The Art Of Return of the Obra Dinn
Return of the Obra Dinn n’est pas une œuvre comme les autres. Concocté par l’esprit visionnaire de Lucas Pope, déjà encensé pour son travail magistral sur Papers Please, ce jeu transporte les joueurs dans un périple à travers les dédales du temps et de l’espace à bord du mystérieux vaisseau Obra Dinn. Ce navire surgit dans notre vie de joueur, offrant aux audacieux explorateurs l’opportunité de sonder ses secrets et d’élucider les énigmes qui hantent chacune de ses coursives.
Return of the Obra Dinn se présente comme une sorte d’histoire de détective. Les joueurs explorent un navire fantôme équipé d’un dispositif spécial qui leur permet de remonter le temps et de visionner le moment de la mort de chaque membre de l’équipage. Le mécanisme est étonnamment immersif, mais c’est le style graphique austère qui est vraiment saisissant, surtout si l’on reconnaît l’hommage à l’esthétique 1-bit.
Dans cet article, nous plongerons dans les profondeurs de l’art et de la conception qui confèrent à Return of the Obra Dinn une aura indélébile. Par le truchement d’une exploration des thèmes de l’identité, du destin et de la mémoire, nous analyserons les multiples strates de signification qui se tapissent derrière les choix artistiques du game designer. Du choix du style visuel minimaliste en 1-bit à l’exploitation ingénieuse du dither-punk pour ébaucher des paysages visuels saisissants en passant par un bestiaire mythologique marin, chaque élément de ce jeu nous aidera à révéler les subtilités et les nuances qui en font une œuvre véritablement hors du commun.
Une esthétique 1-bit assumée
Dans Return of the Obra Dinn, la direction artistique se distingue par son audace et son minimalisme. Lucas Pope opte délibérément pour un style visuel en noir et blanc 1-bit, un choix qui évoque les premiers jours du jeu vidéo et qui défie les normes contemporaines de la haute définition et de la richesse visuelle. Ce retour aux sources, inspiré des jeux des années 1980 sur les ordinateurs comme le Macintosh Plus, est une déclaration artistique pour créer un monde visuel immersif et évocateur. L’esthétique en noir et blanc 1-bit confère au jeu une atmosphère unique et intemporelle. L’absence de couleur permet de se concentrer sur les contrastes et les détails, créant une expérience visuelle captivante. Cette esthétique épurée sert également à renforcer l’ambiance sombre et mystérieuse du jeu, en plongeant les joueurs dans un univers où chaque ombre et chaque pixel ont leur importance.
Les premiers Macintosh ont largement contribué à l’essor de l’informatique personnelle, et ses jeux, ses logiciels et son interface multi-fenêtres pilotée par la souris ont directement influencé les genres de l’aventure graphique et de la simulation. (Les aventures point-and-click doivent beaucoup à des jeux comme Deja Vu et Shadowgate, par exemple, tandis que l’interface du premier SimCity s’inspirait de MacPaint). Mais le Mac n’a jamais été très populaire, et les jeux n’ont jamais eu beaucoup de succès sur cette machine, si bien que peu de gens dans ou autour de l’industrie du jeu semblent être familiers avec son look distinctif. Cependant, il existe des raisons tangibles d’adopter le style 1-bit qui vont au-delà de la simple nostalgie. En effet, Return of the Obra Dinn est construit autour de l’examen de scènes de meurtres violentes et sanglantes, lesquelles auraient pu être difficilement supportables sans la stylisation et l’abstraction offertes par l’approche graphique utilisée.
Pope cherche à capturer la lisibilité et la simplicité des grands jeux Mac de cette ère en noir et blanc en rendant Obra Dinn semblable à un dessin en CAO inversé. Il a eu cette idée grâce à un jeu de tir à la première personne sur Mac de 1987 appelé The Colony, qui présentait un monde principalement en fil de fer 3D et commençait avec les lumières éteintes de sorte qu’il était principalement noir – tout comme à bord de l’Obra Dinn qui est principalement noir parce que c’est un vieux navire sombre.
L’absence de couleurs ou de nuances de gris rend le style visuel plus simple, plus propre. Pope garde la plupart des objets en blanc ou noir, car il a trouvé que c’était plus lisible en 3D, mais il utilise régulièrement une technique appelée tramage. Sur les anciens Mac, c’était l’approche principale pour introduire la profondeur, le détail et les nuances. Fondamentalement, cela implique d’alterner des pixels noir et blanc dans divers motifs pour donner l’illusion de plusieurs nuances de gris (brutes et irrégulières). Plus les pixels noirs sont denses, plus le gris est foncé, et vice-versa. Kipp0 en parle merveilleusement bien d’ailleurs dans sa critique de World of Horror.
