The Art Of Lords of the Fallen

The Art Of Lords of the Fallen

« Comment rendre plus torturé un monde déjà torturé ? »

C’est la question que soulevait Alexandre Chaudret, directeur artistique, alors que j’évoquais avec lui les inspirations qui l’ont habité pendant le développement de Lords of the Fallen. Un titre développé par Hexworks, tout jeune studio, créé pour l’occasion par son éditeur CI Games. Un reboot-sequel — ou « requel » comme aime à le dire Alexandre — qui vise à faire oublier le relatif échec du premier Lords of the Fallen sorti en 2014, l’un des tout premiers Souls-Like à avoir vu le jour.

C’était il y a dix ans, de l’eau a coulé sous les ponts, et quand Alexandre Chaudret rejoint les rangs de Hexworks aux prémices du développement, c’est pour donner une nouvelle dimension au style Dark Fantasy, tout en respectant les codes de sa direction artistique. Comme il me l’a confié, difficile alors de ne pas considérer tout ce qui a déjà été fait dans le genre, et encore plus quand on parle du fleuron Dark Souls jusqu’à Elden Ring en passant par Bloodborne. Il aura beau essayer d’en faire abstraction, l’aura et l’influence de From Software pèsera toujours d’un poids certain sur les épaules de l’artiste.

Néanmoins et j’espère que vous le constaterez dans cet article, Lords of the Fallen a su tirer le meilleur de cet héritage tout en se forgeant une belle identité. Notamment grâce aux nombreux artistes de talent qui travaillent chez Hexworks et que nous allons tenter de mettre à l’honneur aujourd’hui. Une direction artistique qui aura fait l’unanimité — ce qui vous en conviendrez est rare dans le milieu du jeu vidéo — et qui aura su gagner le cœur des joueurs. Vous connaissez l’amour de Point’n Think pour la dimension artistique du médium vidéoludique, il était donc tout naturel que la rédaction se penche sur ce sujet et en ce sens votre serviteur du jour.

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In Light We Walk.

La rédaction de Point’n Think

« Ouvrir notre monde Dark Fantasy au Cosmic Horror »

Lords of the Fallen est un jeu qui repose sur une mécanique simple mais diablement efficace : le double monde. D’un côté le royaume d’Axiom, de l’autre son penchant négatif, le monde d’Umbral. Ce n’est pas une feature inédite dans le jeu vidéo: Dishonored 2 par exemple explorait déjà cette dynamique dans son niveau « Déchirure », qui nous permettait d’alterner entre deux époques. Sans oublier Legacy of Kain : Soul Reaver qui nous faisait voyager entre le plan matériel et le plan spectral. Très rapidement, il est décidé qu’Axiom sera la toile de fond d’un Dark Fantasy torturé, et qu’Umbral sera le Monde des Morts. Une problématique se pose alors : le monde d’Axiom étant déjà torturé, comment rendre celui d’Umbral plus torturé encore ?

« Soit nous faisions en sorte qu’Axiom soit moins tourmenté pour qu’Umbral soit plus tourmenté, ou alors nous partions du postulat qu’Axiom est déjà tourmenté, du coup il nous faut être encore plus tourmenté dans Umbral. Évidemment c’est vers cette solution que nous nous sommes tournés. »

Très vite Alexandre Chaudret et son équipe comprennent qu’Umbral sera une fenêtre parfaite pour ouvrir leur monde Dark Fantasy à ce qu’on appelle l’Horreur Cosmique. Et quand on commence à parler d’Horreur Cosmique, les inspirations sont nombreuses. Howard Phillips Lovecraft et son mythe de Cthulhu, évidemment : l’idée que des entités cosmiques nous observent depuis un autre plan d’existence et contrôlent notre destinée.

  • L'Umbral de Lords of the Fallen

Quand vous explorez le monde d’Umbral à l’aide de votre lampe — qui vous permet soit d’en avoir un aperçu, soit d’y entrer complètement — vous sentez ces regards qui se posent sur vous, qui vous oppressent constamment. Des yeux morbides et plus ou moins gigantesques parsèment les murs et les parois des lieux, scrutant votre progression. Difficile alors de ne pas penser à Bloodborne, qui sur ces dernières années est certainement la meilleure adaptation du mythe de Cthulhu sans jamais en prononcer le nom.

