Les Pleurs du mâle
Dans les jeux vidéo, un personnage ça ne souffre pas.
Il y a des barres de points de vie qui descendent, des écrans qui se colorent en rouge. Parfois, quand même, j’entends de petits cris entre les bruits de mastication de l’alien qui me dévore les entrailles. L’important, c’est que ça ne dure pas. Que bien vite, mon personnage redevienne à mon image, debout et fier face à l’adversité. Stoïque.
Stoïque comme le rocher face à la mer, comme un Racaillou sous un Fatal foudre. Une potion et ça repart. La corporéité du héros, c’est son dos. Il surplombe, impassible, l’immensité tragique de l’univers. Poil au derrière.
Au théâtre, au cinéma, le héros tragique était pourtant loquace. Et pourquoi le destin, et allo les dieux, et comment je vais tuer papa, et nanani, et nanana. Maintenant, il grogne. Geralt, Kratos, Joel, je vais pas tous les citer, mais vous voyez l’archétype, je crois. Hmm…
Non pas qu’on ne puisse souffrir en silence, mais la souffrance de ces mecs balèzes a quelque chose de pas fini. Une blessure, ça ne se dit pas. Ça se montre. Comme un tatouage sur le cou, à la Berserk. Vous reprendrez bien quelques cicatrices avec vos sourcils froncés, ou bien vous préférez vous faire percer l’œil ? Character design d’exception que celui qui laisse un mec indemne. Leurs blessures s’exhibent avec la discrétion d’une attaque runique à la Hache Léviathan.
Mais que voulez-vous, parler c’est tricher. Dans le jeu vidéo, on ne perd pas de temps à s’apitoyer sur son sort. Pourtant, il y aurait matière à thérapies, diverses et variées. On s’en prend, des gadins, des gamelles, des gros gnons de gredins galeux. Toutes sortes d’attentions contondantes plus et moins délicates qui devraient amener nos personnages à douter du bien fondé de se faire attendrir ainsi.
Le personnage, il avance. Même quand il est un peu plus joyeux, plus enfantin, plus innocent et indemne que nos mâles en version alpha.
Link, iel court toujours avec l’énergie d’un.e gamin.e qui découvre son jardin pour la première fois de la journée.
Ils avancent tous avec une fougue inébranlable, nos protagonistes. À courir sans s’essouffler, à chevaucher sans fatiguer. Même quand elles sont plus bavardes, les meufs non plus, elles disent rien de leurs blessures. Comme si tous les personnages étaient des vrais mecs, au final. Tu pleures, tu perds. Bayonetta, Aloy, Ciri sont bien trop badass pour s’arrêter le temps d’un soupir.
Même pour nos avatars, c’est pareil. J’ai beau changer la couleur des cheveux, tout ce que je contrôle c’est jamais qu’un vrai bonhomme qui connaît la vraie valeur du travail. Je crée mon personnage, et il y a une barre pour changer la taille de mon pénis, mais il y en a aucune pour déterminer ma résistance à la douleur. Pas de jauge de timidité, pas de curseur de maîtrise des émotions.
Mon origin story dans Baldur’s Gate 3, elle est moins stylée que celle de la moitié des êtres humaines. Je suis sûr qu’il y a une timeline où j’aurais pu rater des jets de dés à cause de malus traumatiques ! Ok, je lance des giga boules de feu. Mais quand j’étais petit, mon papa tieffelin m’a interdit de sortir avec mon pote githyanki, et ça, j’en dors pas la nuit. Stylé, non ?
Moi non plus, ça fait quelques mois que je dors pas trop la nuit. Mon corps à moi, il marche plus très bien. Et puis, il a besoin que je sois là, il a mal, et des fois ça me casse un peu les pieds. Alors j’allume la console, coincé dans mon canapé. Et je sais pas, il y a un petit rien d’indécence dans les démarches frénétiques de mes bonhommes. C’est chouette de faire du parkour à Venise ou Baghdad. Mais à un moment, Ezio, tu veux pas juste te poser sur un banc ? Je sais pas, ralentis un peu, tu vas finir par faire du mal à ta petite gueule d’ange. Un accident, c’est vite arrivé, tu sais.
Les personnages de jeux vidéo ne souffrent pas. La sagesse ésotérique d’une sensation, ça ne s’exprime pas dans un grognement. Elles sont où, toutes les technologies du corps qui ajustent le monde à soi ? Un souffle, un bleu, une petite crampe. L’incapacité, c’est pas seulement un obstacle. Ça crée du sens. Ça cultive le soin de soi et hiérarchise les fins avec les moyens. Il y a des fusils qui s’enrayent, mais jamais d’yeux qui se ferment.
Imaginez donc ! Imaginez si un jeu nous faisait trébucher au moindre relief, user nos souliers au fil de la marche. Imaginez si notre dos s’affaissait peu à peu lors de l’effort. Imaginez si un jeu donnait à son personnage des bras qui s’arquent et se tendent, un cou à masser, des jambes qui savent se reposer. Imaginez, ou jouez à Death Stranding.
Toujours le même abonné aux protagonistes absents, dont les grognements caractéristiques détaillent la palette d’émotions disponibles. Mais à défaut d’une intériorité, Sam Porter Bridges a un corps qui s’exprime. Il souffre, je crois. Par tous les mouvements qui viennent parasiter l’injonction droite et pressante des joueuses, il existe chaque fois un peu plus. Assis, à l’abri sous l’averse, j’existe. Je sens la vivacité de mes blessures, je devine les dialogues et négociations qu’entament les parties de mon corps avec toutes les autres. L’impuissance d’un muscle turgescent n’a jamais signé la fin du jeu.
Il y a tout de même de quoi rester sur sa faim. Death Stranding oublie que la souffrance est une technique sociale, qu’elle met en relation les sensations irréfragables et les mots qui les racontent. Tout un monde en partage, avec ceux qui le décrivent et l’habitent. On apprend des mots, on devient chiral.
Certains personnages de jeux vidéo parviennent à souffrir. C’est un privilège qui se grogne plus souvent qu’il ne se clame. Comme un état passager, un inconvénient à guérir. Une sorte de fardeau personnel à réajuster sur ses épaules pour qu’il ne tombe pas sur ses voisins. Mais au moins, ils existent. Ils arrivent à avoir mal, et c’est déjà bien.
Un jour, peut-être qu’on les verra pleurer. Un œil jeté dans un courant d’eau salé, pour raconter un peu tout ce que ça fait de douiller.
Poil au pied.