix de mystère différents fait qu’on ne se retrouve que très rarement à faire deux fois le même en un cours laps de temps. De plus, si une histoire va toujours avoir la même structure, les choix du joueur et les rencontres aléatoires vont en altérer le déroulement de telle manière qu’on pourra faire dix fois la même enquête, les événements seront toujours légèrement différents. Ajoutez à cela le fait que chaque mystère possède plusieurs fins différentes et on obtient une structure qui donne systématiquement envie d’y revenir pour voir ce qui se passerait si on avait fait un autre choix.
Enfin, rappelons que le genre même du rogue-like est connu pour avoir une courbe de progression lente poussant le joueur à s’améliorer pour aller un peu plus loin à chaque essai. World of Horror est un jeu difficile et parfois injuste ce qui est parfaitement cohérent avec sa structure. Ici, étant donné qu’on parle d’un jeu au gameplay limité puisqu’il s’agit surtout de lire des textes et de faire des choix, c’est la connaissance des divers systèmes ainsi que des événements qui permet au joueur de mieux se débrouiller d’une partie à une autre. Ainsi comme dans n’importe quel Rogue, on fait un peu toujours la même chose mais on le fait de mieux en mieux et surtout, on se rend compte, même après plusieurs heures de jeu, que World of Horror à plus à offrir qu’il n’y paraît au départ.
Une première partie commence par un mystère proposé comme sorte de tutoriel : Spine-Chilling Story of School Scissors. Cette enquête nous emmène dans l’école de la ville à la poursuite du fantôme d’une femme aux ciseaux.
Petite parenthèse pour préciser que ce monstre est bien tiré d’un Yokai, Kuchisake Onna ou la femme à la bouche fendue que l’on retrouve dans de nombreux films et mangas mais également dans le jeu vidéo puisqu’elle est par exemple l’un des principaux adversaires de Ghostwire Tokyo. Dans World of Horror, elle est représentée avec trois têtes les unes sur les autres, partageant la même bouche fendue dans un trait grotesque ressemblant aux travaux de Junji Ito. Refermons la parenthèse pour revenir aux couloirs de notre école.
Cette première enquête a pour but de nous familiariser avec les systèmes du jeu et ce ne sera pas chose facile. Les instructions ne sont pas claires et les menus sont presque aussi terrifiants que les fantômes que nous pourchassons. Une quantité invraisemblable de boutons semblent jetés au hasard de l’écran dans une logique inconnue et on passera les premières dizaines de minutes à comprendre ce que le jeu veut de nous. À cette description je pense que vous vous dites sûrement que ça ne fait pas très envie dit comme ça, mais croyez-moi, cette absence d’indications claires et le flou dans lequel l’interface nous plonge aux premiers abords cache un propos sur le jeu lui-même.
Quand l’horreur vient de la machine
Rappelez-vous nous sommes dans un jeu d’enquête et si les mystères se résolvent en réalité sans que nous n’ayons réellement besoin de faire beaucoup d’efforts de réflexion, le premier mystère consistera en réalité à percer à jour cette interface. De plus, toute l’esthétique tourne autour de l’écran d’un vieil ordinateur des années 80, on ne s’attend pas au confort moderne. En réalité, si on avait eu droit à un tutoriel détaillé et à une interface intuitive à utiliser, il y a fort à parier que le ressenti du jeu en aurait été affecté. Ici non seulement les boutons et autres menus sont placés de manière semble-t-il aléatoire mais en plus, on croirait que l’écran lui-même est hanté. Les fenêtres semblent usées, les pixels sont comme rouillés et il n’est pas rare que les éléments affichés glitchent quand n’apparaissent pas de manière subliminale des symboles occultes. On a ainsi l’impression de manipuler une machine cryptique, possédée par on ne sait quelle entité antédiluvienne.
Ce rapport à la technologie, ici la représentation de cet ordinateur antique, rapproche le jeu de ce qu’on appelle l’horreur digitale ou analog horror. Dans son article sur le sujet sur sa newsletter Pop-Ubik, Julien Djoubri définit une œuvre d’horreur digitale comme répondant à deux critères : la première étant son contenant, un dispositif analogique et la deuxième étant la nostalgie qui fait donc naître la peur du fait que l’on ne s’attend pas à voir surgir du surnaturel de ces objets du quotidien.
Ici, les deux conditions sont évidemment réunies puisque, encore une fois, on parle d’un appareil faisant directement référence aux souvenirs que l’on a des micro-ordinateurs. Si d’aucuns auraient pu penser que ce choix de design était purement une décision liée à la direction artistique, je pense au contraire que c’est l’inverse, le look du jeu découle de la décision de faire de World of Horror une simulation de vieux programme, un logiciel oublié, poussiéreux, étrange.
Alors l’horreur naît d’elle-même.
