L’Ellipse, la révélation du temps

Ce papier est tiré du Kaléidoscope de Septembre 2024, il traitait de la notion de Temps.

Je souhaitais, un jour, aborder le sujet du temps, j’ai fait le choix délibéré de la figure de style qui consiste à le supprimer partiellement, à le fragmenter, à casser son cours pour enrichir le récit, je parle bien de l’ellipse. Elle marque une rupture dans le fil logique de la fiction en omettant volontairement des éléments de son histoire. En narratologie, il existe différents mécanismes pour rythmer le récit, l’analepse (ou le flash-back), l’anticipation et l’ellipse. L’ellipse temporelle, ou narrative, est un accélérateur du récit, on la retrouve en littérature, au cinéma mais aussi dans les jeux vidéo. Elle à toujours pour but de créer du vide dans le récit d’une œuvre, mais ne croyez pas qu’un vide dans le temps est vide de sens.

Cet article spoile en partie des éléments de l’histoire des jeux qui sont abordés (Pentiment,
Yakuza, RDR 2, Fable 2)

Dire et ne pas dire

Il y a deux utilisations distinctes de l’ellipse. La première est le fait de fluidifier le récit sans s’encombrer d’éléments jugés comme peu importants ou rébarbatifs. Son but, c’est de garder du rythme dans la narration. Par exemple, dans un film quand deux personnages montent en voiture, le film ne s’attarde pas sur le trajet, nous retrouvons nos deux compères directement à leur destination. Il n’y a pas d’intérêt à mettre en scène un banal déplacement. Elle est aussi employée pour traverser un temps plus long qui n’a pas d’utilité scénaristique précise. Dans le film Harry Potter à l’école des sorciers, le film débute sur une vision de Harry Potter bébé déposé devant la maison des Dursley, puis, enchaîne avec un Harry âgé de 10 ans qui s’apprête à recevoir sa convocation pour Poudlard. Ces 10 années de vie se sont écoulées le temps d’un écran noir, l’important est l’avant et l’après, pas le pendant. Après les 10 ans, le film nous offre une scène du quotidien, comme un témoignage de la vie d’Harry chez son oncle et sa tante. Une autre, qui est certainement une des ellipses les plus connues du cinéma, est la scène d’introduction de 2001 l’Odyssée de l’Espace. Après 4 minutes et 50 secondes représentant la découverte de l’outil pendant la préhistoire, en un plan, Stanley Kubrick résume l’histoire de l’humanité entière. On passe de d’un os qui virevolte en l’air à un vaisseau spatial qui flotte dans l’espace. Cette ellipse est une mise en contexte de l’histoire du film, il n’y a pas besoin de mettre en scène des événements connus de tous. Le film s’annonce de cette manière comme le prolongement de cette histoire commune. Visuellement, en un instant, l’outil du passé devient l’outil du futur.

L’autre utilisation de l’ellipse, c’est le fait intentionnel de cacher, de suggérer ou de laisser en suspens une partie des éléments narratifs. L’ellipse ici ne sert pas à fluidifier le récit mais au contraire, à lui ajouter du mystère. Dans une fiction, nous avons tendance, en tant que spectateur, lecteur ou joueur, à avoir une sorte d’omniscience sur le récit. Nous sommes, par exemple, régulièrement au courant d’événements qui se sont produits sans qu’un ou plusieurs des personnages n’en aient connaissance. Le spectateur est donc dans la confidence avec l’auteur, il peut grâce à sa déduction, anticiper des éléments de la suite du récit. Avec une ellipse, il est alors possible d’enlever cette omniscience. L’auteur peut alors jouer avec son public. C’est un moyen de faire rebondir une histoire mais aussi de créer de la surprise ou de la dramaturgie. Certains films utilisent parfois le vide dans la narration pour en faire le cœur de leur histoire. Je ne peux que citer le film Memento qui fait de l’ellipse et du vide narratif son intrigue principale. Léonard Shelby, est un homme qui cherche à venger le meurtre de sa femme, sa particularité est qu’il est victime d’amnésie antérétrograde. Suite à un traumatisme crânien, subi lors de l’agression durant laquelle sa femme est décédée, il lui est impossible de créer de nouveaux souvenirs. Toutes les 20 minutes, il oublie ce qu’il a vécu précédemment, et ce depuis l’agression. Le personnage de Léonard a une vision fragmentée du temps car il ne peut pas pleinement s’immerger dans sa mémoire. Ses souvenirs, c’est-à-dire son temps vécu depuis le choc, ne sont qu’un mélange de flashs d’images déconstruits auxquels il doit donner du sens.

