Tales From The Devs #1 - The Pixel Hunt

The Pixel Hunt #1 | Genèse du projet

Bienvenue dans Tales From The Devs, un nouveau format exclusif qui vous plonge dans les coulisses de la création de jeux vidéo. Dans ce premier article, nous allons suivre de près le studio français The Pixel Hunt alors qu’il se lance dans un nouveau projet ambitieux.

Fondé par Florent Maurin, The Pixel Hunt est un studio reconnu pour ses jeux narratifs captivants et ses expériences immersives uniques. Depuis sa création, le studio s’est forgé une solide réputation en explorant des thèmes sociaux et politiques à travers ses jeux, tout en offrant des expériences de jeu engageantes et réfléchies.

Avec leur dernier titre, The Wreck, le studio a suscité l’admiration de la communauté du jeu vidéo pour son approche novatrice et son engagement envers la narration interactive. Fort de ce succès, le studio se lance maintenant dans un nouveau défi : la création d’un jeu de rôle qui va traiter du changement climatique, de la résistance écologique et de ce que signifie faire partie de l’humanité.

The Wreck

Dans cette série d’articles, nous allons vous montrer l’envers du décor à travers le processus de développement de ce nouveau jeu. Vous découvrirez les défis, les inspirations et les moments de création qui façonnent cette aventure unique. On ne le dira jamais assez, mais faire un jeu vidéo et réussir à le finir demande une endurance incroyable, c’est pour cela que nous voulons suivre Florent Maurin et son équipe, pour vous faire découvrir les origines du projet, mais aussi parler de ses choix de game design, de sa musique, de la recherche d’un éditeur, de la conception d’un prototype ou une démo, bref tout ce qui constitue la vie de la production d’un jeu vidéo.

NDLR : le nom du jeu étant encore secret, nous avons décidé d’un commun d’accord avec The Pixel Hunt de l’appeler Projet Gaia.


Comment est né The Pixel Hunt et quelles sont ses valeurs fondamentales en matière de développement de jeux vidéo ?

The Pixel Hunt est né d’une réflexion mûrie durant une décennie d’expérience en tant que journaliste spécialisé dans la presse jeunesse. Durant cette période, s’étendant jusqu’à 2010, j’ai eu l’opportunité de traduire des sujets complexes en contenus accessibles pour les enfants âgés de 9 à 13 ans. Cette expérience fut bien plus qu’une simple profession : elle a été une école de vie, me confrontant à la nécessité de simplifier des concepts abstraits, de démystifier des réalités souvent complexes, et de répondre à une curiosité sans limites avec des explications claires et des mots adaptés. C’était un exercice constant de synthèse, de décryptage, et d’adaptation, qui a aiguisé mon sens de la pédagogie et renforcé ma capacité à identifier les éléments de compréhension essentiels.

Fort de cette expérience et animé par une passion grandissante pour le potentiel éducatif et ludique des jeux vidéo, est née la vision de The Pixel Hunt. Mon ambition était claire : créer des jeux qui, tout en divertissant, continueraient à jouer ce rôle essentiel de médiateur entre les sujets complexes et le public, mais cette fois-ci, avec une portée plus large que celle de la presse jeunesse. L’idée était d’aborder des thématiques profondes, parfois ardues, en les présentant de manière interactive et engageante, dans l’espoir de les rendre plus accessibles et compréhensibles pour un public diversifié.

Le démarrage de The Pixel Hunt s’est articulé autour d’une approche pragmatique, avec une phase initiale axée sur la prestation de services pour des clients. Cette activité nous a permis de générer des revenus nécessaires à notre survie tout en construisant notre réputation et en développant nos compétences techniques. Nos premiers projets étaient des jeux web réalisés pour des clients, souvent des sociétés audiovisuelles en quête de contenus numériques pour accompagner leurs productions. Cette période a été particulièrement formatrice, car elle nous a confrontés à une grande diversité de sujets et de publics, tout en nous laissant la liberté de choisir les projets qui nous passionnaient le plus.

Enterre-moi, mon amour
Enterre-moi, mon amour

Cependant, dès les premiers jours de The Pixel Hunt, nous avons également nourri l’ambition de développer nos propres jeux, ceux qui porteraient notre vision créative et notre identité. Cette ambition s’est concrétisée avec notre premier jeu commercial, Enterre-moi, mon amour, sorti en partenariat avec ARTE en 2017. Ce fut un tournant majeur pour nous, symbolisant notre passage du service à la création originale. Cette transition n’a pas été sans défis, mais elle a été une étape cruciale dans notre parcours, nous permettant de réaliser notre vision créative tout en continuant à valoriser nos compétences en prestation de services.