Le courant Dither-punk
Le Macintosh Plus est le héros méconnu du jeu vidéo. Il n’est pas vénéré comme l’Atari. Il n’a pas eu de renaissance flamboyante comme la NES. Mais une collection de joueurs jurent par son héritage. Aucun autre ordinateur personnel n’avait de graphismes haute résolution comme lui, mais le compromis était qu’il était en noir et blanc. Cette limitation à 1-bit a forcé l’innovation. Les développeurs ont dû trouver des techniques pour montrer le contraste et la lisibilité. Une technique, appelée dither, utilisait des pixels noirs et blancs alternés pour imiter les ombres et la profondeur. L’esthétique du dither-punk est née. Maintenant, plus de 30 ans plus tard, des jeux comme Return of the Obra Dinn, utilisent le dither-punk pour créer des visuels uniques.
Le dither-punk, une technique de rendu visuel qui utilise des motifs de dithering pour simuler des nuances de gris, est une composante essentielle de l’esthétique du jeu. Cette approche artistique innovante permet de créer des textures subtiles et des transitions en douceur entre le noir et le blanc, ajoutant ainsi une profondeur visuelle à l’esthétique en noir et blanc 1-bit. Cette technique s’apparente à une forme d’illusionnisme digital. Il s’agit d’une technique ingénieuse qui déploie les pixels en se jouant de quelques couleurs sélectionnées dans une palette pour mystifier l’œil et lui faire percevoir une multitude de teintes. Dans cette image, par exemple, l’illusion d’une gradation de luminosité se dessine, alors qu’en réalité, seule une dichotomie tranchée prévaut : soit la plénitude de la lumière, soit l’obscurité totale.
L’utilisation astucieuse du dither-punk dans le jeu contribue à atténuer les transitions brusques entre les pixels noir et blanc, créant ainsi des images plus douces et plus agréables à l’œil. Par exemple, dans certaines scènes, le dither-punk est utilisé pour adoucir les contours des personnages et des objets, ce qui permet de créer une esthétique plus réaliste malgré les limitations techniques du style en noir et blanc. De plus, le dither-punk est également utilisé de manière créative pour ajouter des détails subtils et des textures aux éléments visuels du jeu. Par exemple, dans les scènes de naufrage du navire, le dither-punk est utilisé pour simuler les vagues de la mer et les éclaboussures d’eau, ajoutant ainsi une dimension supplémentaire à l’atmosphère immersive du jeu.
Contextualisation de l’émergence du dither-punk dans le jeu vidéo
Le dither-punk émerge comme une réaction artistique contre la surabondance des esthétiques conventionnelles dans l’industrie du jeu vidéo. Ce mouvement tire ses origines des limitations techniques des premiers ordinateurs personnels, en particulier le Macintosh Plus, et cherche à revitaliser l’esthétique du jeu en exploitant ces contraintes pour créer des expériences visuelles uniques et mémorables.
Le Macintosh Plus, sorti en 1986, offrait des capacités graphiques limitées, notamment en termes de couleur et de résolution. Pour contourner ces limitations, les développeurs ont utilisé des techniques de dithering, qui consistaient à alterner des pixels noirs et blancs pour créer l’illusion de teintes de gris et de profondeur. Cette approche a donné naissance à ce que l’on appelle maintenant le dither-punk, un style visuel distinct caractérisé par son utilisation créative de motifs de pixels contrastés. Il puise son inspiration dans divers mouvements artistiques, tels que le pointillisme et l’art numérique, tout en s’appuyant sur les conventions visuelles des jeux vidéo des années 80. En combinant ces influences, le dither-punk parvient à créer une esthétique à la fois rétro et contemporaine, capturant l’imagination des joueurs et des créateurs. Bien que le dither-punk ait ses racines dans les premiers ordinateurs personnels, il connaît actuellement une renaissance dans le monde du jeu indépendant. Des jeux comme Return of the Obra Dinn et Rogue Invader explorent les possibilités esthétiques du dither-punk, attirant l’attention des joueurs et des critiques pour leur utilisation novatrice de cette esthétique unique.
Graphismes et conception des personnages
La manière dont Lucas Pope aborde la conception des personnages est tout simplement remarquable, même au sein des contraintes imposées par le style 1-bit. Chaque personnage est méticuleusement élaboré, arborant des traits visuels distinctifs tels que les vêtements, les accessoires et les expressions faciales. Cette minutie apporte une richesse narrative inégalée, permettant aux joueurs de véritablement se connecter avec les personnages et leur histoire. L’une des forces majeures de Return of the Obra Dinn réside dans sa diversité de personnages, contribuant ainsi à son succès visuel. Des marins robustes aux passagers distingués en passant par les officiers austères, chaque individu à bord du navire fantôme possède une identité visuelle propre et inoubliable, conférant ainsi une profondeur narrative inégalée.