Le Japon n’est pas étranger au concept d’horreur digitale. L’un des récits d’horreur les plus connus du Japon n’est autre que Ringu ou Le Cercle. Cette nouvelle de Koji Suzuki a été adaptée au cinéma par Hideo Nakata en 1998 et c’est le remake de Gore Verbinski de 2002 qui fera connaître Le Cercle au monde entier et avec lui, l’œuvre de digital horror la plus connue. Il est question d’une VHS dont tous ceux qui la regardent meurent sept jours plus tard. C’est aussi l’un des films qui a pérennisé l’image du fantôme de la femme aux longs cheveux, encore elle. Aujourd’hui les VHS ne sont plus qu’un souvenir ou un objet de collection, mais à l’heure où le support DVD était en train de remplacer les cassettes, l’histoire d’un film hanté par son support archaïque a laissé des marques dans la culture populaire.
World of Horror est donc une œuvre d’Analog Horror et de nombreuses références à ce genre sont disséminées dans le jeu. Par exemple l’un des mystères, Bloody Brief of a Bloody Bulletin, consiste à enquêter sur un bulletin informatique qui pousse au suicide les gens qui le lisent. Difficile de ne pas y voir un rapport direct avec Ringu.
Junji Ito lui aussi ira explorer l’horreur digitale dans certaines de ses histoires, notamment dans ‘Le disque d’occasion’ qui raconte comment un vieux disque trouvé par hasard hypnotise ses victimes. On voit que le lien avec l’œuvre du mangaka se retrouve à tous les niveaux dans le jeu.
World of Horror convoque ainsi l’horreur japonaise traditionnelle et l’horreur digitale, mais j’ai également cité l’influence de Lovecraft plus tôt et on a pas oublié que le but ultime du jeu est de repousser l’arrivée de dieux faisant clairement référence aux Grands Anciens de l’auteur de Providence. L’un d’eux s’appelle même Ktu-Rufu The Dreaming, une référence peu subtile mais efficace. On peut se demander si un tel mélange d’influence ne va pas surcharger le jeu, après tout est-ce qu’on n’aurait pas pu se contenter d’un seul type d’horreur ? Et puis qu’est-ce que Cthulhu vient faire au Japon ?
Avant de vous expliquer pourquoi en réalité la sauce prend parfaitement bien justement du fait de la multiplication des sources d’effroi, laissez-moi dire un mot sur la raison pour laquelle l’horreur cosmique à tout à fait sa place ici. D’aucuns diraient que H.P. Lovecraft est sans doute l’écrivain qui a eu le plus d’influence sur l’horreur moderne tout supports confondus et je ne suis pas loin d’être d’accord avec ce constat. On trouve son inspiration presque partout à tel point qu’il est presque plus difficile de trouver une œuvre horrifique qui n’a rien à voir avec son œuvre.
Il se trouve que le Japon n’a pas attendu Junji Ito qui revendique Lovecraft comme une de ses inspirations principales pour s’approprier l’Horreur cosmique. Sans trop entrer dans le détail, j’aimerais quand même citer un film Insumasu o oou Kage, une adaptation libre de la nouvelle Le cauchemar d’Innsmouth de Lovecraft en téléfilm sorti en 1992. Quand on effectue des recherches sur l’influence de Lovecraft au Japon dans l’horreur contemporaine, c’est un titre qui revient souvent dans la bouche de Keiichiro Toyama par exemple. Le créateur de Silent Hill et Siren cite ce film comme une source d’inspiration pour ses jeux d’horreur. La nouvelle que le film adapté se déroule dans une petite ville côtière sujette à d’effroyables événements. L’œuvre la plus connue de Junji Ito, Spirale, se déroule dans un cadre similaire tout comme World of Horror, la boucle est bouclée, les Grands Anciens sont à leur place.
Maintenant que nous avons bien cerné les influences du jeu en termes d’horreur, voyons comment elles s’associent pour faire frissonner le joueur. Il a été dit plus haut que World of Horror est un jeu d’enquête, et même si c’est foncièrement le cas, les mystères à résoudre font plus office de prétexte pour nous faire vivre des histoires glauques. On n’a jamais tellement besoin de chercher des indices, de résoudre une énigme ou de deviner quelle est la cause des événements surnaturels qui hantent la ville de Shiokawa. Le jeu nous dit toujours où aller et place devant nous des événements plus ou moins aléatoires qui nous seront donné de résoudre par un simple choix entre deux ou trois possibilités. On a donc finalement que peu d’emprise sur le déroulement de l’enquête même si l’on en à l’illusion.
Là où World of Horror fait très fort, c’est qu’il sait nous en mettre plein la vue. Il ne se passe pas une minute sans qu’il nous arrive quelque chose. Cela va du plus trivial comme lorsqu’on aura le choix d’aider ou non un ami à déménager au plus grotesque comme lorsque l’on découvre les membres découpés de corps humain et qu’on aura le choix de fuir, appeler la police ou chercher des indices. Chacun de ces choix aura au moins une bonne et une mauvaise résolution en fonction de notre chance et des caractéristiques. À cela s’ajoutent les apparitions de monstres qui peuvent être liés au mystère en cours ou simplement nous surprendre par hasard.