La présence Lunaire dans Bloodborne
La Présence Lunaire de Bloodborne
Le mythe de Cthulhu
Le mythe de Cthulhu

Toute la force de la diégèse de Lovecraft, c’est qu’elle n’est presque que suggestion, renforçant la puissance de l’horreur qui ne peut être qu’imaginée. Quand vous parcourez l’Umbral, au loin, vous pouvez voir de gigantesques titans figés dans le temps, surplombés par l’œil scrutateur géant de la Mère Putride. Qui sont-ils ? Que leur est-il arrivé ? Nous ne le saurons jamais, et c’est là tout le sel de cet univers. Tout ce que nous avons besoin de savoir de ce monde, c’est qu’il était là bien avant le Royaume d’Axiom et que son peuple, les Nohuta, ont disparu.

L'Umbral de Lords of the Fallen
Concepts Art de l’Umbral
L'Umbral de Lords of the Fallen
L'Umbral de Lords of the Fallen

« Suggérer l’irréel et les émotions humaines qui deviennent un cauchemar éveillé »

Le nom de Hans Ruedi Giger est alors évidemment prononcé. S’il est principalement connu pour être le créateur de l’Alien de Ridley Scott, ce n’est qu’une infime partie de son œuvre. Giger est une icône du surréalisme fantastique et l’initiateur de la biomécanique. L’univers qu’il aura su mettre en place toutes ces années est sombre et torturé, la chair y côtoie le métal, l’organique s’y mêle au métallique et l’Homme ne fait plus qu’un avec la machine. Le tout teinté d’une sexualité obscène et morbide. L’œuvre de Giger a été interprétée au cinéma donc, mais le jeu vidéo n’est pas en reste. Scorn, sorti en Octobre 2022, est certainement sa plus belle adaptation, donnant corps à cet univers empreint de sexualité, où chair et machine fusionnent. Je ne peux d’ailleurs que vous conseiller l’excellent The Art Of Scorn de mon collègue Julien, que vous trouverez facilement sur le site.

Scorn
Le jeu Scorn par Ebb Software
Giger
L’oeuvre de Giger

Quand vous explorez l’Umbral de Lords of the Fallen, vous ressentez cette dynamique autour de vous, tout y est viscéral, avec des structures à activer, semblables à des cages thoraciques que l’on arrache à leur propriétaire. Ce qui est amusant, c’est que les passerelles sont assez faciles à faire. Scorn explorait des thématiques proches de la naissance et de l’accouchement, que l’on ressent dans le Royaume d’Umbral. On entend des pleurs de bébé au loin, les Graines Vestigiales qui nous offrent le repos prennent la forme de fœtus, le lieu où vous retrouvez la Mère Putride se nomme le Giron Maternel. Consciemment ou inconsciemment, forgées par leurs inspirations, ces œuvres se retrouvent. Au passage, Bloodborne ne traitait-il pas lui aussi de l’impossibilité pour les Grands Anciens de se reproduire ?

L'Umbral de Lords of the Fallen
Structures de l’Umbral
L'Umbral de Lords of the Fallen
Créatures de l’Umbral

Les passerelles entre le travail de Giger et celui de Lovecraft sont aussi simples à établir, et pour cause en 1977, Giger réalise un recueil de peintures intitulé Giger’s Necronomicon en hommage à l’écrivain Américain. Au centre des points communs, une forte dominance sexuelle, une fascination morbide pour l’organique et les animaux marins, poissons et serpents. Qu’est-ce qui nous fascine tant dans ces œuvres ? Est-ce le fait qu’elles nous dérangent, qu’elles dépeignent les paysages de l’inconscient et nous renvoient à nos propres désirs refoulés ? Ou simplement le fait d’une obscénité et d’une sauvagerie représentées de façon esthétique, malsaine et indicible ?