Chaque personnage est soigneusement sculpté pour jouer un rôle spécifique dans le récit global du jeu. Des interactions des membres d’équipage aux confrontations entre aristocrates, chaque personnage apporte une dynamique unique à l’atmosphère envoûtante du navire, ajoutant ainsi des couches de complexité et de suspense à l’expérience du joueur. Ce qui distingue particulièrement les individus de Return of the Obra Dinn réside dans leurs caractéristiques visuelles distinctives, offrant une reconnaissance instantanée et une immersion immédiate dans leur univers. Que ce soit à travers des coiffures excentriques ou des cicatrices évocatrices, chaque détail contribue à insuffler une vie palpable à ces figures virtuelles, les rendant indéniablement mémorables.
La manière dont Pope aborde la conception des personnages et des graphismes représente un véritable tour de force dans l’utilisation créative du style 1-bit. Avec sa diversité de personnages captivants et son souci du détail saisissant, le jeu réussit à plonger les joueurs dans un monde visuel vibrant et immersif, où chaque pixel raconte une histoire fascinante.
Influences artistiques et références
Return of the Obra Dinn est imprégné d’une multitude d’influences artistiques et culturelles qui enrichissent son univers visuel et narratif.
L’art de la gravure sur bois
L’art de la gravure sur bois trouve dans ce jeu une réinterprétation saisissante. Cette forme d’art remonte à l’Antiquité, mais c’est au cours du Moyen Âge et de la Renaissance qu’elle atteint son apogée en Europe, devenant un moyen privilégié de reproduction artistique et de diffusion de connaissances. Dans le jeu, cette esthétique est célébrée et réinventée, donnant naissance à un monde visuel énigmatique. Les lignes nettes et les contrastes marqués entre le noir et le blanc, caractéristiques de la gravure sur bois, se manifestent de manière frappante dans chaque pixel du jeu de Lucas Pope, créant ainsi une atmosphère visuelle unique. Cette utilisation habile des contrastes contribue à générer une tension narrative palpable, renforçant l’immersion du joueur dans l’univers énigmatique du jeu.
En réinterprétant l’esthétique de la gravure sur bois dans le contexte du jeu vidéo, Return of the Obra Dinn témoigne de la capacité du medium à puiser dans le riche patrimoine artistique et culturel de l’humanité pour créer des expériences visuelles uniques et mémorables. En célébrant les techniques et les principes esthétiques de la gravure sur bois, le jeu rend hommage à cette forme d’art ancien tout en la réinventant de façon contemporaine.
Le cinéma expressionniste allemand
L’influence du cinéma expressionniste allemand sur Return of the Obra Dinn transcende le simple hommage pour devenir une véritable toile de fond artistique qui enrichit profondément l’expérience visuelle et narrative du jeu. Pour apprécier pleinement cette influence, il est essentiel de plonger dans l’histoire tumultueuse de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, où les bouleversements sociaux, culturels et politiques ont engendré un mouvement cinématographique révolutionnaire.
Le cinéma expressionniste allemand émergea dans les années 1920, porté par des réalisateurs visionnaires tels que Fritz Lang, F.W. Murnau et Robert Wiene. Ces cinéastes capturèrent l’essence même de la psyché allemande de l’époque à travers des films qui transcendèrent les frontières du réalisme pour plonger dans un univers de distorsion et de symbolisme. Return of the Obra Dinn s’inspire de cette esthétique cinématographique révolutionnaire pour créer une expérience immersive et inoubliable. Un exemple marquant de l’influence du cinéma expressionniste allemand sur le jeu se trouve dans l’utilisation magistrale des ombres et de la lumière pour créer des contrastes saisissants et des atmosphères oppressantes. Tout comme dans les films expressionnistes tels que Le Cabinet du docteur Caligari ou Nosferatu, chaque scène du jeu est soigneusement composée pour capturer l’imagination du joueur et susciter une gamme d’émotions intenses.
De plus, le jeu puise dans les thèmes et les motifs caractéristiques du cinéma expressionniste allemand, explorant des sujets tels que la folie, la culpabilité et l’obsession à travers une lentille visuelle distinctive. Les décors, les angles de caméra inhabituels et les personnages grotesques évoquent l’esthétique sombre du mouvement expressionniste. L’influence du cinéma expressionniste allemand sur Return of the Obra Dinn témoigne de la richesse et de la profondeur de cet héritage artistique. En fusionnant les techniques visuelles emblématiques de ce mouvement cinématographique avec le jeu vidéo, Lucas Pope transcende les frontières entre les arts pour offrir une expérience qui est à la fois un hommage respectueux au passé et une œuvre d’art novatrice ancrée dans le présent.