Nous croyons fermement en l’importance de rester fidèle à nos valeurs fondamentales : l’engagement envers l’accessibilité, la qualité et l’impact social, tout en explorant constamment de nouvelles voies pour innover et inspirer notre public.


Florent Maurin, bien qu’il ne soit ni syrien ni réfugié, a ressenti le besoin de donner une voix à cette réalité poignante. Dans Enterre-moi, mon amour, une collaboration entre les studios The Pixel Hunt, Figs et ARTE France, le joueur est plongé dans le destin de Nour, une Syrienne exilée en Allemagne.

Cependant, conscient que cette histoire dépasse sa propre expérience, Maurin et son équipe ont abordé ce drame humanitaire avec le sérieux et la sensibilité qu’il mérite. Inspiré par la correspondance réelle de Dana, une réfugiée dont les échanges WhatsApp avec sa famille ont été publiés par Le Monde en 2015, Maurin a transformé cette histoire en un récit interactif, offrant ainsi un témoignage poignant et authentique. Dans le jeu, Dana devient Nour, et son récit se concentre sur son voyage et sa communication avec son mari, Madj, resté en Syrie.

Interface de Enterre-moi, mon amour
Interface de Enterre-moi, mon amour

Enterre-moi, mon amour se présente comme une simulation de messagerie texte, où le joueur prend le rôle de Madj, répondant aux messages de Nour et prenant des décisions qui influent sur le déroulement de l’histoire. À travers cette expérience immersive, les joueurs partagent les doutes, les espoirs et les peurs des protagonistes, créant ainsi une connexion émotionnelle unique avec le récit.


Définition des Jeux du Réel

Comment définirais-tu le concept de « jeux du réel » et en quoi cela se différencie-t-il des jeux traditionnels ?

Le concept de jeux du réel est une notion qui évolue et qui peut sembler abstraite pour certains, mais pour moi, en tant qu’ancien journaliste, c’est une pierre angulaire de notre démarche créative. Dans le monde du développement de jeux, il est essentiel d’avoir une ligne éditoriale claire d’après moi, une vision qui guide nos choix de projets et notre façon de les aborder.

De mon point de vue, les jeux du réel représentent cette connexion profonde avec le monde qui nous entoure. Ils puisent leur inspiration dans les histoires, les expériences et les défis de la vie réelle. Chaque jeu que nous créons chez The Pixel Hunt, bien qu’il puisse offrir un divertissement pur et des mécaniques de jeu traditionnelles, a toujours un ancrage dans la réalité. Nous ne nous considérons pas comme des créateurs de serious games (ndlr : Le serious game combine une intention sérieuse, de type pédagogique, informative ou d’entraînement avec des ressorts ludiques issus du jeu. Source), mais plutôt comme des développeurs de jeux vidéo à part entière, qui intègrent des éléments de divertissement tout en véhiculant un message, une expérience ou une émotion authentique.

Ce qui distingue les jeux du réel, c’est qu’ils ont quelque chose à dire, une histoire à raconter, un message à transmettre sur le monde qui nous entoure. Cette approche ouvre un vaste champ des possibles, car elle permet d’explorer une grande variété de thèmes et de sujets, tout en offrant une expérience immersive et captivante aux joueurs. Je pense qu’ils représentent, pour moi, cette intersection fascinante entre le monde réel dans lequel nous vivons et le monde virtuel du jeu vidéo. 

Quels sont les avantages et les défis de créer des jeux qui reflètent des problématiques du monde réel ?

Tout d’abord, cela confère un sens profond à notre démarche créative. En tant que créateurs, il est essentiel de se poser la question du pourquoi : pourquoi nous faisons ce que nous faisons, et quel impact nous souhaitons avoir sur notre champ d’action. Pour moi, explorer cette dimension du jeu vidéo est une véritable passion, car je crois que notre monde regorge d’histoires fascinantes qui méritent d’être racontées et entendues. Créer des jeux du réel nous permet de contribuer à cette narration et d’offrir aux joueurs une expérience qui va au-delà du simple divertissement.