Graine Vestigiale de Lords of the Fallen
La Graine Vestigiale
L'Umbral de Lords of the Fallen
Créature de l’Umbral

« La Lampe d’Umbral est un trou de serrure dans ce deuxième monde et change le paradigme de l’exploration »

Ce sont des questions que l’on se pose également à l’évocation du travail de Zdzisław Beksiński, photographe et peintre à l’histoire tragique. Une histoire personnelle qui a façonné son œuvre, tout comme les totalitarismes dont ont souffert son pays. L’Umbral de Lords of the Fallen transpire Beksiński par tous les pores : on y retrouve ces visages déformés, ces chairs déchirées et ces personnages osseux aux corps cassés. Une palette chromatique restreinte qui agit sur nous comme un brouillard étouffant, attisant la part de nous fascinée par l’horreur, la mort, les cauchemars.

L'univers de Beksinski
Oeuvre de Beksiński
L'univers de Beksinski
Oeuvre de Beksiński

Mais Beksiński ne peint pas des scènes détachées de la réalité, au contraire, il parle de notre monde, des souffrances que l’homme engendre ou subit. Tout comme l’Umbral qui n’est pas un monde à part, mais qui s’inspire des souffrances du monde réel. Si vous passez en Umbral dans un marais empoisonné, vous trouverez de l’autre côté un monde putréfié, empli de vers et de pourriture. Si vous le faites dans un mausolée, vous apercevrez les silhouettes fantomatiques de ceux qui y reposent, faisant écho aux Échoués d’un Death Stranding. On ressent la souffrance des personnages de Beksiński alors qu’ils semblent déjà morts, comme piégés dans un dédale impalpable dont ils cherchent inlassablement la sortie. Une sortie nous menant vers un nouveau cauchemar.

« Ces visions horrifiques, on les a transposées en ce qui allait devenir Umbral »

Étonnamment, le point de convergence pour Alexandre Chaudret et ses équipes n’a pas été l’un de ces trois grands noms, mais celui d’un artiste français. Olivier de Sagazan est un sculpteur, peintre et artiste visuel qui exerce depuis plus de trente ans, notamment dans des représentations publiques. Vous connaissez peut-être déjà sa fille, Zaho de Sagazan, qui commence à se faire un nom sur la scène musicale française. Au cours de ces performances filmées, l’artiste se recouvre d’argile, de peinture, d’accessoires qui lui permettent d’incarner des créatures difformes et torturées. Le travail d’Olivier de Sagazan n’est pas vraiment une œuvre qui peut se raconter, mais qui appelle plutôt à être découverte.

Dans ses représentations les plus connues, Transfiguration et Hybridation, j’ai pu observer certaines ressemblances avec la Corneille Évidée, un boss majeur de Lords of the Fallen. Mais c’est évidemment sur toutes les créatures de l’Umbral que son influence se fait le plus ressentir : visages déformés, créatures ailées aux membres fins et aux dents acérées, tout y passe. L’Umbral est un musée, un hommage fait au travail d’Olivier de Sagazan, à ces créatures qui semblent vouloir s’extraire de leur propre corps.

Créature de l'Umbral dans Lords of the Fallen
Créature de l’Umbral
Créature de l'Umbral dans Lords of the Fallen
Créature de l’Umbral

« J’ai pris ma bibliothèque de mangas et j’ai sorti tous mes Berserk»

Pour ce qui est de l’Axiom, le monde des vivants donc, les artistes d’Hexworks s’aventurent sur un terrain déjà bien balisé, celui de la Dark Fantasy. Le genre Fantasy au plus global prend son terreau dans les légendes arthuriennes et la mythologie nordique, mais il a surtout été popularisé entre autres par Tolkien et la saga Donjons & Dragons. Alors que j’écris cet article, on me glisse dans l’oreillette le nom du Cycle d’Elric par Michael Moorcock, dans lequel on suit les aventures d’Elric, un albinos évoluant dans un ensemble d’univers parallèles. Ce dernier tire déjà ses origines dans les clichés du Sword and Sorcery initié par Robert E. Howard et son Conan le Conquérant

Mais ce qui retient particulièrement mon attention, ce sont les thématiques explorées dans le Cycle d’Elric, notamment celle de la Loi et du Chaos. La Loi représente l’ordre, la justice, mais aussi une forme de conformité, là où le Chaos symbolise le désordre, l’anarchie et la magie. Au milieu, la Balance Cosmique entretient l’équilibre entre ces deux penchants. C’est à rapprocher de Lords of the Fallen sur bien des aspects : la Loi peut-être assimilée aux Saintes-Sentinelles, le Chaos aux Rhogars et la Balance Cosmique à la Mère Putride et son Umbral. Ces trois factions donnent naissance aux trois formes de magie présentes dans le jeu.