Un bestiaire mythologique
Pour accentuer l’ambiance mystérieuse et pesante du jeu, Lucas Pope a eu la brillante idée d’intégrer des créatures marines mythologiques. Parmi elles, on rencontre des sirènes, des crabes géants et un Kraken, chacun ajoutant une dimension unique au récit et à l’exploration du navire maudit. Les eaux de notre globe, tant en surface que sous-terre, les abysses océaniques et les lacs paisibles, sont enrobées d’un voile épais de légendes et de mythes. Au sein de ces récits, les monstres marins ne sont pas toujours les protagonistes, mais leur présence suggérée nourrit nos songes et nos frayeurs. Les profondeurs des océans et des lacs, hors de portée de notre regard, titillent notre esprit de leurs mystères indicibles, éveillant en nous des émotions mêlées de fascination, de terreur et de curiosité, donnant ainsi naissance à des croyances souvent excentriques.
Les sirènes
“Ich Weiss nicht was soll es bedeuten,
Das ich so traurig bin;
Ein Märchen aus alten Zeiten,
Das kommt mir nicht aus dem Sinn”.
Ainsi débute le chant ensorcelant du poème allemand Die Lorelei de Heinrich Heine. Il se laisse captiver par le mystère de cette vieille légende qui continue de le hanter sans répit. L’histoire d’une jeune fille d’une beauté ensorcelante, perchée sur un rocher du Rhin, ses cheveux dorés caressés par un peigne en or, envoûtant les marins de son chant envoûtant, les entraînant à précipiter leurs vaisseaux contre les récifs. Bien que Lorelei ne soit pas représentée avec la silhouette classique de la sirène, sa légende incarne parfaitement l’essence de ces créatures mythiques.
Ce conte légendaire nous évoque celui d’Ulysse et des sirènes, ainsi que d’autres récits populaires similaires dans de nombreuses cultures, qui relatent les sirènes attirant les marins vers leur funeste destin, aux quatre coins du globe. La sirène ne se distingue pas tant par son apparence que par son comportement singulier. Dans les récits populaires, les pièces de théâtre, les livres pour enfants et les productions hollywoodiennes, les sirènes ont captivé notre imagination à travers les âges, revêtant tour à tour le rôle d’esprits des eaux, de nymphes aquatiques, de monstres marins ou de divinités vengeresses des flots, leur silhouette hybride mi-humaine mi-poisson résonnant au fil des époques.
Les sirènes, redoutées par les Grecs de la mer, étaient considérées comme des séductrices mortelles attirant les marins vers leur funeste destin au son de leurs chants envoûtants. Pour les marins anglais, les apercevoir présageait le malheur et la mort imminente. Toutefois, d’autres cultures adoptaient une vision plus nuancée : les marins chinois croyaient en leur capacité à conférer l’immortalité, versant des perles en guise de larmes, tandis que les pêcheurs japonais se munissaient d’amulettes représentant ces esprits marins. Sur les navires, les sculptures de sirènes en figure de proue servaient à apaiser les dieux des mers et à assurer une traversée sécurisée. Dans cette représentation, l’interaction entre la sirène et le marin demeure énigmatique ; leur étreinte semble évoquer un adieu empreint de romantisme. Peut-être l’a-t-elle sauvé de la noyade ? Ou s’agit-il d’un dernier au revoir teinté d’affection ? Howard Pyle, l’artiste, s’en est allé avant de pouvoir achever son œuvre, laissant planer un mystère qui ne sera jamais dissipé avec certitude.
Symbole essentiel de la liberté et de la fécondité féminine ou du tumulte océanique et de la vengeance implacable des femmes libres ? Les sirènes représentent tout cela et bien plus encore. Certaines théories avancent qu’elles sont des êtres extraterrestres, d’autres les considèrent comme les spectres de femmes englouties par les flots, tandis que d’autres encore prétendent qu’elles attirent les humains dans les eaux pour se repaître de leur chair. Il est aussi suggéré qu’elles pourraient être tout simplement des lamantins ou des dugongs, observés par des yeux solitaires et privés de sommeil. Si elles ont une origine humaine, se sont-elles enfuies vers la liberté de l’océan ou y ont-elles été bannies ? Belle et séduisante, mais aussi sauvage et violente, la sirène incarne parfaitement notre relation humaine avec la mer. Elle offre à la fois aventure et liberté, mais demeure imprévisible et insondable. Nos ancêtres ont émergé de la mer en rampant, et nos propres vies ont commencé dans un ventre aqueux. Il semble que notre fascination pour ces créatures aquatiques merveilleuses ne cessera jamais.
