Grand Theft Auto V : The American Crime

2013, des millions de jeunes, et moins jeunes, glissent la galette tant attendue dans leur console fétiche. Bientôt, les sirènes des forces de l’ordre américaines résonnent dans les haut-parleurs, accompagnées du brouhaha d’une fusillade anonyme. Les étoiles, emblématiques symboles de l’indice de recherche du joueur en cours de partie, s’affichent à l’écran, tandis que l’une d’entre elles s’incorpore dans un R grandiloquent. R, une lettre suffit, les Rockstars n’ont pas besoin de davantage. Sans attendre bien longtemps, l’action se lance, joueuses et joueurs prennent part à un braquage assez violent. En une poignée de minutes, les bases inamovibles de la saga sont présentées les unes après les autres, ainsi que quelques nouveautés qui s’apprêtent à servir de moteur révolutionnaire pour la narration de la saga, dont la présence d’un audacieux changement de personnage s’effectuant en un claquement de doigts, dans un claquement de doigts. Lesquels retournent bien vite se glisser sur la gâchette d’armes diverses. Les balles fusent, les pas pressés foulent les couloirs alambiqués du bâtiment victime de cet assaut meurtrier, et une fois les dernières barrières franchies, les sacs se remplissent de billets verts. Et puis direction l’extérieur, où sont postées les forces de l’ordre. Après un échange avare en paroles, direction la voiture d’un complice, garée non loin. Puis c’est la fuite. Puis le guet-apens. Puis l’échec.

Los Santos qui ne dort jamais.
Los Santos qui ne dort jamais.

The American Dream

Loin de l’entrée en matière de Grand Theft Auto IV, à l’époque articulée autour d’une promesse de grandeur intemporelle, celle du rêve américain, le cinquième opus de la mythique licence de Rockstar s’ouvre sur un banal braquage loupé au fin fond d’un trou paumé des États-Unis. Comme pour dire au joueur, déjà désabusé par les aventures de Niko dans le précédent opus, que les espoirs de grandeur sont en réalité enterrés loin sous les pavés d’un système bien huilé. Ce braquage inaugural, outre illustrer les enjeux narratifs de cet opus (l’organisation successive de casses de plus en plus rocambolesques) et dévoiler les différentes phases de gameplay qui vont s’amalgamer tout au long de la partie (bascule entre les personnages, système de couverture et de tir, sans oublier la conduite), s’achève donc sur un fiasco monumental. Déjà, toute l’essence de Grand Theft Auto V est distillée à travers ses minutes liminaires.

Michael. Franklin. Trevor. Trois personnages aux destins variés mais entremêlés dans une toile dont ils ne vont pas immédiatement remarquer les fils, que les joueurs vont être amenés à contrôler les uns après les autres, Grand Theft Auto (ci-après abrégé en GTA) adoptant ici une multitude de points de vue à même de narrer la saga à venir. Pour des raisons diverses, tous trois vont se retrouver à plonger au plus profond du monde criminel, et ce dans l’objectif unique d’amasser de l’argent. Un maximum d’argent. Qu’il s’agisse de gravir l’échelle sociale, de rembourser une dette ou simplement de voir le monde sombrer dans le même chaos qui hante son esprit, chaque protagoniste va s’unir aux deux autres et former un trio indissociable, une trinité centrale à la narration du jeu. Avant d’en étudier les ramifications, il convient de rapidement présenter les profils et enjeux liés à chacun d’entre eux.

The American Stream

Pour bien faire comprendre aux joueurs cet entremêlement de destins, l’introduction suivant le prologue dévoile un imposant Los Santos, parodie de Los Angeles made in Rockstar, dans toute son ambiguïté. Le public y découvre un Michael sous la coupe d’un psychiatre seulement présent pour toucher ses honoraires, avant que le point de vue narratif ne se déporte sur un gangster à la petite semaine, mais aux rêves de grandeur, Franklin. La première véritable mission du jeu illustre à merveille le titre de sa saga phare : il s’agit en effet de voler un véhicule, une voiture de luxe plus précisément. Et le jeu de mettre en scène une cavalcade entre les rues tortueuses de différents quartiers de la cité, comme un tour de piste sur la scène qui attend de voir la tragédie se jouer sur ses planches de bitume et de béton. Franklin est un jeune afro-américain désabusé par la condamnation sociale que Los Santos fait peser sur sa famille et lui. Si ses proches s’en accommodent, lui veut conquérir les étoiles. Qui ne manquent pas sur Hollywood Boulevard. Le jeune homme est fatigué de ses amis qui ne sont là que lorsqu’ils ont besoin de ses services, ce que le jeu illustre à plusieurs reprises à travers une succession de missions volontairement peu stimulantes (du dépannage automobile), ce qui permet à la fois de ressentir l’ennui profond du personnage, tout en assimilant aisément, à son rythme, les rudiments de la maniabilité du jeu une fois l’effervescence des débuts passée. Franklin représente une jeunesse dont les ambitions n’ont pas encore été écrasées par le poids du monde.

