En finir avec le flow

            Est-ce que c’est possible ? De faire un article sans style ? De parler sans rythme ? De jouer sans flow ?

Il y a quelques années, des psycho-explorateurs ont découvert le flow. C’était un cap, un pic, un optimum de la concentration. Un océan de productivité dans lequel s’immerger tout à fait, qui s’est donné l’air de réinventer le monde en décrivant le rêve de tout happiness manager. On est dans le flow chaque fois qu’on s’oublie dans l’activité qui nous emporte. Alors dans les jeux aussi, il devint courant d’être emporté par le flow.

            Le flow, c’est ce petit interstice dans lequel s’insère notre plaisir de jeu. Entre la difficulté d’un objectif et la puissance d’un joueux. Le fun y est claustrophile, enfin enclin à se cercler dans un petit enclos douillet. Le jeu n’y est pas trop vilain, pas trop méchant. On aurait peur sinon. On serait agacée par des injustices trop difficiles. Le jeu n’y est pas trop sympa non plus, trop à l’écoute de mes envies. Un bon jeu, il sait se faire désirer. Sinon, on s’ennuierait.

Le flow dans les jeux

            J’ai l’impression d’entendre les conseils de drague d’un incel prépubère. Le bon pick-up artist, il est dans le flow, tu vois. Ni trop chiant, ni trop intelligent, juste ce qu’il faut pour contenter ses proies. La formule est efficace, parce qu’elle est la même pour toutes et parce qu’elles sont toutes les mêmes. Ou parce que ceux qui achètent la formule en sont convaincus.

            N’empêche que ça marche, cette histoire de flow. C’est vrai, c’est scientifique. Ça plait aux game designers. Du coup, j’étais inspiré. Moi aussi, j’ai fait une courbe.

Caricature du flow

À 8 heures, j’ai mal aux yeux si mon écran est trop lumineux. Mais à midi, si l’écran qui affiche le jeu est pas assez lumineux, je vois plus rien. Par conséquent, le fun d’un jeu vidéo dépend principalement de la luminosité de l’écran. CQFD.

            Attention, tout de même. Il y a des distinctions importantes à faire. En tout cas d’après les graphiques. C’est que les profils ne sont pas tous les mêmes. Dans les jeux vidéo, les joueux sont divisées entre deux clans. On voit sur le graphique suivant que les novices, ou gros noobs, ont une courbe vachement plus basse. Ils aiment bien s’ennuyer je pense. Et puis au dessus, il y a les HARDCORE G@MERS. Eux, ils sont vachement plus balèzes, ils ont même pas peur d’avoir peur.

            Le flow, c’est ce petit interstice dans lequel on a enfermé notre plaisir de jeu. Du fun, voilà ce que garantissent ces graphiques. Peut être qu’ils ont pas complètement tort. Peut être qu’ils décrivent vraiment les conditions dans lesquelles le fun peut survenir. Mais la véracité d’un modèle, c’est pas le seul critère qui permet de le juger. Sinon, je crois que ma théorie sur la luminosité aurait encore plus de succès.

            Quand le flow m’a promis du fun, j’ai eu du fun. Soit. J’ai joué à Animal Crossing. Je ne me suis pas ennuyé. J’ai joué à Europa Universalis IV, et je n’ai pas ressenti d’anxiété. Des jeux qui pourtant mobilisent soit une absence, soit une omniprésence de difficultés, de savoirs et compétences mobilisés.

le flow remis en question dans les jeux vidéo

            Et puis j’ai joué à World of Warcraft pour retrouver des amies. Est-ce que c’était fun ? J’ai fait un tour sur Minecraft  pour occuper mes insomnies. Je me suis baladé dans Death Strading pour retrouver le plaisir de marcher. Je suis retourné à Yharnam pour jeter un œil à ses clochers. J’ai écouté des personnages qui me ressemblent dans le café de Coffee talk. Est-ce que c’est fun de jouer aux jeux vidéo ? Est-ce que c’est le jeu qui est fun, ou tous les agencements qui l’introduisent dans ma vie ? Chaque fois que je m’ajuste à un jeu comme à un nouveau terrain, ou comme à un petit foyer, est-ce que c’est le jeu qui me procure du plaisir ? ou bien le moment, les partenaires, les circonstances de ce jeu ?

            Tout ce flow qui déborde de fun me fait furieusement penser à tous ces théoriciens de siècles perdus qui ont tenté d’expliquer ce qu’était qu’un beau texte en décrivant les mots qu’il avait le droit de contenir. À force de totaliser, on finit par oublier que tout finit par changer, et que même le fun ne règnera pas éternellement. La frustration et l’ennui savent faire sens dans un jeu, tout comme la contemplation, l’empathie ou la révolte.

  • Cultist Simulator

            D’ailleurs, un flow, ça se travaille. Dans le rap, l’absence de flow peut devenir un flow. La PLUGG laisse passer les temps et finit toujours ses phrases en dehors du tempo. L’impertinence devient une nouvelle règle, et crée d’autres manières de parler.

« J’rap tellement bien qu’on dit que j’rap mal  »
Kery James, Le combat continue, pt3

            Moi, j’en veux un peu à ce flow de game design d’avoir caché les autres flows. La caractéristique objective, dessinée par des graphiques savants, a changé le flow en fun. Le flow est resté dans son enclot de game designer, comme neutralisé. Il aurait pourtant pu faire voir ses immenses pouvoirs de déprise de soi que chaque joueux apprend à maintenir. L’équilibre précaire dans lequel on se maintient en hypnose face à l’écran, qui nous transfigure complètement, ou nous transporte hors du monde. Toute une technique qui n’a plus grand-chose à voir avec nos compétences motrices. On apprend à se faire dépasser, et tant mieux si nos mains ne suivent plus, ou tant mieux si tout est trop étrange. Enfin, on peut se laisser emporter loin de soi, à naviguer sur les flows.


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Jül


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