De l’aspect Sword and Sorcery plus classique, on retrouve tout ce qui concerne votre équipement. Épées, dagues, espadons, lances, masses, boucliers, des armures finement travaillées et qui épousent tous les styles. On y croise des forteresses, des châteaux, des abbayes, des créatures draconiques, des ordres de chevalier et des ordres religieux. N’importe qui ayant côtoyé de près ou de loin l’heroic fantasy de ces dernières années sera en terrain conquis.

Armes de Lords of the Fallen
Concept Art d’armes
Armures de Lords of the Fallen
Concept Art d’armure

Ce qui vient ajouter un côté torturé et viscéral à Lords of the Fallen, lui donnant son aspect Dark Fantasy, c’est le manga Berserk de Kentaro Miura. Alexandre mentionne aussi des mangas comme Bestiarius ou Claymore. On ne parle pas du même viscéral que celui de l’Umbral ici, mais de quelque chose de bien plus sanglant. Cette fois, l’horreur n’est pas suggérée, ni cachée, elle est montrée sous toutes ses formes. Le Congrégateur de Chair, un boss que vous rencontrez relativement tôt dans l’aventure, épouse parfaitement cette idée. Il s’agit à la base d’un homme simple, un pèlerin, qui repoussé par l’institution religieuse en place — les Saintes Sentinelles — a choisi aux portes de la mort de dévorer les corps de ses congénères pour se transformer en cette affreuse créature. Totalement le genre d’histoire que vous pourriez retrouver dans un chapitre de Berserk.

Un autre moment me vient en tête, quand vers la toute fin du jeu vous croisez le chemin de la Tour de Pénitence. C’est un lieu où sont enfermés les prisonniers les plus importants des Saintes Sentinelles, pour y subir les pires sévices et tortures. À chaque pas que l’on fait dans cette Tour, on ressent la violence qui y règne, amplifiée par les cris sans fin que l’on entend au loin, presque comme une descente aux Enfers. Quand vous arrivez devant le propriétaire des lieux, Tancred, Maître des Castigations, vous trouvez un homme lui-même torturé de l’intérieur par son frère jumeau Reinhold, qui hante son esprit.

  • Congrégateur de Chair

Le point commun entre ces deux histoires ? La religion. Enfin, devrais-je plutôt dire, un dévoiement de la religion, une thématique absolument centrale dans Berserk. En ce sens, cela m’évoque aussi la licence Blasphemous, qui explore aussi cette thématique d’une religion dévoyée, dans laquelle on suit l’aventure du Pénitent, dans une ambiance teintée d’Inquisition espagnole. Décidément, je vous conseille là encore l’excellent travail de Julien chez nos confrères de S!CK, qui a étudié l’influence de Goya sur le monde de Blasphemous.

Blasphemous
Le jeu Blasphemous par The Game Kitchen

L’univers de Lords of the Fallen s’inscrit lui aussi dans un monde profondément religieux, avec trois courants majeurs qui s’affrontent : les adeptes de Radiance et leur dieu Orius, ceux de l’Umbral qui vénèrent la Mère Putride, et les fidèles d’Adyr qui pratiquent la pyromancie. Mais c’est la religion orienne qui prédomine et celle qui nous intéresse ici, représentée par l’ordre corrompu des Saintes Sentinelles.

L’orisme est une branche religieuse basée sur la lumière, mais aussi le sang, dans ses pratiques les plus extrêmes. Des pratiques qui découlent du fait qu’Orius se serait tranché la tête pour donner naissance à la Lune, aux planètes et aux étoiles. De fait, on a observé chez les Saintes Sentinelles une dérive progressive vers le totalitarisme, mettant de plus en plus l’accent sur l’importance du sang. Cette radicalité se ressent corps et âme lorsque vous explorez les environnements de Lords of the Fallen : vous croisez des statues munies de symbole religieux dont du sang s’écoule des yeux, des hommes nus qui se flagellent, des pèlerins portant sur le dos de grands crucifix en bois. Le symbole de la cloche est également omniprésent dans la zone appelée « Nid des Pèlerins » : un symbole religieux très fort, la percussion du battant de la cloche rappelant au prédicateur qu’il devait se frapper lui-même pour se corriger. Le joug qui supporte l’instrument évoque la croix du Christ, tandis que la corde qui lui est attachée symbolise la juste compréhension des Écritures. Les fidèles de la Radiance sont allés tellement loin dans ce concept qu’ils ont mis en place un rituel appelé la Résonance Sacrée, consistant à supporter la résonance d’une cloche enfilée sur la tête du pratiquant.