Le montage et le scénario fait de moments entrecoupés d’ellipses et d’analepses servent à la fois le propos mais aussi l’intérêt du spectateur. Comme Léonard, on cherche à comprendre un but, à mettre de l’ordre dans un déroulement d’événements à la temporalité abstraite. Nous sommes pris dans le jeu de piste entre ses notes, ses tatouages et les évènements du film. Il nous place face au mal être et à la détresse de ce personnage qui n’a plus d’histoire. Pour le spectateur, cet enchaînement d’ellipses et d’analepses a vocation à le désorienter, il n’a pas de repère temporel, il ne sait pas quand est l’avant ou l’après. Ce type découpage favorise aussi l’imagination et donc l’immersion dans l’œuvre. Notre esprit cherche naturellement à remplir les trous du récit, à créer du lien entre les scènes. Cette dynamique qui se crée en l’œuvre et le public conduisent à un attachement plus profond à l’histoire. Certains voient dans
l’ellipse une copie du réel, comme dans la vie, tout n’est pas toujours expliqué clairement, mais soumis à notre interprétation d’indices.

la fascination du temps qui passe.

Si j’ai choisi d’écrire sur l’ellipse, c’est avant tout parce que je suis fasciné par le temps qui passe, par l’empreinte du temps et par le constat du changement. Une ellipse c’est voir les conséquences de choix ou d’actes, c’est aussi, parfois, retrouver les bonnes et les mauvaises choses du passé. L’ellipse est le récit du temps qui passe, une ellipse est un regard direct vers un futur plus ou moins lointain qui devient tout à coup un présent. Elle expose un constat frontal sur le devenir. Dans le jeu Pentiment d’Obsidian studio, nous incarnons le jeune artiste en devenir Andreas Maller qui arrive dans la province de Tassing
afin d’y terminer son chef-d’œuvre. Lors de son passage à Tassing il va devoir élucider un meurtre et gérer les relations tendues entre les habitants du village et les résidents de l’Abbaye de Kiersau qui administre la région. Andreas va devoir faire des choix qui vont impacter directement la vie de ses habitants. Après une ellipse de plusieurs années, Andreas revient à Tassing, il fait alors le constat froid du temps. Les enfants ont grandi, les conditions de vie se sont dégradées, les relations tendues se transforment en germes d’une révolte paysanne. Andreas lui, tout comme le joueur, subissent de plein fouet le résultat amer de leurs décisions passées. De Tassing, se dégage autant de nostalgie que de stupéfaction pour notre artiste. Il observe l’évolution des parcours de chacun des habitants du village, il regarde impuissant la lente chute de l’abbaye de Kiersau et la colère qui gronde au village. Les événements vont malheureusement s’empirer et un autre meurtre enflamme les braises de la révolte paysanne. Elle aboutit sur l’incendie de l’abbaye dans lequel Andreas semble avoir perdu la vie. Une autre ellipse nous emmène alors 18 ans plus tard, cette fois dans la peau de Magdalène, la fille de Claus, l’imprimeur du village, qui est attaqué et laissé pour mort en début d’acte 3. Dans son enquête pour réaliser la grande fresque historique du village, elle va retrouver Andreas en vie en tant qu’hermite hantant les ruines de la vieille abbaye. Cette seconde ellipse nous permet de retrouver un Andréas âgé, rongé par la culpabilité des évènements passés. L’ellipse ici nous permet d’avoir un regard direct sur les affres du passage du temps. Autant sur l’homme, avec le vieillissement de notre cher artiste, que sur les environs de Tassing. Andreas est un homme brisé par ses éternels regrets des erreurs passées, erreurs dont il cherche aujourd’hui à faire pénitence. Les ellipses de Pentiment sont un moyen de mettre en lumière toutes les conséquences de nos choix, dans ce jeu de rôle, le passage du temps apparaît tel le révélateur de l’implication de chacune de nos décisions. Elles dépeignent des changements profonds, sur le temps long, chaque rupture nous apparaît comme un nouveau constat sur l’état de la région de Tassing et de ses habitants.

Le jeu vidéo est un médium qui joue beaucoup avec la notion de temps, boucles temporelles, retour dans le passé, temps suspendu,… L’ellipse est souvent utilisée dans le récit de nos jeux favoris. Rockstar par exemple n’hésite pas à l’utiliser après le braquage d’introduction de GTA V, une manière de nous présenter les liens entre Michael et Trevor, mais aussi d’expliquer le statut de témoin sous protection de Michael au début du jeu. Dans Red Dead Redemption 2, la longue cavale de notre célèbre troupe de Dutch Van der Linde est entrecoupée d’ellipses. Elles servent d’abords à nous présenter les différentes évolutions de la situation de nos fugitifs avant qu’elles ne s’attardent sur l’évolution de la santé déclinante d’Arthur. Ici l’alternance d’ellipses longues et plus courtes viennent servir un point précis du récit désiré par les scénaristes de Rockstar.