Lucas Pope s’inspire des mythologies anciennes entourant les sirènes pour créer une représentation unique de ces créatures marines. Les sirènes du jeu évoquent à la fois la séduction et la menace, reflétant ainsi l’ambivalence des récits traditionnels sur ces êtres légendaires. Leurs traits physiques, tels que la chevelure désordonnée, les griffes acérées et la queue serpentine, rappellent les descriptions classiques des sirènes tout en leur conférant une dimension plus sombre et terrifiante. Leur rôle dans l’histoire du jeu, en tant que forces perturbatrices invoquées par des événements mystérieux, renforce leur aura de danger et de mystère. De plus, les interactions des personnages avec les sirènes, marquées par la peur et la méfiance, reflètent les thèmes plus larges du jeu concernant la nature imprévisible et souvent hostile de l’océan.
Les crabes géants et Karkinos
Les méandres envoûtants de la mythologie offrent un kaléidoscope de créatures fantastiques. Parmi ces entités, souvent négligées, mais éminemment intrigantes, se trouve Karkinos, un gigantesque crabe inscrit dans les légendes de la Grèce antique, et plus particulièrement dans la saga tragique d’Hercule et de ses douze travaux. Bien que Karkinos puisse ne pas jouir de la même renommée que l’Hydre ou Cerbère, sa présence dans les mythes révèle une symbolique profonde, transcendant son rôle narratif. Karkinos, souvent représenté comme un crustacé colossal doté de puissantes pinces, se dresse en tant qu’obstacle dans le chemin du héros. Pourtant, sa brève apparition suggère bien plus qu’un simple combat physique. Karkinos incarne les défis accessoires rencontrés lors de la quête de grandeur, offrant une métaphore des embûches quotidiennes qui ponctuent le chemin vers la réussite.
De nos jours, Karkinos transcende le simple récit mythologique pour devenir une allégorie des obstacles de la vie quotidienne. Son combat évoque la résilience et la persévérance nécessaires pour surmonter les défis, même les plus insignifiants en apparence. Dans l’Antiquité, Karkinos symbolisait l’interaction complexe entre l’homme et la nature, reflétant à la fois la bienveillance nourricière et l’hostilité déchaînée de l’environnement naturel.
L’impact de Karkinos s’étend également à la sphère artistique, où son combat légendaire contre Hercule a été immortalisé à travers les âges, de l’art antique aux chefs-d’œuvre de la Renaissance. Son héritage pérenne réside dans sa capacité à incarner les aspirations humaines universelles à travers les récits mythologiques, offrant une lueur de sens au cœur du chaos. En fin de compte, Karkinos nous rappelle le pouvoir intemporel de la narration, résonnant à travers les siècles comme un écho de notre quête collective de vérité et de signification.
Lucas Pope déploie dans son jeu une représentation sinistre et énigmatique des crabes géants. Comme dans les légendes, ces créatures humanoïdes, dissimulées derrière des touffes d’algues, évoquent la silhouette mythique du crabe géant. Dans Return of the Obra Dinn, peu après la capture des sirènes, l’arrivée de deux crab-riders avec leurs crabes géants sur le navire apporte un nouveau frisson d’inquiétude. Ces créatures manient des lances avec une habileté déconcertante. Les pointes acérées émergeant de leur carapace peuvent être projetées avec une force redoutable, capable de transpercer les planches du navire et les corps des marins. Les crabes géants, évoquant des araignées des mers, utilisent également leurs pinces pour attaquer, créant une image effrayante et fascinante à la fois. Toutefois, contrairement aux créatures marines plus traditionnelles, ces crabes cavaliers semblent émerger d’un imaginaire unique, plongeant les joueurs dans une expérience mystique.
Le Kraken et les poulpes géants
Selon la riche mythologie scandinave, le Kraken évoque une créature marine monstrueuse, réputée pour sa taille gigantesque atteignant jusqu’à un kilomètre de long. Les contes le dépeignent souvent comme une entité terrifiante, à mi-chemin entre une pieuvre colossale et un calmar titanesque, déployant ses tentacules menaçants pour assaillir les navires imprudents. Son apparence imposante était telle que son corps immense pouvait être confondu avec une île, ajoutant une dimension supplémentaire à son aura de mystère et de terreur.
Les origines de cette figure mythique se retrouvent dans des récits anciens, notamment dans l’Örvar-Oddr, une saga islandaise du XIIIe siècle, où le Kraken est mentionné aux côtés d’autres monstres marins comme le Hafgufa et le Lyngbakr. Une mention subséquente dans l’ouvrage norvégien Konungs skuggsja, vers 1250, décrit le Kraken comme une créature unique, incapable de se reproduire et se nourrissant de façon spectaculaire en piégeant les poissons avec son souffle et son odeur forte et singulière, un comportement qui a nourri les superstitions des marins et alimenté les légendes maritimes. Même le naturaliste suédois Carolus Linnaeus a attribué une place à cette créature énigmatique dans son ouvrage Systema Naturae, classifiant le Kraken parmi les céphalopodes sous le nom de Microcosmus marinus, bien que ses mentions ultérieures aient été omises. La légende du Kraken, habitant les profondeurs océaniques, persiste dans l’imaginaire collectif, perpétuant la crainte ancestrale des marins confrontés aux périls insondables des vastes étendues marines, où la frontière entre réalité et fiction s’estompe dans les abysses mystérieux de l’océan.