  • Monde de Lords of the Fallen

« Je suis le produit numéro 1 de Dragon Ball et des Chevaliers du Zodiaque »

Quand Alexandre Chaudret prononce le nom des Chevaliers du Zodiaque, deux personnages féminins de Lords of the Fallen me viennent immédiatement en tête : Pieta et la Juge Clerc. Pieta est le produit d’une conception immaculée, fruit de la lumière d’Orius, elle possède en ce sens des pouvoirs aux vertus curatives. Le nom Pieta peut être vu comme une référence évidente à l’œuvre de Michel-Ange, mais son origine est selon moi à aller chercher dans le manga Claymore de Norihiro Yagi, et ses guerrières mi-humaines mi-démons. Pieta étant justement le nom d’un lieu mentionné dans le manga, on a envie d’y croire. La Juge Clerc quant à elle, dont le vrai nom est Iselle, est aussi bénie par la lumière d’Orius et en sa qualité d’immortelle, elle gère les Saintes Sentinelles d’une main de maître depuis des siècles. Mais cet univers est fait de dualités, et à l’image de l’Axiom et de l’Umbral, Pieta et la Juge Clerc cachent toutes les deux des faces plus sombres.

Pieta de Lords of the Fallen
Pieta du Renouveau Béni
Le manga Claymore
Le manga Claymore

Pieta est infectée par un parasite de la Mère Putride, pouvant la transformer en une créature de l’Umbral, qu’on croirait tout droit sortie d’une représentation de Olivier de Sagazan ou d’un cauchemar de Beksiński. Quant à la Juge Clerc, elle a sombré depuis longtemps dans la corruption du Dieu Adyr et s’est transformée en une sorcière pyromancienne. Ce qui est fascinant à plus d’un titre avec cet univers, c’est que l’Umbral n’est pas qu’un gimmick, la cohérence a été poussée à son maximum et chaque personnage présente une face lumineuse, mais également une face plus sombre.

  • Juge Clerc

« Le Marais ? Les gens qui y vivent aiment le poison, et la décapitation »

Le Marais Moribond est l’une de mes zones préférées de Lords of the Fallen. Précisément parce qu’il n’est pas là juste pour être un marais empoisonné et rendre un vibrant hommage à Hidetaka Miyazaki. Il vient aussi nous raconter une histoire, celle d’un peuple de l’Umbral appelé les Parias Adorateurs. On ne sait pas grand-chose de ce peuple, si ce n’est qu’à intervalle régulier, ils élisent parmi eux un protecteur, l’Ange du Néant. Les Parias Adorateurs de l’Umbral ont alors disparu, dans un souffle, dans le même silence que celui qu’ils inspiraient de leur vivant. Ce qui a permis aux Guerriers Shujas, un autre peuple soumis à l’esclavage, de se libérer de leurs chaînes.

Les Guerriers Shuja, qui ont tout du peuple indigène, ont une fascination pour le poison, mais surtout pour la décapitation. La raison ? On la comprend en arrivant face au Boss qui protège la zone : le Saint Étouffé, un Cavalier Sans-Tête, dont les pouvoirs liés à la terre et le bâton dont il est muni lui donneraient presque des allures druidiques. De l’aveu même d’Alexandre Chaudret, c’est vers le Sleepy Hollow de Tim Burton qu’il faut se tourner pour en trouver l’inspiration. Sorti en 1999 et inspiré de la nouvelle La Légende de Sleepy Hollow de Washington Irving, on y retrouve un cavalier sans tête incarné par le fantastique Christopher Walken. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir aussi un clin d’œil à la Mort sur son fidèle destrier peinte par Beksiński. Pour le reste de l’ambiance générale de la zone, on peut se tourner vers Le Projet Blair Witch, film de 1999 par Daniel Myrick et Eduardo Sànchez.