Parmi le bestiaire on trouve un large éventail de fantômes, de morts-vivants et de pauvres victimes possédées par on ne sait quelle entité maléfique. Certains adversaires prennent la forme d’animaux monstrueux et dans World of Horror, on peut même se retrouver à combattre l’école hantée de la ville. La grande majorité des ennemis du jeu sont plus ou moins directement inspirés de légendes urbaines, de Yokai et de créatures Lovecraftiennes et leur représentation s’inspire toujours des travaux de Junji Ito. On a vraiment l’impression d’être le protagoniste malchanceux d’une histoire tordue du mangaka.
Mais ce qui rend chaque interaction avec un monstre ou un événement surnaturel si plaisant dans World of Horror vient de la fréquence à laquelle ils apparaissent. Le jeu à des choses à nous montrer et il n’est pas timide.
Une des règles d’or d’un récit horrifique voudrait que l’auteur fasse preuve de retenue, on va faire monter la sauce, l’ambiance va avoir de temps de s’installer et enfin, une créature va apparaître pour laisser toute la pression accumulée terrifier le public. Ici, c’est l’inverse, tout nous est montré dès la première seconde, le menu lui-même ne nous cache pas les intentions du jeu et j’irais jusqu’à ajouter que c’est écrit dans le titre. Une fois l’aventure lancée, on n’aura pas à attendre le dénouement d’une enquête pour commencer à voir apparaître des individus louches et autres incidents occultes. On est bombardé d’apparitions étranges, de rencontres invraisemblables à chaque instant. Comme dit plus haut, le jeu peut être très dur et certains affrontement seront décourageant tant ils paraissent injustes, c’est aussi de là que naît la tension, après tout le titre n’est pas World of Horror pour rien. Le fait de multiplier les rencontres effrayantes n’est pas sans rappeler une fois de plus les histoires de Junji Ito dans lesquelles souvent les événements absurdes surviennent sans crier gare, presque naturellement avec une certaine naïveté angoissante.
Cette surenchère pourrait paraître malvenue, mais c’est en réalité la générosité qu’à le jeu de nous offrir toujours plus de péripéties qui fait qu’on est en fait jamais rassasié, on en veut toujours plus et World of Horror est là pour répondre à la demande. Cette générosité s’étale jusque dans des détails inutiles en jeu, mais qui ajoutent la touche de sel supplémentaire pour qu’on ait cette impression d’être à la maison dans cette dimension bizarre. Comme unique exemple, je citerais le fait qu’il est possible de regarder par le judas de la porte de notre appartement. Ça n’a pas d’autre effet que de faire apparaître de temps à autre une silhouette inquiétante au bout du couloir, mais ça n’aura aucune incidence sur l’aventure. Pourtant à chaque fois que j’en ai la possibilité, j’y jette un œil.
Décrire un jeu comme World of Horror et lui faire honneur est un exercice périlleux mais rarement une œuvre a raisonné autant en moi, à tel point que j’en ai eu cette impression absurde que le jeu a été développé spécialement pour moi. Depuis mon visionnage de The Grudge, mon rapport à l’horreur japonaise est devenu de plus en plus intime. J’habite aujourd’hui au pays du soleil levant et je suis sans arrêt à l’affût de l’apparition de Yokai dans mon quotidien. Le simple fait de placer la trame d’un jeu dans ces rues couvertes de fils électriques reliant ces poteaux archaïques, où à chaque carrefour on peut apercevoir un Torii indiquant l’entrée d’un sanctuaire Shinto me fait me sentir à la maison. Les événements du jeu se déroulent à la fin des années 80 ce qui fait naître en moi ce sentiment de nostalgie pour une période fantasmée et le trait si reconnaissable de Junji Ito achève de rendre le jeu paradoxalement si unique. Et si toute ma vie, je m’étais préparé à jouer à World of Horror ?
Est-ce qu’un programme informatique peut s’adresser directement à l’âme de quelqu’un ? Si vous aussi vous avez eu cette impression que le jeu vous tutoyait, qu’il vous fixait du regard avant de vous adresser un clin d’œil aussi complice qu’inquiétant alors je vous en prie, rassurez-moi. Je ne suis pas seul, n’est-ce pas ?
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[…] L’absence de couleurs ou de nuances de gris rend le style visuel plus simple, plus propre. Pope garde la plupart des objets en blanc ou noir, car il a trouvé que c’était plus lisible en 3D, mais il utilise régulièrement une technique appelée tramage. Sur les anciens Mac, c’était l’approche principale pour introduire la profondeur, le détail et les nuances. Fondamentalement, cela implique d’alterner des pixels noir et blanc dans divers motifs pour donner l’illusion de plusieurs nuances de gris (brutes et irrégulières). Plus les pixels noirs sont denses, plus le gris est foncé, et vice-versa. Kipp0 en parle merveilleusement bien d’ailleurs dans sa critique de World of Horror. […]