En ce qui concerne l’iconographie, l’image gravée par Denys-Montfort représentant la « pieuvre colossale » est souvent citée, bien qu’elle se distingue du Kraken selon le malacologue français. Les commentateurs caractérisent l’attaque du navire comme illustrant l' »octopode du Kraken ».
Lucas Pope puise ainsi à la source ancestrale du Kraken pour donner vie à la terreur dans son jeu. Évoqué par les appels désespérés des sirènes, le Kraken surgit comme l’ultime péril, ses tentacules monstrueux s’agrippant à l’Obra Dinn avec une agilité terrifiante. Telle une incarnation des forces primordiales de l’océan, il devient le catalyseur de la tragédie à bord. Tout comme les conteurs anciens, qui évoquaient ses membres gigantesques s’enroulant autour des navires, Pope choisit de ne montrer que ses tentacules, laissant à l’imagination des joueurs le soin de compléter la silhouette de cette créature titanesque. Ainsi, dans la tradition des mythes marins, le Kraken de Pope transcende le simple monstre pour devenir une force archétypale, symbolisant la confrontation humaine avec les abysses insondables de l’océan et ses mystères indomptables.
Représenter la mort
Lucas Pope nous propose une nouvelle exploration de la violence, cette fois-ci d’une manière légèrement différente, plus personnelle et moins centrée sur la société. Alors que Papers, Please dissimulait sa violence derrière des mots et des règlements, Return of the Obra Dinn se délecte du moment de la mort, de l’instant où les plans déraillent. Il transforme un navire de cadavres en un problème mathématique complexe, chaque décès fournissant un éclairage supplémentaire sur le navire et ses occupants.
Cependant, toute la violence n’est pas strictement interpersonnelle. L’Obra Dinn, comme on le sait, est un navire de marins dévoyés. Il ne s’agit pas seulement de bandits au sens classique du terme, mais du vol plus institutionnalisé et encadré de la Compagnie des Indes orientales. Historiquement, cette compagnie était surtout réputée pour son expansionnisme colonial dans le sous-continent indien, un règne de contrôle capitaliste qui s’est étendu jusqu’au milieu et à la fin du XIXe siècle. La Compagnie des Indes orientales se tenait en effet parmi les institutions capitalistes les plus influentes de l’histoire humaine, et comme tout vestige du colonialisme, son héritage laisse des cicatrices profondes sur toutes les terres qu’elle a touchées.
Dans Return of the Obra Dinn, le joueur est chargé d’enquêter sur les décès et les diverses demandes d’indemnisation liées au navire Obra Dinn. Mais tout comme dans Papers, la violence que vous commettez n’est pas directement visible dans vos actions – vous ne tirez jamais un coup de feu ou ne poignardez personne dans Return. La violence de l’espace est laissée à la réflexion du joueur après l’acte. Le jeu explore des notions telles que la propriété, la liberté et les règles injustes, mais sans les approfondir entièrement. Cela est en partie dû au principe même du jeu : ne révéler que les moments de la mort de chaque passager limite la vie à bord, et donc l’information qui peut être communiquée au joueur.
L’Obra Dinn, avec son voyage énigmatique, incarne une violence qui transcende les simples horreurs dont il est témoin sur son pont ; il plonge dans l’abîme existentiel de son propre voyage. D’abord navire de commerce, le bateau se transforme peu à peu en phare pour les habitants des profondeurs, attirés par la cargaison surnaturelle qu’il transporte sur des eaux traîtresses. Le catalyseur de cette descente dans le chaos semble faussement banal : l’avidité. Des marins mécontents, aux prises avec leur propre mécontentement et cherchant à échapper aux dures réalités de leur existence, projettent leurs frustrations sur les passagers étrangers originaires de Formose, aujourd’hui Taïwan. Malgré les avertissements de l’équipage du navire et des autres occupants, les tensions ne sont pas maîtrisées, et les protections surnaturelles qui protégeaient autrefois l’Obra Dinn sont rompues. Condamné par son propre orgueil et par l’ire des créatures abyssales, le navire est pris dans une lente et inexorable spirale vers la destruction.
La tragédie du voyage de l’Obra Dinn ne réside pas seulement dans les événements à bord du navire, mais également dans la société qui l’a engendré : une société où les biens et les vies des colonisés étaient perçus comme des biens à piller, à saisir sans égard pour ceux qui les entouraient. La tragédie de l’Obra Dinn dépasse ainsi le cadre du vaisseau lui-même pour toucher les systèmes qui l’ont vu naître.