Un autre avantage est la possibilité d’apporter quelque chose d’unique et d’authentique à l’industrie du jeu vidéo. En explorant des thèmes et des sujets souvent négligés par les jeux traditionnels, nous avons l’opportunité de nous démarquer et de proposer des expériences de jeu qui marquent les esprits. Chaque contribution, même modeste, peut ainsi être remarquée et appréciée pour sa singularité.

The Wreck
The Wreck

Cependant, créer des jeux du réel n’est pas sans défis. Beaucoup de joueurs recherchent avant tout un moyen d’évasion, un palliatif aux difficultés de la vie quotidienne. Ils peuvent parfois être réticents à jouer à des jeux qui leur rappellent les réalités parfois difficiles du monde qui les entoure. Cette réticence peut se traduire par des moments de rejet envers les jeux de The Pixel Hunt, malgré leur intérêt politique ou social.

En tant que développeurs, nous devons également faire face à des contraintes économiques. Nous sommes conscients que nos jeux ne seront probablement pas des blockbusters commerciaux, mais nous devons néanmoins veiller à ce qu’ils nous permettent de continuer à créer et à innover. Trouver un équilibre entre notre vision créative et les impératifs économiques est donc un défi constant.

Après, nous, il y a une dimension un peu plus vaniteuse. Ce n’est pas juste que nous sachions que nous ne plairons pas à tout le monde, mais plutôt que si notre travail est mal présenté, il peut être mal compris. Nous aspirons à laisser une trace dans le monde du jeu vidéo, à apporter quelque chose d’un peu différent, tout en restant modestes dans notre approche. Nous sommes conscients de ne pas être les meilleurs game designers du monde, mais nous sommes déterminés à contribuer à notre manière à l’évolution du medium. Tous les jeux vidéo sont valides et valables à leur manière, et notre marotte est de creuser le rapport au réel à travers nos créations.


Florent Maurin distingue les jeux du réel des serious games par leur approche et leur objectif. Pour lui, les jeux du réel sont des expériences interactives ancrées dans la réalité, mais qui privilégient l’exploration narrative et émotionnelle plutôt que l’enseignement direct ou la résolution de problèmes. Un serious game, ou jeu sérieux en français, désigne un jeu qui a un but principal autre que le divertissement. Le jeu sérieux est un mélange entre un contenu sérieux et un scénario vidéo-ludique. Le serious game combine une intention terre à terre, de type pédagogique, informative ou d’entraînement avec des ressorts ludiques issus du jeu.

Dans cette perspective, les serious games ont souvent des objectifs éducatifs ou informatifs clairement définis, tandis que les jeux du réel mettent l’accent sur la création d’expériences immersives et réalistes qui permettent aux joueurs de vivre des histoires authentiques et de prendre des décisions complexes. Il a donc pour objectif de rendre attrayant le contenu sérieux qui doit être transmis, par une forme, une interaction, des règles et éventuellement des objectifs ludiques.

Graphique expliquant comment conceptualiser ce qu'est un serious game
Graphique expliquant comment conceptualiser ce qu’est un serious game (source)

Les jeux du réel, tels que Enterre-moi, mon amour et The Wreck, cherchent à capturer les nuances et les émotions de situations réelles, offrant ainsi aux joueurs une expérience empathique et immersive. Alors que les serious games peuvent se concentrer sur des sujets spécifiques tels que la gestion de projet ou le management d’équipe, les jeux du réel permettent aux joueurs d’explorer des thèmes et des questions plus larges liés à la condition humaine, à la société et à la culture. Pour atteindre ces objectifs, la qualité de l’imaginaire est essentielle puisqu’elle permet aux joueurs de s’immerger dans l’univers proposé.

Bien que les deux approches puissent sembler similaires parfois, les jeux du réel se distinguent par leur engagement envers la narration authentique et leur capacité à susciter une réflexion profonde et une connexion émotionnelle avec les personnages et les situations présentées. Les serious games, quant à eux, exploitent les ressources du multimédia comme les images, le son et la vidéo pour transposer ludiquement des problématiques complexes avec des enjeux sérieux, tels que la gestion de projet ou la formation en entreprise.


As-tu aussi pu travailler avec ARTE sur certains projets ?

En fait, mon lien avec ARTE remonte à mes précédentes collaborations avec des sociétés de production audiovisuelles travaillant pour eux. J’avais déjà été impliqué dans des projets où ARTE était le client final, ce qui m’a permis d’établir une certaine familiarité avec leur équipe interactivité.