Révéler le monde

Parfois l’ellipse est un moyen de jouer avec le héros d’une histoire tout en permettant aux spectateurs ou aux joueurs, de découvrir l’univers et ses codes. Dans Yakuza premier du nom, Kiryu Kazuma est emprisonné dès l’introduction du jeu pour une peine de dix longues années. A sa sortie, bien qu’habitant japonais et coutumier de la société dans laquelle il vit, il apparaît comme un homme hors du temps, qui doit redécouvrir les codes d’une société qui a évolué sans lui. Cette ellipse pendant son temps en prison à une double fonctionnalité. Elle ajoute au côté dramatique du personnage de Kiryu qui, en plus de n’avoir plus rien après sa sortie de prison, semble perdu dans un lieu et une société qui était autrefois familière. C’est une manière de montrer un personnage qui est passé à côté de sa vie, qui n’a plus aucun repère. Les familles yakuza ont elles aussi grandement évolué, il en est de même pour les alliances et les enjeux. L’ellipse permet une introduction à l’univers du jeu pour le joueur. A la manière d’un isekai, Kiryu et le joueur découvrent les enjeux de ce nouveau monde ensemble, étape par étape, personnage par personnage. Chaque point de tension narratif est introduit, les relations entre les personnages sont explicitées. Cette ellipse et cette remise en cause des amitiés et des inimitiés est aussi un moyen pour créer des rebond scénaristiques. Kiryu n’étant plus trop sûr des personnes de confiance, il doit naviguer dans le flou, chaque conversation et rencontre étant l’occasion d’une probable trahison ou d’une sinistre révélation.

Un autre jeu utilise brillamment l’ellipse, c’est Fable 2. Le jeu de Lionhead Studio est un exemple en terme d’univers évolutif. Son aspect RPG est pensé pour que les choix du joueur influent directement sur l’aspect visuel du monde du jeu mais aussi sur le personnage. Le jeu dépeint l’histoire de deux frères et sœurs, Moineau et Rose. On les rencontre enfant des bas quartiers de Bowerstone. Après des évènements tragiques Rose est assassinée et Moineau laissé pour mort par le seigneur Lucien Fairfax. S’ensuit une quête de vengeance pour Moineau qui lui prendra une grande partie de sa vie. Cette histoire est entrecoupée de deux longues ellipses de dix ans. Une première permet de passer du héros enfant à un jeune homme et, alors, de lancer sa quête vengeresse. Dès cette première ellipse, on constate que le royaume semble sombrer dans la misère, au fur et à mesure que son seigneur tombe dans la folie. Les événements s’enchaînent, Moineau doit s’infiltrer dans la Flèche, une gigantesque prison verticale au large d’Albion pour y délivrer Garth, le Héros de la volonté. Une autre ellipse nous propulse dix ans plus tard, Moineau toujours infiltré dans la Flèche arrive enfin à faire libérer Garth, il peut maintenant accomplir sa quête finale. Dans Fable 2, chacune des ellipses est l’occasion de montrer une nouvelle facette d’Albion qui résulte directement de nos choix. Le monde évolue selon l’alignement de Moineau. C’est tous les visuels qui changent, mais aussi le comportement des citoyens à l’égard de Moineau. Notre héros lui aussi vieilli et son corps se modifie de façon à faire transparaître sa personnalité. Un héros bon va arborer des caractéristiques angéliques vivant dans une Albion prospère tandis qu’un Moineau mauvais prendra une apparence repoussante et Albion sombrera dans le chaos. Dans Fable II, les ellipses rassemblent les différentes fonctions vues précédemment. Elles sont un accélérateur du récit et un constat du passage du temps sur un monde et des personnages. Elles sont aussi un moyen de découvrir un univers tout en étant l’outil qui met en lumière les mécaniques RPG du titre.

Vous l’aurez compris, l’ellipse est bien plus que du vide dans un récit, elle est une partie du récit. En faisant un saut dans le temps, le monde, les personnages et l’univers tout entier nous racontent l’histoire de ce temps supprimé. Entre narration environnementale et déduction personnelle, qu’elles soient de quelques heures ou de plusieurs années, les ellipses sont une occasion unique de raconter le temps.

Pour aller plus loin :

Mathieu Ruard – www.courte-focale.fr – Memento : le coup de génie de Christopher Nolan
Memento : le coup de génie de Christopher Nolan

2001 L’Odyssée de l’Espace, un mythe cinématographique – Les nuits de France Culture – 2019 – 35 min
« 2001, l’Odyssée de l’espace », un mythe cinématographique | France Culture