Flat Eye : vous reprendrez bien un peu d’aliénation ?

Après un Night Call plutôt osé et intéressant, les Français de chez Monkey Moon nous livrent leur nouveau jeu, Flat Eye. Entre modernité et tradi… Euh, non. Entre gestion et jeu narratif, que penser de cette nouvelle tentative surprenante du studio qui nous met aux manettes d’une station-service futuriste islandaise ?

En un sens, le premier jeu du studio flirtait déjà avec la gestion, mais de façon très légère : incarnant un chauffeur de taxi aidant la police, vous deviez trouver l’équilibre entre récolte d’informations et survie dans un métier difficile. Malgré des qualités indéniables, Night Call souffrait cependant de vilains défauts : un gameplay d’enquête peu intuitif et relativement pauvre, une dimension indéniablement politique passée parfois un peu au forceps et surtout une structure narrative strictement identique entre les trois scénarios proposés. Le jeu pouvait cependant se reposer sur un travail d’écriture solide des personnages qui rendait plaisantes nos déambulations motorisées à travers la vie nocturne parisienne. Ainsi, ce sont finalement ces personnages et les relations de quelques minutes nouées avec eux que l’on retient du soft. Ce sont ces histoires qui sont au centre du jeu, les informations sur l’enquête n’étant, elles, que notifiées au joueur mais jamais racontées.

EyeLife ou l’Amazon du turfu

Flat Eye part du même postulat que son prédécesseur : le cœur du récit se concentre sur les clients dits Premiums de votre station qui viennent utiliser les différents services que vous mettrez à leur disposition. Chacune de leurs venues sera l’occasion d’échanger avec eux afin d’en apprendre plus sur leur histoire, leurs problèmes et éventuellement les aider dans certains de leurs choix. Mais pour bien comprendre ce dont il est question, il faut en revenir au lore du jeu et à son gameplay.

Faîtes la connaissance de nombreux personnages aux histoires variées

Le jeu prend place en 2023 dans un futur… Ou plutôt un présent uchronique, dans lequel une giga-entreprise, EyeLife, semble prendre en charge une partie toujours grandissante des produits et services vendus à travers le monde. La particularité de cette entreprise, vous le comprendrez rapidement, tient au fait qu’elle est dirigée par une intelligence artificielle. Ou plutôt, si elle n’en est pas le PDG (qui changera d’ailleurs tous les trois ou quatre jours), elle en est néanmoins, depuis plusieurs années, l’actionnaire majoritaire. De l’aveu même des créateurs du jeu, c’est là le point de départ de Flat Eye. En somme, EyeLife c’est une sorte d’Amazon qui aurait échappé aux mains de Jeff Bezos au profit des algorithmes prédictifs utilisés pour vous inciter à l’achat. Je n’en dirai pas davantage car l’un des plaisirs centraux du jeu tient précisément à la découverte progressive de son lore. Mais quelle est la place occupée par le joueur ici ? Vous incarnez le manager d’une station-service de l’entreprise qui a la particularité d’être en contact direct avec l’IA d’EyeLife. Qu’est-ce qui justifie cette élection ? C’est autour de vous et de vos interactions avec les VIP que se jouera rien de moins que l’avenir de l’humanité ! Enfin « vous »… Ou plutôt le clerc (nom des employés des stations EyeLife) à qui vous donnerez des ordres. Par les multiples relations tissées avec vos clients, vous permettrez à l’IA d’en apprendre davantage sur le monde et les hommes, ce qui sera l’occasion de parfaire ses prédictions et d’envisager de nouvelles options pour l’avenir de l’humanité. Le cadre est posé. C’est donc dans un monde à mi-chemin entre Minority Report et un nanar des années ’80 que vous deviendrez le vaisseau de l’avenir de l’humanité.

Gestion ou jambon ?

Vous voici donc aux manettes de votre petite station-service ! Pour aborder cette partie et pour faire preuve de transparence, je dois bien reconnaître que je ne suis pas spécialiste des jeux de gestion… Je suis même totalement novice en la matière. C’est d’ailleurs ce qui, au début, m’a effrayé dans Flat Eye, mais je me suis lancé malgré tout. Et il faut bien admettre qu’au début, on se prend plutôt au jeu ! On envoie son clerc encaisser les clients, remplir les étagères, réparer les machines en mauvais état.

Gérez votre station service en partant de rien.