Lorsque je leur ai présenté Enterre-moi, mon amour, ils étaient déjà familiers avec mon travail et notre équipe chez The Pixel Hunt. Cependant, leur réaction initiale n’a pas été unanime. Ils avaient des réserves quant à la façon dont le jeu aborderait les sujets sensibles, craignant que nous ne trouvions pas la bonne distance et que le jeu tombe dans le voyeurisme ou le sérieux trop pesant.

Pour les convaincre, nous avons développé un prototype, financé en partie par le fonds européen de jeux vidéo. Ce prototype, co-écrit avec Pierre Corbiné, a permis de démontrer notre approche réfléchie et notre engagement envers le réalisme et le documentaire. Finalement, ARTE a été convaincu par notre démarche et a décidé de coproduire le jeu avec nous. Cependant, à l’époque, ARTE n’avait pas encore lancé sa branche d’édition de jeux vidéo. Bien qu’ils aient envisagé Enterre-moi, mon amour comme leur premier jeu édité, ils ont préféré rester en coproduction pour ne pas être catalogués comme éditeurs de jeux uniquement axés sur des sujets graves ou réalistes. 

Peux-tu nous parler de la réception de The Wreck ?

La transition après The Wreck a été une période de réflexion importante pour nous chez The Pixel Hunt. Après la sortie d’un jeu, il est essentiel de faire le point avec soi-même et avec l’équipe sur nos attentes et nos critères de succès. Ces critères peuvent varier d’une personne à l’autre. Certains visent le million de ventes, d’autres la reconnaissance critique ou encore la connexion émotionnelle avec les joueurs.

Pour ma part, ce qui comptait avant tout, c’était de savoir si le jeu avait touché les joueurs de manière profonde et s’ils avaient trouvé une résonance personnelle dans l’expérience que nous avions créée. Et sur ce point, The Wreck a répondu à nos attentes. Recevoir des retours de joueurs qui exprimaient l’impact émotionnel du jeu a été extrêmement gratifiant.

The Wreck

Cependant, sur le plan commercial, les résultats ont été décevants. Cela nous a placés dans une position délicate pour aborder le prochain projet. Nous avons analysé ce qui aurait pu être mieux fait, notamment en termes de communication et de marketing.

Quant aux nominations et aux prix, ils ont un impact limité sur les ventes, mais peuvent être utiles pour renforcer notre crédibilité auprès des éditeurs et des partenaires potentiels (ndlr : The Wreck a été nominé dans dans la catégorie « Au-delà du jeu vidéo », « meilleur jeu vidéo mobile » et « l’excellence narrative » ). En fin de compte, les prix servent surtout de carte de visite pour les petits studios indépendants comme le nôtre, en nous permettant d’ouvrir des portes qui seraient autrement fermées. Dans l’industrie du jeu vidéo, où les données et les chiffres sont souvent rois, les prix peuvent être un moyen de faire valoir la valeur artistique et créative d’un projet, même s’ils ne garantissent pas nécessairement un succès commercial.


Après la sortie de The Wreck, Florent Maurin a partagé ses réflexions sur la création de jeux indépendants dans un post Reddit. Il a exprimé sa frustration face aux chiffres de vente du jeu, reconnaissant qu’il n’avait pas été un grand succès commercial, malgré quelques milliers d’exemplaires écoulés sur différentes plateformes.

Il a soulevé la difficulté de vendre un jeu comme The Wreck, qui explore des thèmes profonds et réfléchis, loin des schémas traditionnels de divertissement. Florent Maurin a noté que les joueurs ont souvent tendance à chercher des jeux pour s’évader de la réalité, ce qui peut rendre difficile la commercialisation de jeux abordant des sujets sérieux et cathartiques.

Cependant, malgré ces défis, Maurin a partagé cinq raisons personnelles pour lesquelles il continue de créer des jeux indépendants. Il a souligné l’importance de s’exprimer sur des sujets qui lui tiennent à cœur, comme la vie et la mort, et a affirmé sa conviction que les jeux vidéo sont un moyen puissant de susciter des discussions et de sensibiliser les gens à ces questions.

Dans ses conseils aux autres développeurs, Maurin encourage à garder une liste de leurs raisons personnelles et authentiques qui les motivent à créer des jeux, afin de se rappeler de leur véritable objectif lorsque les difficultés surviennent. Cette démarche reflète l’engagement profond de Maurin envers la création de jeux porteurs de sens et souligne l’importance pour les développeurs indépendants de rester fidèles à leur vision artistique malgré les défis rencontrés sur le marché.