Franklin et ses ambitions.
Franklin et ses ambitions.

Retour sur Michael, qui sort de son rendez-vous rituel chez son psychiatre. Rentré dans sa villa de luxe, perchée entre les hauteurs des beaux quartiers de la mégalopole, le voilà confronté à sa famille dysfonctionnelle qui ne semble plus unie qu’autour de l’immense compte en banque servant de ciment à leur quotidien. Après une énième dispute, Michael n’en peut plus et s’enferme à l’arrière du nouveau véhicule acheté par son fils, simple caprice de plus sur une liste qui n’en finit plus de s’allonger. Pas de chance, c’est le véhicule qu’est cette fois chargé de “récupérer” Franklin, lequel fait en réalité partie malgré lui d’un réseau d’arnaques à l’assurance bien rôdé. La rencontre entre Michael, ne rêvant que d’une vie loin des disputes et capable de raviver l’étincelle d’une vie hors des clous, et Franklin, lequel voit dans la vie de Michael un idéal à atteindre, semble dictée par le destin. Bientôt, le père de substitution prend le fils spirituel sous son aile, et tous deux se lancent dans une série de péripéties dignes du cinéma d’action des années 90, comme une course-poursuite sur le périphérique à la poursuite d’un bateau, ou la destruction de la devanture d’un concessionnaire automobile. Puis de ce dernier lui-même. Les personnages ne le réalisent pas, mais les voilà alors piégés et emportés par un véritable courant infernal.

The American Redeemer

Ce premier acte du jeu dévoile les motivations intrinsèques de ce duo en devenir, qui adopte rapidement une relation mentor/disciple. Le premier est présenté comme un adulte socialement accompli, père d’une famille nucléaire dont la piscine, le bateau et les véhicules de luxe attestent de la réussite sociale. Le second, est de son côté, exposé comme le vilain petit canard d’une caste dont il cherche à s’exfiltrer, une caste qui ne le comprend pas et le retient malgré ses ambitions. Le premier se cache en réalité derrière le diktat des apparences, et sa famille dysfonctionnelle ne lui donne qu’une seule envie : replonger dans ses travers de jeunesse, faire voler en éclats ce rêve américain que tant de monde cherche à réaliser. Le second croit que la seule et unique solution pour lui permettre de se hisser hors des bas-fonds culturels dans lesquels il baigne consiste à s’en mettre plein les poches et à s’offrir une meilleure vie. Dans ce cas, l’argent est roi. Le destin, sous la forme de scénaristes facétieux, va confronter Michael (et par ricochet, Franklin), au monde du grand banditisme. En quelques missions, le cinquantenaire se retrouve à devoir une somme colossale à un homme de pouvoir après avoir détruit (pas si accidentellement) l’une de ses résidences secondaires, postée sur les hauteurs de Los Santos. À noter que cette mission n’est, comme toutes les autres, pas privée de sens : métaphoriquement, l’impulsif Michael détruit un domaine qui est littéralement situé au-dessus de lui, qui le surplombe, le domine, quelqu’un qui non seulement le nargue par sa simple présence, mais le nargue jusque dans sa propre demeure, en flirtant avec sa femme (en schématisant, les personnages sont plus complexes). Quoi qu’il en soit, le déclenchement de la dette de Michael vient clore le long prologue du jeu, un prologue nécessaire et maîtrisé de bout en bout en termes narratifs, au détriment d’un dirigisme omniprésent dans l’ensemble des missions du jeu, un dirigisme régulièrement considéré comme un défaut majeur des productions Rockstar, mais néanmoins indispensable en termes de maîtrise narrative. Les réalisateurs ont d’ailleurs bien conscience de cet état de fait, et c’est pour cette raison qu’il existe dans leurs jeux cette dichotomie si évidente : d’un côté le joueur se confronte aux missions, semblables à de véritables séquences de cinéma, jouées en suivant un script préétabli, de l’autre il participe aux déambulations en monde ouvert, un espace de jeu dans lequel TOUT est littéralement possible.