Puis, on débloque les premiers modules complémentaires : machines à café et à jus, cabine médicale, toilettes connectées, etc. Toute une armada d’appareils dont il faut s’occuper tout en veillant à être attentif à la demande. Car chez EyeLife, le client est roi et s’il attend trop longtemps, il partira. Vous perdrez alors de l’argent et verrez votre note baisser.

On gère donc tranquillement sa petite station et on prend un malin plaisir à découvrir les nouveaux modules mis à notre disposition. Tous annoncent un futur absolument radieux où l’entreprise privée s’immisce de plus en plus dans la vie des individus avec des technologies qui font toutes plus froid dans le dos les unes que les autres. De la cabine médicale à la machine à clones (qui connaîtra un grand succès) en passant par le suppresseur de souvenirs, il y a de quoi voir. Toutes ces nouvelles installations amèneront dans votre station de nouveaux clients Premiums. Assez vite, vous débloquerez des caisses automatiques et des petits robots qui réparent les machines et s’occupent de ravitailler les rayons à votre place. Petit problème : les robots connaissent quelques bugs, en particulier si vous décidez de travailler en même temps qu’eux. Par conséquent, la meilleure solution est de les laisser faire et de planter votre clerc devant la seule et unique machine qui demande encore une intervention humaine.

Assez rapidement, l’IA vous imposera chaque jour des défis à accomplir. Ceux-ci vous feront gravir les échelons du management (les niveaux). Tantôt ces défis sont faciles à accomplir, voire ne demandent même pas votre intervention, tantôt ils appellent des tâches absolument superflus (j’y reviendrai), parfois ils sont… incompréhensibles voire impossibles à réaliser. Mais surtout, ils sont extrêmement répétitifs. De plus, on comprend assez rapidement qu’il est bien plus pertinent d’enchaîner les journées en vitesse x3, plutôt que d’essayer d’être un employé appliqué. Et c’est là que commencent les problèmes.

A chaque jour sa peine

Alors qu’au début la partie gestion est plutôt prenante, on se rend rapidement compte qu’elle est totalement superflue. A partir d’un moment, on attend seulement de monter de niveaux pour gagner des points de technologie afin d’acheter de nouvelles machines, les installer et avancer dans l’histoire avec les membres Premiums. Et c’est dommage car on prend plaisir d’abord à regarder régulièrement quelles sont les machines qui rapportent le plus, à essayer d’adapter la station-service à la demande, etc. Mais le fait est que ça ne marche qu’approximativement. Alors que cela m’effrayait au début, le jeu a révélé en moi un vrai désir de gestionnaire – qu’il était malheureusement incapable de me proposer.

Un sens de l'esthétique douteux

On comprend rapidement que toutes les machines appellent les mêmes actions (ou non-actions) : cliquer dessus, puis sur réparer/remplir. On comprend aussi qu’il est bien vain d’essayer d’avoir cinq étoiles en fin de journée : que vous en ayez quatre ou cinq, cela n’aura de toute manière aucun impact. On comprend également qu’il est inutile de décorer sa station. D’ailleurs, les missions qui demandent de poser des éléments décoratifs peuvent être accomplies en posant les dits objets et en les supprimant immédiatement après. Tout l’aspect cosmétique est purement superflu (et sans effet sur le jeu) et même anti-ludique puisqu’il prend une place que vous préférerez toujours allouer à vos machines. C’est là que, fondamentalement, le bât blesse. Après quelques heures de jeu, la gestion est devenue sans intérêt et on ne fait plus qu’accélérer le temps pour accéder aux scènes avec les VIP et faire avancer l’histoire.

Quand le travail s'auto-détruit, on s'ennuie

VIP Room

Comme dans Night Call, le cœur du jeu est finalement ailleurs que dans son gameplay : il est dans sa galerie de personnages. Les histoires des membres Premiums sont de qualité variable : certaines sont réellement intéressantes et bien écrites, d’autres sont davantage « mouais bof ». Sur ses forces comme sur ses faiblesses d’écriture, Flat Eye ressemble beaucoup à son aîné. Il faut cependant avouer que le dernier-né de chez Monkey Moon est, sur ce point, de meilleure facture. Dans l’ensemble, il est même plus subtil dans ses récits comme ses messages, et le tout s’insère, bien qu’imparfaitement, mieux dans le récit global.