Choix du Thème Écologique 

Quels sont les facteurs qui ont motivé la décision d’aborder des questions écologiques dans ton prochain jeu, le Projet Gaia

Pour ma part, en tant que créateur, mes préoccupations en tant que citoyen européen et être humain ont influencé les sujets que nous explorons. Par exemple, avec The Wreck, l’idée de parler de parentalité a émergé de ma propre expérience en tant que jeune parent. L’accident de voiture, qui est au cœur du jeu, est inspiré d’un événement réel qui a eu un impact émotionnel significatif sur moi.

Quant au projet actuel sur les questions environnementales, c’est une thématique qui m’obsède personnellement, ainsi que ma compagne. Je trouve essentiel d’aborder ce sujet dans notre prochain jeu, mais pas de manière banale ou déjà traitée dans d’autres œuvres. L’objectif est de trouver un angle original qui apporte une réelle contribution à la discussion sur l’environnement. Le processus de création implique de définir précisément de quoi nous allons parler et comment nous allons le faire. Cela nécessite une exploration approfondie et une réflexion constante, ce qui est en cours depuis près de six mois pendant la phase de pré-production. L’objectif est de créer un jeu qui soit à la fois engageant et informatif sur les enjeux environnementaux contemporains.

Ce travail de préparation est essentiel pour nous permettre de livrer un jeu qui soit à la hauteur de nos attentes et qui résonne avec notre public. Nous voulons éviter les clichés et les stéréotypes, en nous concentrant plutôt sur des aspects de la question environnementale qui ne sont peut-être pas aussi largement explorés dans d’autres médias.

Pour moi, en tant que créateur, il est important que notre jeu puisse susciter une réflexion chez les joueurs et les amener à considérer ces questions d’une manière nouvelle ou différente. 

En quoi penses-tu que les jeux vidéo peuvent contribuer à sensibiliser le public aux enjeux environnementaux ?

Certaines œuvres adoptent une approche directe, mettant en avant des messages écologiques clairs et explicites, tandis que d’autres optent pour une métaphore plus subtile, comme c’est le cas dans des jeux comme Jusant (vous pouvez retrouver notre interview avec Mathieu Beaudelin en podcast ainsi que notre The Art Of consacré au jeu).

Dans notre projet actuel, mon objectif n’est pas nécessairement de sensibiliser de manière traditionnelle. Je ne cherche pas à créer un serious game avec une intention didactique explicite. Pour moi, l’essentiel est de poser des questions, de susciter la réflexion et peut-être même d’encourager une réflexion collective.

Je pars du principe qu’une question qui me préoccupe personnellement peut également être pertinente pour d’autres. En intégrant cette question dans l’histoire que je raconte, je souhaite partager mes interrogations avec le public et potentiellement engager un dialogue sur ces sujets. L’idée n’est pas d’être militant, mais plutôt d’offrir une plateforme pour la discussion et la réflexion. Si cela peut entraîner un changement, même minime, dans la société à long terme, alors c’est un effet secondaire intéressant et souhaitable de mon travail créatif.


Cette approche rappelle les théories de Jane McGonigal, autrice de Reality is broken, sur le pouvoir des jeux en ligne pour changer le monde. Dans les jeux vidéo, les joueurs peuvent collaborer avec des inconnus venant du monde entier pour atteindre un objectif commun. Cet aspect d’interaction et de collaboration peut être très puissant pour susciter une réflexion collective et peut-être même pour inciter à l’action dans le monde réel.

Jane McGonigal cherche à exploiter l’importante ressource humaine que constituent les joueurs. Elle pense que la façon dont les gens jouent aux jeux génère des traits de caractère qui sont hautement souhaitables dans le monde réel. En jouant, les gens sont motivés et incités à collaborer et à coopérer, alors que dans le monde réel, nous sommes souvent déprimés, cyniques ou dépassés par les événements. Ces sentiments n’existent pas dans les jeux vidéo. Au contraire, les jeux vidéo en ligne, comme World of Warcraft, favorisent l’émergence de quatre traits de caractère très utiles chez les joueurs : la productivité béate, le désir de travailler dur pour atteindre ses objectifs ; le tissu social, la collaboration avec les autres et le travail en équipe ; l’optimisme urgent, la capacité d’agir immédiatement pour surmonter un obstacle ; et le sens épique, l’enthousiasme d’acquérir des connaissances sur un sujet. Il s’agit là de caractéristiques souhaitables en matière de résolution de problèmes, et nous devrions jouer davantage à des jeux pour les cultiver en nous. Les joueurs possèdent ces qualités, il ne nous reste plus qu’à trouver comment les utiliser. Si nous y parvenons, nous aurons accès à une ressource humaine sans précédent, dont le nombre et l’intensité augmentent chaque année.