The American Dream.
The American Dream.

Ainsi, si des objectifs intimes sont liés au duo de personnages afin de favoriser l’attachement des joueurs envers ces bandits (à savoir le remboursement de la dette, et la fuite du ghetto), la quête ultime que le jeu met sournoisement en place reste le dollar. Ce n’est pas un hasard si le logo de GTA V se pare d’une couleur verte éminemment célèbre, car associée à la monnaie la plus puissante du monde, mais qu’en plus le chiffre romain est recouvert d’un bandeau contenant le fameux “five”, écrit dans une typographie là aussi connue par tous les habitants des USA. Derrière la fresque de grandeur que tisse le jeu à travers son premier niveau de lecture, il dissimule en réalité tout le cynisme qu’impose un monde régi par le sacro-saint $, et la manière dont ce dernier influence les individus, tout simplement. L’acte suivant du jeu va permettre et Michael et Franklin qui, en plus de gérer leurs arcs narratifs respectifs (une manière pour Rockstar de rappeler constamment la place de l’individu au centre du récit), vont faire la rencontre de Lester Crest, lequel deviendra rapidement le stratège du groupe. À partir de ce point de l’histoire, le scénario va dérouler une succession de braquages aux mécaniques et concepts variés, supportés par des justifications de plus en plus aberrantes, faisant tomber nos protagonistes de Charybde en Scylla. Une parenthèse s’impose ici, afin de noter la manière dont le talentueux studio de développement se sert de ses jeux pour expérimenter des mécanismes qui ne culmineront que dans les œuvres suivantes. Ainsi, dans GTA V, l’organisation des braquages passe par des phases de préparation qui nécessitent l’accomplissement de plusieurs objectifs, notamment à travers le choix de partenaires de crimes, dont finalement le joueur ne sait pas grand-chose si ce n’est les maigres informations partagées par Lester. Chaque individu altérera, de manière assez mince, le déroulé des missions en question. GTA V met donc en place un concept de bande organisée, bien que la narration ne se concentre que sur le noyau dur composé du trio principal (le dernier membre ne va pas tarder à faire son entrée fracassante). Ce concept de bande sera au cœur de l’expérience narrative suivante de Rockstar, Red Dead Redemption II, un jeu fascinant à bien des égards et qui, s’il se concentre cette fois sur l’intime, n’en délaisse pas pour autant les démons ayant façonné le rêve américain.

Il y a donc les De Santa, la famille de Michael, un nom d’emprunt, un nom mort-né, censé symboliser une renaissance, une nouvelle vie. Cette nouvelle vie, chaque membre de la famille la souhaite aussi étincelante que possible. Jimmy se prend pour un dieu de la gâchette virtuelle et se rêve caïd des rues au volant du SUV payé avec la carte de crédit de papa. Sa sœur Tracey se voit déjà comme la nouvelle star du petit écran, bimbo naïve prise et rejetée par un système qui en consomme des pelletées à la minute. Et Amanda, ancienne strip-teaseuse déchue, profite de tous les excès qu’une vie passée à se trémousser ne lui permettait même pas d’espérer. Enfin, Michael lui-même traîne sa vieille carcasse dont le passé glorieux, modelé par les films de gangsters qu’il voyait dans sa jeunesse, ne cesse de le hanter, lui qui est désormais déterminé à produire ses propres films. Mais pour ça, pour tout ça, il faut se soumettre au système, aux autres, se dévoyer. Il faut se donner et se perdre. Michael Townley de son vrai nom va ainsi, au fur et à mesure de l’avancée du scénario, tout perdre. Son nom d’abord. Ses amis. Son bateau. Sa voiture. Sa famille. Sa liberté. Cadavre en sursis dans une ville qui digère la réussite en recrachant les stars déchues dans le caniveau, Michael ne va trouver le salut qu’en faisant la rencontre inespérée d’un jeune garçon plein d’ambition, Franklin Clinton.

La nature, comme une bulle hors du monde.
La nature, comme une bulle hors du monde.