Dans les derniers instants du jeu, le joueur se voit présenter un manifeste d’assurance énumérant tous les passagers à bord de l’Obra Dinn et, parfois, les circonstances de leur décès. Ces descriptions sont succinctes et directes : « Mort par balle », « Noyé » ou « Transpercé ». Elles sont rédigées dans le langage froid et calculateur propre à un agent d’assurance. Cependant, ce que le manifeste omet de mentionner, c’est l’intention. Il indique les décès, les personnes responsables et les lieux, et parfois même si la victime était qualifiée dans son travail ou considérée comme un déserteur, mais il reste silencieux sur l’intention. L’intention, quant à elle, demeure un concept complexe, difficile à exprimer de manière adéquate dans un contexte d’assurance. D’une manière poignante, cela évoque une critique profonde que le jeu soulève, peut-être la plus puissante de toutes. En effet, toute l’expérience de jeu est axée sur la résolution de ce mystère – ce qui est arrivé à l’Obra Dinn – mais cela n’est pas l’objectif ultime du jeu. L’objectif principal est de découvrir les circonstances de chaque décès des passagers.
Return of the Obra Dinn se présente comme un jeu explorant la violence dénuée de sens. À cet égard, il se rapproche de l’esprit de Papers, Please, un jeu centré sur le sens dépourvu de violence. À bord de l’Obra Dinn, chaque mort est examinée de manière intime, et en tant que joueur et enquêteur, vous êtes naturellement entraîné dans le récit, observant comment chaque décès entraîne un autre. Cependant, cela ne correspond pas exactement aux besoins des agents d’assurance. Eux, ils ont juste besoin des faits bruts.
Après tout, ces faits étaient la pierre angulaire de la Compagnie des Indes orientales. Si elle pouvait purger son histoire de tout aspect humain et contextuel, les profits seraient assurés. Ainsi, tout comme dans Papers, Please, à la fin de la journée, on se retrouve avec des chiffres et des statistiques. Au lieu de salaires, ce sont des décès, des paiements et des amendes. Des vies humaines réduites à une simple composante de profit pour l’entreprise, même dans la mort. Cette cupidité dévoile des strates qui se déversent en cascade sur l’ensemble du système colonial, confinées dans les parois d’un navire délabré et tourmenté par les tempêtes.
L’art de mettre en scène des indices
Return of the Obra Dinn réussit à immerger le joueur dans le rôle d’un véritable détective tout en insufflant une touche d’intimité unique. Contrairement à de nombreux jeux de détective qui confèrent au joueur des capacités divines ou des mécanismes pour mettre en lumière les indices et faire les choix corrects dans une intrigue prédéfinie, ce jeu propose une approche d’enquête plus organique, sans guidance explicite. Et cela fonctionne remarquablement bien. De nombreux joueurs témoignent du sentiment d’autonomie que le jeu leur offre, ce qui constitue la pierre angulaire de la révolution qu’Obra Dinn apporte au genre des jeux de mystère.
C’est là que réside l’excellence du jeu : plutôt que de présenter une seule scène d’indices dont le mystère est résolu instantanément, le format des vignettes permet aux joueurs de voir les mêmes personnages dans différents cadres et contextes, favorisant ainsi l’élaboration de théories et la consolidation de leur confiance. Les outils de jeu à multiples facettes, tels que le journal des passagers et les croquis, permettent aux joueurs de suivre et de croiser les indices. Le décor est posé. Le travail du joueur consiste à passer de l’impossible au possible grâce à des déductions astucieuses ; le joueur décide de ce qui est impossible pour conjecturer ce qui est réalisable, de manière analogue à la résolution d’un Sudoku.
De cette manière, le jeu construit un cadre procédural dans lequel les joueurs découvrent les limites de ce que le jeu autorise comme indices viables (indice : pratiquement tout). La langue, par exemple, sert d’indicateur subtil ; la tenue vestimentaire est un marqueur fiable du statut social, qui maintient un modèle cohérent ; même la numérotation des hamacs fonctionne comme un indice. En outre, des schémas observables, tels que la fréquentation de compagnons suggérant des liens familiaux ou l’absence de tenue de marin sur l’individu à la barre, offrent un aperçu inestimable. Ces indices agissent comme des réservoirs d’informations. À mesure que les joueurs découvrent différents types d’indices, ils débloquent un arsenal de ressources en expansion, un peu comme un personnage dans un autre jeu qui acquiert de nouvelles armes ou de nouveaux outils. Ce processus itératif devient la pierre angulaire du jeu : la découverte d’un ensemble de vestiges en dévoile d’autres ; le décryptage des indices pour déchiffrer les destins recadre l’éventail des résultats potentiels pour les personnages restants, permettant ainsi aux indices dans ce contexte modifié d’éclairer les destins d’autres individus.