  • Saint Etouffé

L’occasion de préciser — en complément du paragraphe précédent sur la religion — que Beksiński a lui aussi peint de nombreuses figures christiques en pleine crucifixion et des épisodes bibliques comme la Tour de Babel. Des représentations de la mort, d’entités supérieures, toutes sortes de monstres qui semblent tout droit sortis du Necronomicon de Lovecraft, et qui ont pu inspirer les artistes d’Hexworks. Je reste toujours fasciné de voir que les visions cauchemardesques de tous ces grands artistes finissent par se rejoindre : Giger, Lovecraft, Miura, Beksiński, comme si le monde éthéré, celui de l’inconscient, était une gigantesque toile que ces génies décrivent pour nous.

L'oeuvre de Beksinski
La Mort sur son fidèle destrier par Beksiński

« Fire Punch a inspiré certains personnages des Rhogars »

Nous avons évoqué l’Umbral, la Radiance, mais nous n’avons pas encore pris le temps de parler de la troisième branche qui forme l’univers liturgique de Lords of the Fallen : le Dieu-Démon Adyr et les Rhogars, créés par ce dernier pour chasser les humains. Ce peuple, déjà présent dans le Lords of the Fallen de 2014, s’inscrit dans une mouvance démoniaque assez classique, avec des créatures imposantes, souvent mises à nu, des casques munis de cornes et des queues serpentines. On pourrait clairement citer la saga DOOM pour leur apparence générale, mais Alexandre me confie que certains personnages des Rhogars sont surtout inspirés du manga Fire Punch de Tatsuki Fujimoto.

  • Rhogar de Lords of the Fallen

Pour ce qui est de leur équipement, on retrouve des clins d’œil au travail de Giger, avec des haches et des boucliers faits de chair et d’ossements humains, qui évoquent assurément le caractère biomécanique de l’artiste suisse. Tout dans les Rhogars vient évoquer la figure diabolique et notamment les zones qu’ils contrôlent : la première, un village éternellement enflammé qui fait écho au village noyé sous les flammes de Fire Punch, flammes qui ne peuvent s’éteindre tant qu’elles n’ont pas consumé entièrement leurs cibles. La seconde, un château qui sous la supervision Rhogar ressemble plus à une revisite du Pandemonium imaginé par le poète John Milton et mis en images par John Martin en 1841. Mais du même artiste on pourrait tout aussi bien citer La Destruction de Sodome et Gomorrhe en 1852 ou La Fin du Monde de 1853.

Au fond de ce château trône la figure d’Adyr, tel un diable cornu qui veille sur le trône d’un roi déchu. Pourtant, quand on en vient à rencontrer Adyr dans sa forme originelle, on découvre une créature majestueuse à l’allure androgyne, loin de l’image que l’on peut se faire du Diable. L’idée était sûrement ici de suggérer que les Rhogars se parent d’un style démoniaque, mais ne sont au final pas si éloignés des humains dans leur aspect. C’est tout le sujet, puisque dans les rangs des Rhogars on trouve aussi des fidèles humains, touchés par la corruption d’Adyr et dont on peut parfois apercevoir les chairs déchirées et les entrailles dégoulinantes.

Le Dieu Démon Adyr de Lords of the Fallen
Le Dieu Démon Adyr
La chambre du trône de Lords of the Fallen
La chambre du Trône

Les fidèles d’Adyr éprouvent une fascination morbide pour le symbole de la Main, représentative de la gigantesque Main d’Adyr qui trône sur la montagne. La main est un symbole puissant artistiquement parlant, que ce soit du point de vue de la figure divine ou d’une notion de justice. Pour ne citer que lui, Kentaro Miura en a fait une figure de proue de son manga Berserk, puisque la « God Hand » représente les cinq entités qui gouvernent son monde.