Franklin, c’est le type qui deale et vole des caisses d’armes pour se faire du blé. Assez pour s’acheter un écran plat, une belle bagnole. Mais pas assez pour changer de vie. Pourtant, c’est ce que souhaite le jeune gangster, sortir de cet engrenage qui le force, lui et les autres, à survivre à travers les magouilles d’un jour, les barbaries d’un autre. Si Michael a la belle vie, Franklin cristallise le quotidien difficile des classes populaires, tiraillé entre le fait d’appartenir à une communauté sans laquelle il n’est rien, mais une communauté qui accroche un boulet à ses pieds. Lamar, son meilleur pote, l’embarque toujours dans un coup, un dernier, celui qui va tout changer. Et effectivement, tout change à chaque fois, en pire. D’ailleurs, Lamar n’est même pas le meilleur ami de Franklin, ce rôle échouant plutôt à Chop, rottweiler aussi imposant que bienveillant. Franklin, c’est un peu Chop en réalité. On lui dit quoi faire, quoi penser, où aller, qui attaquer. Mais Franklin lui, ce qu’il veut, c’est déchirer sa laisse et s’enfuir. Alors quand il rencontre cet ancien gangster qui vit la meilleure des vies grâce à un programme de défense des témoins, l’impulsion, celle qui dormait là au fond de ses tripes, elle explose. Le feu d’artifice peut commencer.

Tout le début du jeu est destiné à ancrer le quotidien de Michael et Franklin dans l’esprit des joueurs. C’est ainsi que rien n’est caché, qu’aucune information n’est retenue. Les joueurs rentrent, littéralement, dans la vie de Michael et Franklin, côtoient leur cercle proche, arpentent leurs domiciles, s’approprient leurs véhicules personnels. Tous les choix de game design ont un sens mûrement réfléchi. La maison de Franklin est trop petite ? C’est pour mieux refléter son impression de cloisonnement, cet enfermement. On lui propose de dépanner des véhicules en panne ? Oui mais ce n’est pas son destin, il ne le fait que pour aider un pote, ce n’est pas son rôle. Et Michael ? Comme vu précédemment, ses missions le présentent en train de perdre ce qu’il a accumulé. Son bateau, embarqué par des voyous. Sa femme, courtisée par le moindre mâle passant les portes de sa propre maison. Malgré les belles couleurs et les paysages évocateurs de Los Santos, malgré les promesses des affiches publicitaires et les enseignes de luxe, rien n’est véritablement beau dans Grand Theft Auto V. Cette succession de missions sert à montrer la chute morale et psychologique de ces deux anti-héros. Jusqu’à ce que Lester programme l’un des meilleurs coups de sa carrière, le braquage de bijouterie, lequel résonne comme une porte de sortie pour le couple de bandits.

The American Scheme

Ce braquage, dont la science du game design nécessiterait un papier à lui seul, s’avère être le déclencheur d’une série d’événements jusqu’ici imprévisibles. En effet, le spectacle de Michael retransmis sur les ondes télévisées attire l’attention de son ancien complice, Trevor Philips, psychopathe en puissance au mode de vie… atypique. Suite au braquage de la bijouterie, le jeu délaisse Michael et son disciple pour verrouiller l’outil de changement de personnage : désormais, les joueurs sont obligés de contrôler Trevor, patron de Trevor Industries. Pour l’occasion, l’action est délocalisée à Sandy Shores, dans la campagne désertique attenante de Los Santos. Et comme pour bien insister sur le fait que le “american dream” promis par l’ouverture de GTA IV n’existe bel et bien plus, la cinématique d’introduction de Trevor le dévoile assassinant Jonathan Klebitz. Ce dernier était le protagoniste principal de l’extension The Lost and the Damned, et évoquait tout un pan de la culture américaine, à savoir les communautés de bikers sillonnant les USA. Si Rockstar voulait assassiner le père, ils n’auraient pas pu le faire de la meilleure des manières. Assistant à la manifestation du talent d’acteur de son ancien partenaire de crime retransmise en direct à la télévision, Trevor se met en tête de retrouver Michael et, après une succession de missions dévoilant autant de narration que de nouveaux segments de gameplay, le fou dégarni prend la route pour Los Santos. Débute alors l’un des moments les plus importants de l’histoire du jeu. Ou, osons-le, du jeu vidéo dans son ensemble.