En fin de compte, ce système d’indices ne célèbre pas seulement l’intelligence d’une intrigue pré-écrite ou d’un ensemble de mécanismes, mais plutôt celle des joueurs, de leur propre intelligence. La satisfaction du jeu ne réside pas dans le fait de jouer le rôle d’un détective divinisé qui dispose d’un accès spécial aux indices, mais dans le processus de devenir un détective dont les facultés se déploient et se développent au fur et à mesure que vous, en tant que joueur, construisez vos ensembles d’indices. Si Return of the Obra Dinn s’arrêtait là, il resterait un jeu techniquement inspirant et une révolution pour le genre. Mais il va plus loin : ses indices ne servent pas seulement à trouver plus d’indices et à dévoiler des destins, comme le ferait un jeu mécanique et explicite.
La quête de ces indices offre un éclairage sur les relations, les émotions et les attitudes des personnages à bord du navire, stimulant ainsi l’investissement émotionnel des joueurs. À travers le destin des aspirants, nous découvrons qu’ils étaient tous les trois de jeunes officiers en formation et qu’ils ont tous connu une mort héroïque. Par exemple, Charles Hershtik montre des signes de faiblesse lorsqu’il voit du sang dans sa première vignette, suscitant les moqueries d’un autre aspirant, mais il finit par se sacrifier pour vaincre un monstre marin. Quant à Thomas, alors qu’il est sur le point de mourir, ses pensées se tournent vers le destin tragique de son camarade Peter : Thomas a tenté de sauver Peter de l’emprise du Kraken, mais malheureusement, la poudre que Peter tenait a explosé, causant sa mort. Ainsi, la prémisse du jeu crée un genre tragique captivant : la tragédie réside dans le comment et dans ce qui a été accompli en cours de route. Les aspirants évoluent de jeunes garçons taquins à de jeunes hommes préoccupés par le sort de leurs compagnons, ce qui ajoute une profondeur émotionnelle et narrative à l’expérience de jeu.
La résolution des destins à travers la découverte de petits indices sur les circonstances et les motifs derrière la mort des personnages offre un aperçu plus profond de leur caractère, contribuant ainsi au récit plus vaste de la chronologie des événements à bord de l’Obra Dinn. Le fait d’observer différents personnages dans diverses situations permet de mieux les appréhender et intensifie notre curiosité quant à leur sort, incitant à explorer davantage les vignettes disponibles. Les indices disséminés dans Return of the Obra Dinn créent une boucle de jeu qui incite les joueurs à revenir, désireux de saisir toute la tragédie qui se cache derrière chaque mort. Une fois le jeu achevé et que tous les destins ont été résolus, il peut sembler qu’il n’y ait plus de raison de rejouer. Cependant, la force émotionnelle du jeu continue de susciter l’envie de retourner sur l’Obra Dinn. C’est là la véritable puissance d’un jeu de mystère captivant : il ne se contente pas de révolutionner un genre, mais offre une expérience profondément marquante et mémorable qui perdure bien au-delà de la première expérience de jeu.
Return of the Obra Dinn est une œuvre captivante et profonde, imprégnée de complexité narrative et visuelle. À travers ses diverses inspirations historiques, le jeu explore avec habileté des thèmes universels tels que la violence, la mort, la cupidité et la tragédie humaine. En plongeant les joueurs dans un mystère complexe à bord d’un navire fantôme, le jeu réussit à capturer l’essence même du récit de détective tout en offrant une expérience immersive et émotionnellement enrichissante.
Grâce à ses mécanismes de jeu novateurs et à sa présentation visuelle distinctive, Lucas Pope parvient à révolutionner le genre du jeu de mystère. Plutôt que de guider passivement les joueurs à travers une histoire pré-écrite, le jeu leur offre une liberté d’exploration et d’interprétation, les incitant à devenir de véritables détectives au cœur d’une enquête complexe. Cette approche interactive renforce l’engagement émotionnel des joueurs, les incitant à revenir encore et encore pour découvrir tous les secrets que recèle le navire.
En fin de compte, Return of the Obra Dinn ne se contente pas d’être un jeu révolutionnaire sur le plan technique, mais aussi une expérience artistique et émotionnelle profondément marquante. À travers ses thèmes universels et son approche innovante du gameplay, il offre aux joueurs bien plus qu’un simple divertissement : une réflexion sur la condition humaine, la nature de la tragédie et la recherche de vérité au cœur de l’obscurité.
Source
https://www.gamedeveloper.com/design/opinion-i-return-of-the-obra-dinn-i-is-a-work-of-art
https://www.gamedeveloper.com/design/lucas-pope-and-the-rise-of-the-1-bit-dither-punk-aesthetic
https://surma.dev/things/ditherpunk/
https://en.wikipedia.org/wiki/Kraken
https://blog.playstation.com/archive/2019/10/17/lucas-pope-on-return-of-the-obra-dinns-art-style/