  • Main de Lords of the Fallen

« Réaliser les fantasmes des joueurs »

Ce qui est passionnant avec Lords Of The Fallen, c’est que ses inspirations piochent autant dans de la Dark Fantasy et du Cosmic Horror qu’on pourrait qualifier de « niche » (Giger, Beksiński, Miura) que dans des influences beaucoup plus communes et classiques de la pop-culture. Difficile par exemple de ne pas voir dans le « Fief de Malfroid » un clin d’œil appuyé au Winterfell de George R.R Martin dans Games of Thrones. On y découvre l’histoire d’un seigneur de guerre du nom de Yorke qui, dévasté par la mort de sa nièce Lucy, tente de la ressusciter au cours d’un rituel macabre. Le résultat ? Lucy est transformée en un fantôme piégé dans l’Umbral, tandis que Yorke prend la forme de la Corneille Évidée, veillant sur sa nièce pour l’éternité, et recouvrant la région d’un froid glacial. On y croise des morts-vivants, des guerriers à la hache infusée de glace, des sorcières pouvant vous pétrifier de froid, que l’on pourrait tout aussi bien confondre avec les Marcheurs Blancs qui font route vers Westeros.

  • Monde de Lords of the Fallen

Cette histoire n’est que le premier niveau de lecture et, en trame de fond, on en apprend plus sur le passé des lieux. C’était à l’origine la patrie des Udirangr, un peuple de féroces guerriers vénérant la figure du loup et chasseurs de géants que l’on appelait J’deyls. On entre alors dans une mouvance plus orientée vers la mythologie nordique, évidemment indissociable de l’œuvre de George Martin. Le roi des Udirangr était un tyran qui les mena à leur perte, ce qui explique qu’aujourd’hui les Kinrangr ont pris leur place, menés par Yorke et sa garde rapprochée, les Rôdeurs Plumenoires. C’est la figure du corbeau qu’ils vénèrent, vous saisissez donc l’ironie du sort pour Yorke et sa transformation.

Tout au long de l’aventure, l’aura d’une autre œuvre de la pop-culture planera sur vous, celle de L’Attaque des Titans, manga de Hajime Isayama et peut-être l’œuvre la plus populaire de ces dernières années. Difficile de ne pas y songer quand on se retrouve nez-à-nez avec la Progéniture Répudiée dans le Village Enflammé, ou encore avec Reinhold « l’Emmuré ». Tout dans leur façon de se mouvoir nous rappelle aux souvenirs des Titans de Isayama-sama, ces corps cassés parés d’un visage caractéristique au sourire carnassier. Corps difformes et titans que l’on retrouve dans une grande période de l’œuvre de Beksiński au passage, encore et toujours lui, nous pourchassant comme un vieux démon.

La Progéniture Répudiée de Lords of the Fallen
La Progéniture Répudiée

« Imagine que c’est le James Bond de l’Inquisition »

S’il y a bien une inspiration de Lords Of The Fallen qui m’a fait sourire et que je retiendrai, c’est celle du Batman de Bob Kane. Laissez-moi vous parler de Isaac le Dark Crusader ou Croisé Obscur en français, un personnage central du jeu, notamment du point de vue marketing. Symbole de la communication de Hexworks autour du jeu et apparaissant dans tous les trailers, voilà ce qu’Alexandre nous en dit :

« Le Dark Crusader, Isaac, devait condenser la plupart des éléments de notre jeu en un seul design : la Dark Fantasy, la représentation de l’Umbral, une histoire. Saul Gascon (le Game Director du jeu) m’a dit « Imagine que c’est le James Bond de l’Inquisition ». J’ai eu des flashs de moments de comics avec des anti-héros : The Punisher et Batman »