La séquence à venir ne dure qu’une poignée de secondes, mais cet instant suspendu et éphémère enferme en lui une constellation des éclats les plus brillants de tout ce que peut produire le média. Mais pour comprendre ce moment charnière, qu’une partie ne saisira certainement pas la première fois qu’ils le vivront, il convient d’en explorer la construction millimétrée, façonnée à l’image d’une cathédrale narrative. Pendant plus de temps que nécessaire, Rockstar délocalise l’ensemble de l’action dans les contrées rurales qui entourent Los Santos. Finies les artères étriquées parsemées de feux de signalisation, terminée la circulation dense et l’amoncellement étouffant de bâtiment dont les sommets restent à jamais inaccessibles. Là où Trevor réside, il y a la nature dans toute sa grandeur, un lac miroitant l’infini, un cimetière d’avions synonymes de rêves brisés, des sentiers glissant entre les forêts éclairées par la seule lune. La liberté. Prendre la route ne demande plus aux joueurs de serpenter entre le trafic incessant, ni de longer les périphériques aussi implacables que le destin, au contraire, le pickup de Big T s’échappe des routes, longe les fossés et perturbe les champs des fermes qui habillent la vaste plaine cerclée de montagnes. Suite à toute une intrigue impliquant les gangs locaux, Trevor retrouve donc la trace de Townley, ou quel que soit son nom désormais et, accompagné de l’ingénu Wade, prend la route en direction de la capitale.

Les personnages s’engagent dans le véhicule de Trevor, habillant la scène de dialogues adaptés à la situation environnementale et le climat (comme c’est le cas pour chacune des discussions dites de transition dans le jeu), et s’enfuient vers la ville. Sur la route, Trevor narre ses origines dans une allégorie aussi subtile que le personnage. Aussi subtile que la satire qu’est GTA V. Après les horreurs accomplies depuis que le joueur contrôle Trevor, le personnage entrouvre une porte : ce n’est pas suffisant pour le soutenir, mais assez pour tenter de commencer à le comprendre. Quoi qu’il en soit, après avoir traversé le bassin rural et rejoint le périphérique menant à la mégalopole, le jeu impose un arrêt durant cette chevauchée motorisée. Le véhicule se gare au sommet d’une falaise, Trevor descend de son pickup et s’approche du vide surplombant la cité, et là, en même temps que les joueurs, il contemple Los Santos. À ses pieds, la ville grouille de vie, les lumières qui clignotent sont comme les battements de cœur des millions d’individus qui grouillent au milieu des avenues sans fin, veines d’un corps dont les cellules s’aiment, s’évitent, se tuent et s’ébattent. Il est là, l’un des coups de génie de Grand Theft Auto V : après avoir immergé les joueurs dans ce microcosme, jusqu’à la plus profonde intimité des deux personnages côtoyés, le point de vue prend un tel recul qu’il remet en perspective toute la perception que chacun pouvait ressentir à l’égard du jeu. Ces instants si poignants, si importants, vécus plus tôt, cette vitrine en verre défoncée à coup de voiture bélier, cette benne à ordures servant d’abri lors d’une énième fusillade, la niche de Chop dans l’arrière-cour d’une petite bicoque plantée non loin de l’église du quartier, tout ça n’est plus qu’un amas de tâches de couleurs et de lumières, un maelström de vie. Si le jeu avait débuté par l’arc narratif de Trevor avant de faire découvrir aux joueurs Los Santos avec cette vision dantesque, certes, l’impact visuel aurait été aussi saisissant que lorsqu’ils découvraient pour la première fois les panoramas les plus insensés d’Elden Ring (FromSoftware, 2022) ou les contrées célestes de Heavensward (Final Fantasy XIV: A Realm Reborn, Square Enix, 2015). Mais ils n’auraient jamais saisi la force de ce contraste si saisissant entre la galaxie d’événements qui entouraient Michael et Franklin, et cette hauteur les réduisant à deux points insignifiants, invisibles même. Ou comment, en une scène de quelques secondes, dessiner tous les possibles jamais imaginés, les drames et les rires, les pertes et les retrouvailles, l’existence dans tout ce qu’elle a de plus sacré et profane à la fois. Et surtout, sans oublier de leur donner un sens.

The American Crime.
The American Crime.