Peux-tu nous présenter les membres clés de l’équipe travaillant sur ce nouveau projet, leurs rôles respectifs et leur contribution spécifique au Projet Gaia ?

Dans notre équipe pour ce nouveau jeu, il y a eu une certaine continuité par rapport à The Wreck. Alexandre Grilletta, qui était notre directeur artistique, occupe à nouveau ce rôle sur notre prochain jeu. Je voulais également continuer à travailler avec Colorswap Studios, notre équipe de sound design, mais ils ont décidé de se lancer dans une aventure musicale. Cependant, nous avons trouvé une remplaçante fantastique en la personne de Clotilde, avec qui je suis très heureux de collaborer.

En ce qui concerne le développement, Horace Ribout, notre développeur sur The Wreck, était partant pour continuer, mais il avait d’autres aspirations professionnelles. Alors, j’ai rencontré Davide Barbieri, un développeur italien, qui avait déjà travaillé sur nos portages console. Il était enthousiaste à l’idée de travailler sur notre nouveau projet, ce qui m’a beaucoup plu. Nous avons également Pauline Osmont, qui a travaillé sur l’interface de The Wreck. Bien qu’elle préfère rester freelance, elle était partante pour contribuer à notre nouveau prototype, et je suis ravi de retravailler avec elle.

Ce que je trouve génial, c’est que même si ces personnes ne sont pas sous contrat avec The Pixel Hunt, une grande partie de notre équipe précédente a décidé de rempiler sur notre nouveau jeu. C’est fantastique de travailler avec des gens aussi talentueux et je suis reconnaissant de pouvoir poursuivre cette collaboration.

Je remarque également qu’il y a de plus en plus de studios qui fonctionnent de cette manière, avec un petit groupe de collaborateurs réguliers entourant le créateur principal, mais aussi en faisant appel à des freelances pour des missions spécifiques. Cela permet une flexibilité et une diversité qui peuvent être très bénéfiques pour la créativité et la qualité des projets.

Peux-tu me parler du choix de game design de partir sur un jeu de rôle ?

Il y a un aspect pragmatique : la niche des jeux de rôle est plus large que celle des jeux purement narratifs. Les mécaniques offrent une rejouabilité que les jeux narratifs traditionnels ne fournissent pas nécessairement. Aujourd’hui, les joueurs recherchent cette rejouabilité, surtout compte tenu de la diversité des jeux disponibles sur le marché.

Par ailleurs, ce choix est en accord avec notre propos. Nous racontons l’histoire d’une jeune femme qui se trouve dans un monde qu’elle estime devoir changer, et elle-même doit devenir cette force de changement. La question centrale est donc de savoir comment elle va accomplir cette mission. Les mécaniques de jeu de rôle permettent de répondre à cette question de manière dynamique. En créant son personnage, le joueur doit réfléchir à quelle personnalité serait la mieux adaptée pour accomplir la mission, ce qui va influencer le déroulement de l’histoire et les choix à faire.

Notre objectif est de proposer une expérience de jeu profonde et immersive, où chaque chemin emprunté par le joueur mène à des résultats différents. Nous nous inspirons notamment de jeux comme Disco Elysium, qui propose une expérience narrative riche et complexe, mais où la rejouabilité réside dans les choix de personnalité du joueur plutôt que dans l’évolution de l’histoire elle-même.

Le jeu de rôle nous permet d’offrir une expérience interactive et engageante, où le joueur peut véritablement façonner l’histoire en fonction de ses choix et de sa vision du personnage. Cela ajoute une dimension de profondeur et de variété à l’expérience de jeu, tout en permettant une exploration approfondie des thèmes et des enjeux abordés dans le jeu.


Certains critiques ont comparé Disco Elysium à un livre interactif ou à une adaptation virtuelle d’un jeu de rôle papier, mais je trouve ces comparaisons un peu simplistes. Bien que le jeu emprunte des éléments à ces deux formats, il offre une expérience originale ancrée dans le média du jeu vidéo. Disco Elysium se distingue par ses quantités impressionnantes de texte, qui évoquent l’immersion dans une saga littéraire, et par ses mécaniques de progression, qui rappellent les jeux de rôle traditionnels.