Le Croisé Obscur de Lords of the Fallen
Le Croisé Obscur

Le fait est qu’il suffit de poser le regard quelques secondes sur le Dark Crusader pour comprendre de quoi Alexandre parle : ces pics caractéristiques sur la tête qui font le casque du Chevalier Noir, la longue cape, les épaulettes semblables aux holsters d’un Punisher. Le but ici n’est pas de reproduire Batman, puisque le Dark Crusader est totalement unique, mais d’essayer d’entrer en résonance avec ceux qui vont sentir ces références appuyées. Le fait de ramener la figure de Batman au rôle d’un Croisé Religieux pourrait paraître totalement anachronique, pourtant, elle témoigne d’un coup de génie de la part du directeur artistique français. Car les origines du Chevalier Noir sont justement à aller chercher dans le médiéval. — Je vous conseille d’ailleurs la très bonne vidéo de Nota Bene sur le sujet « Pourquoi Batman est le Chevalier Noir » — Dès ses premières itérations, Batman est entouré de symboles gothiques : il vit dans un château, se dresse sur des gargouilles et, en toute logique, il va finir par prendre le rôle du parfait Chevalier Croisé : l’homme blanc occidental qui se dresse contre les méchants venus d’ailleurs. Si vous pensez ces considérations ancestrales, détrompez-vous, il suffit de remonter à la trilogie récente de Christopher Nolan, pour y découvrir un Batman luttant contre Ras Al Ghul et une Ligue des Assassins tout droit sortie de l’islam médiéval.

Le Croisé Obscur de Lords of the Fallen
Concept Art Croisé Obscur
Le Punisher
The Punisher

Ainsi, Alexandre Chaudret et ses équipes n’ont fait que ramener le Chevalier Noir à son essence la plus pure, celle du Chevalier Croisé. Évidemment, Batman est bien plus que cela, il symbolise aussi la lutte contre le crime, la lutte des classes, il n’a fait qu’évoluer dans l’histoire et continuera à évoluer en même temps que la société autour de lui. Mais ce n’est pas tout.


Si Batman est dans le jeu, son antagoniste, le Joker, doit lui aussi forcément y être, c’est donc le personnage du Fauche-Lumière qui prend ce rôle. Rejeton Rhogar du Dieu Adyr, méprisé par son maître, il est embarqué dans une quête sans fin visant à chasser les immortels Porte-Lampe comme Isaac le Croisé Obscur, à l’image du Joker et de son combat éternel contre le Chevalier Noir. On retrouve en lui ce sourire sanglant et carnassier, un design qui s’inspire notamment du Batman Metal, où l’homme chauve-souris et le Joker ne font plus qu’un. Si initialement le Fauche-Lumière ne devait pas avoir de voix, il se fait finalement entendre avec une voix qui siffle entre les dents d’une machoîre crispée, caractéristique du Clown Prince du crime.

Le Fauche Lumière de Lords of the Fallen
Le Fauche-Lumière
Batman Metal

Lords of the Fallen n’est plus seulement un jeu à mes yeux. Il l’a été, sans aucun doute, mais à partir du moment où j’ai décidé de me plonger en profondeur dans son game design, dans son histoire, dans sa genèse, il est devenu tout autre chose. Il est un hommage, une lettre d’amour à Giger, à Lovecraft, à Olivier de Sagazan, à Beksiński, à Kentaro Miura, à Tolkien et tant d’autres. J’espère avoir réussi à vous emmener dans l’univers des artistes d’Hexworks, à qui je dédie ces derniers mots

 « Vos héros sont peut-être Bruce Wayne et Eren Jäger, vous êtes les miens. »

  • Monde de Lords of the Fallen

Sources

Articles

https://www.jeuxvideo.com/jeux/playstation-ps1/00002882-legacy-of-kain-soul-reaver.htm

https://www.hrgiger.com/

https://studinano.com/beksinski-peindre-les-cauchemars

http://www.comicsbatman.fr/batman-metal/

https://ap.chroniques.it/john-martin/

https://dianemcneele.com/fr/le-cycle-delric/

Vidéos

ALT 236, STENDHAL SYNDROME # 9 : HR GIGER (-16), 2019, 36min11, URL: https://www.youtube.com/watch?v=xxeAB6MvwB4

ALT 236, STENDHAL SYNDROME # 10 : Zdzisław Beksiński, 2020, 54min32, URL: https://www.youtube.com/watch?v=3vaq3Y_cnfQ&t=7s

Nota Bene, Pourquoi Batman est le « chevalier noir » ?, 2023, 19min47, URL: https://www.youtube.com/watch?v=r63jO3SKNXM&t=816s

2 Commentaires

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Prof Taylorrépondre
février 15, 2024 at 8:29 pm

Quel régal ! Merci Loudic!

Loudicrépondre
février 17, 2024 at 11:09 am
– In reply to: Prof Taylor

Merci beaucoup content que ça t’ait plu !

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