The American Crime

Ce sens, il se dévoile lorsque le trio se forme enfin, et que Trevor fait irruption chez les De Santa, pour des retrouvailles glaciales. Le rythme narratif ne faiblit pas, et la suite du jeu ne sera qu’une surenchère de plans de plus en plus ambitieux pour mettre la main sur de l’argent, encore plus d’argent, toujours plus d’argent. Sans le savoir, les personnages tournent en rond, perdus dans un labyrinthe dont ils ne perçoivent pas les murs. D’ailleurs, la grande banque centrale ne s’appelle-t-elle pas MAZE BANK ? Comme s’il n’y avait aucune issue, et que ce rêve américain est définitivement mort, coulé les pieds liés à un bloc de lingots d’or ? La suite du jeu va s’employer à démystifier une à une les promesses du american way of life. Après avoir massacré l’image d’une nature autrefois indomptable en y déployant des rednecks qui se saoulent à de la mauvaise bière pour tuer la faune sauvage par pur ennui, après avoir explosé les masques de la famille nucléaire, après avoir terni l’ambition de la jeunesse, GTA V s’est amusé à détruire l’image du luxe et son impact misérable sur le monde (à travers la nature de la première boutique braquée : une bijouterie). Plus tard, c’est la compagnie Merryweather qui est prise d’assaut, une entreprise militaire privée spécialisée dans la sécurité. Difficile de faire moins cryptique quant au concept ici attaqué par les scénaristes de Rockstar, surtout lorsque l’on constate qu’ici les frères Houser (à l’origine de ce GTA) ont fait de Merryweather un décalque de la tristement célèbre Academi (milice privée en lien avec des dérives lors de la guerre en Irak). Devin Weston est d’ailleurs l’un des antagonistes finaux du jeu. Viennent ensuite des braquages commandés par le FIB, allégorie évidente du FBI. En argot anglais, le terme fib définit un “petit mensonge”, ce qui est peut-être une référence au fait que le FBI est légalement autorisé à mentir à la population américaine dans le but de préserver la sécurité. À travers cette intrigue, Rockstar met à mal les institutions et démonte la foi envers les plus hautes autorités américaines, toujours dans cette optique de démystification du rêve américain. Et pour finir, le casse final implique l’Union Depository, symbole de la réserve fédérale américaine. Ici, le trio, les joueurs, braquent le système tout entier. La boucle est bouclée.

Dans ce dernier acte du jeu, l’argent gouverne. Il dirige le scénario bien entendu, mais aussi les différents systèmes de gameplay, qui s’ouvrent davantage. Maintenant enrichis, les personnages peuvent s’offrir des propriétés et faire fructifier leurs fonds (ce qui déclenche parfois des missions exclusives d’ailleurs). Tout un système de bourse en ligne a d’ailleurs été implémenté dans le jeu, avec ses fluctuations suivant les événements qui rythment l’aventure ou qui sont déclenchés par les joueurs. Il est possible de vider les comptes en banque pour acheter des véhicules de plus en plus improbables, ou des vêtements reflétant la personnalité des personnages. C’est normal après tout, le client est Roi.

Et c’est derrière cette maxime que se cache peut-être le véritable propos du jeu. Car derrière chaque client, il y a un individu. Oui, Michael a racheté cinq bateaux après avoir perdu le sien. Oui, Franklin habite désormais au sommet de la ville et contemple les quartiers pauvres qui l’ont vu grandir depuis la baie vitrée de son immense salon. Oui, Trevor domine le marché illicite qu’il voulait conquérir. Et maintenant ? Michael n’a pu vaincre sa crise de la quarantaine (si ce n’est en enterrant son psychiatre). Franklin n’a pas récupéré l’amour de sa vie. Trevor n’a pas gagné le respect de sa mère, aussitôt revenue, aussitôt disparue. Ce sont des hommes aux poches pleines mais au cœur tout aussi vides, car les efforts déployés n’ont pas été menés dans la bonne direction. Autant coupables de leurs vices et crimes que victimes d’un système qui n’a cure de leurs rêves et illusions, la trinité centrale de Grand Theft Auto V n’est qu’une mascarade. Et s’ils pensent avoir vaincu le monde en s’enfuyant sur un soleil couchant, à l’image de ces classiques cinématographiques hollywoodiens d’un autre siècle, cette conclusion est comme ces derniers : factice. En vérité, personne ne gagne dans ce cruel jeu de la vie, excepté le dollar vert.

Celui-là même qui décore le logo du jeu.

1 Comment

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Karphanorépondre
mai 12, 2025 at 11:19 am

L’analyse la plus pertinente que j’aie pu voir sur ce GTAV.
On oublie souvent la critique acerbe de l’illusion capitaliste et méritocratique d’une Amérique désenchantée que propose le jeu. Un titre finalement plus profond que ce qu’il en a l’air.
Bravo

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