Disco Elysium

Cependant, contrairement à un livre, Disco Elysium n’est pas linéaire. Au cours d’une seule partie, les joueurs peuvent explorer seulement une fraction du texte intégral du jeu en fonction des choix faits pour leur personnage principal et des décisions prises lors des interactions. De plus, la combinaison des différents traits disponibles offre aux joueurs une expérience quasi unique à chaque partie, ajoutant une profondeur de rejouabilité. Chaque nouvelle partie de Disco Elysium peut ainsi révéler des facettes différentes de l’histoire et des personnages, offrant aux joueurs la possibilité d’explorer des voies alternatives et de découvrir de nouveaux éléments narratifs à chaque fois.


Comment le style artistique et le design visuel du jeu contribuent-ils à renforcer les thèmes et l’atmosphère du Projet Gaia ?

Le style artistique et le design visuel du jeu sont essentiels pour immerger les joueurs dans l’expérience narrative et émotionnelle que nous souhaitons offrir. En adoptant une approche basée sur des formes géométriques simples pour créer des paysages complexes, nous visons à capturer l’imagination du joueur dès les premiers instants et à lui fournir une expérience visuelle distinctive et mémorable.

Concept art du Projet Gaia
Concept art du Projet Gaia

En plus de renforcer l’esthétique globale du jeu, ce choix stylistique contribue également à véhiculer les thèmes et l’atmosphère de manière subtile mais puissante. Les paysages ainsi créés reflètent les voyages et les défis rencontrés par les personnages, tout en permettant aux joueurs de s’immerger pleinement dans l’univers du jeu. Le style artistique et le design visuel ne sont pas simplement des éléments décoratifs, mais des outils narratifs essentiels qui enrichissent l’expérience de jeu et renforcent l’impact émotionnel de l’histoire. 

NDLR : L’un des prochains articles sera consacré entièrement au style artistique et au design du jeu.

Quelles sont les étapes immédiates à venir dans le développement de Projet Gaia ?

Notre principal objectif est de finaliser un prototype jouable. Cette étape revêt une importance cruciale à la fois pour tester nos intuitions sur le projet et pour présenter notre vision aux partenaires potentiels. Le prototype nous permettra de démontrer l’expérience esthétique du jeu, son potentiel narratif et son attrait pour les joueurs. Cela nous fournira également une base solide pour discuter avec des partenaires éventuels, en leur montrant concrètement ce que nous avons en tête et en les invitant à participer à notre projet.

Nous travaillons avec diligence pour aboutir à ce prototype jouable d’ici le mois de mai. Bien qu’il ne soit pas destiné au grand public, il sera disponible pour les partenaires potentiels afin qu’ils puissent évaluer notre proposition. Nous avons également l’intention de le présenter à la Gamescom, une opportunité majeure pour rencontrer des éditeurs et des investisseurs du monde entier.

En parallèle, nous continuons à solliciter des aides et des financements pour soutenir le développement du jeu. Nous sommes conscients des défis associés au prototypage d’un jeu narratif, mais nous sommes déterminés à relever ces défis et à atteindre nos objectifs avec succès. Dans cette phase de pré-production, chaque membre de l’équipe est pleinement engagé dans la réalisation de notre vision. Nous avançons avec confiance et détermination, conscients des enjeux, mais également enthousiastes à l’idée de partager notre création avec le monde.


Nous avons pu retracer les premiers projets de The Pixel Hunt ainsi que leur ligne éditoriale pour vous donner une meilleure compréhension globale de leur prochain jeu. On espère que ce premier numéro vous a intéressé. Nous expérimentons encore un peu sur la forme à donner à ce format, aussi il est amené à évoluer en fonction des sujets abordés. 

On se retrouve bientôt pour un prochain article avec The Pixel Hunt, cette fois-ci consacré à l’édition et la conception d’un prototype et d’une démo. 

1 Comment

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myt0nrépondre
mars 4, 2024 at 2:19 pm

Le format est vraiment excellent, super intéressant à lire. On se sent immergé dans l’esprit de Florent Maurin, entre envies et contraintes, c’est passionnant. J’ai déjà hâte de voir la suite pour projet Gaia et Pixel Hunt !

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