Vos VIP : des clients à choyer

Si on a de la part des créateurs une posture politique ici pleinement assumée – ce qui est tout à fait louable -, on retrouve encore parfois les mêmes travers que dans Night Call : cela manque un peu de finesse et tend parfois à balancer la sauce avec des gros sabots. Mais encore une fois, il y a dans l’ensemble un vrai gain en maturité du studio quant à cet aspect du soft. D’autant que Flat Eye n’est pas tant un jeu à thèses qu’à questions. Chaque client Premium est l’occasion d’une variation sur un même thème, celui de notre rapport à la technologie et plus particulièrement aux possibilités ouvertes par l’IA. Comme une mélodie qui se décline sous diverses formes à travers le temps, nous sommes invités à déplacer notre regard selon les changements de tempo et de tonalité.

Une bibliographie, invitation à déborder le seul jeu

Cette ambition s’inscrit dans une volonté plus large de mettre le joueur au cœur d’un dispositif intellectuel stimulant, qui s’incarne notamment dans la présence d’une bibliographie accessible à tout moment depuis le jeu. A la manière de Pasolini et de son Salò, les créateurs nous invitent à enrichir l’expérience visuelle (et ici interactive) par la lecture. Non par un aveu de faiblesse qui stipulerait que le jeu ne se suffit pas à lui-même, mais plutôt et conformément à ce que propose le jeu lui-même : dans une ligne de fuite qui passe d’un support à l’autre et voit ses thèmes varier et s’hybrider. Le geste est d’autant plus significatif qu’il prend place dans un paysage vidéoludique qui a vu exploser le cross-média. Héritier des pratiques mercantiles inventées par Lucas avec la saga Star Wars, le produit dérivé n’y est plus simplement un objet (figurine, poster, réplique d’objet, etc.) mais devient une œuvre à part entière (ou contenu comme on dit aujourd’hui…) ; et même plus, la frontière entre œuvre originale et produits dérivés tend à s’effacer au profit d’une production indifférenciée de contenu. Flat Eye prend le contre-pied de ces pratiques souvent douteuses et hautement intéressées en invitant le joueur non pas à continuer une consommation frénétique, mais au contraire à s’abandonner au temps lent et réflexif de la lecture.

Esprit ludique, es-tu là ?

Cela m’amène au dernier point que j’aborderai dans cet article. Il cristallise tout à la fois mon malaise face au jeu et ce qui m’y a passionné, me le rendant profondément attachant.

Pour voir la première fin, il ne m’aura fallu pas moins de dix-huit heures ! Sans doute ai-je trop tardé à appuyer sur le bouton « vitesse x3 », cherchant par trop de fois à être un manager modèle. Et je ne doute pas du fait qu’une partie de cette impossibilité à atteindre certains objectifs soit voulue : le jeu, sur ce point, serait volontairement frustrant. Mais une fois cela compris, on ne joue plus et on n’attend plus que les dialogues avec les membres Premiums. Ainsi, on perd de vue, comme je l’ai déjà mentionné, la trame de fond et on se focalise sur ces individus, leurs histoires, leurs expériences de ce monde à l’IA omniprésente. Et encore une fois, c’est cohérent, car ce sont ces variations mélodiques incarnées par les personnages qui constituent le cœur du jeu. Et cette aliénation du travail par sa disparition ou plutôt sa dissolution insidieuse est elle aussi tout à fait bien sentie.

On ne peut pas reprocher au jeu d’être incohérent avec lui-même ! Sans doute est-il cependant trop long pour son propre bien. La seconde moitié des heures passées sur Flat Eye est à la limite du barbant. Et même si je n’ai aucun mal à reconnaître que cela garde une part de cohérence, on touche ici au moment où ce que le jeu veut dire empiète sur son caractère ludique. Ludique ne doit pas être pris ici comme un gros mot, il ne doit pas être compris dans le sens dégradé et pauvre de simplement « fun », mais de ce quelque chose qui nous fait rester devant l’œuvre comme on peut rester devant Salò de Pasolini ou devant une toile de Francis Bacon. Je suis un fervent partisan de l’idée qu’un jeu vidéo n’a pas nécessairement à être « fun », et même de l’idée que le terme de « jeu » est peut-être parfois inapproprié pour décrire ce médium. Mais plus encore que dans le cinéma, la peinture ou la littérature, le jeu vidéo a besoin de jouer sur l’investissement du joueur.

Roger Caillois, Les jeux et les hommes

Roger Caillois, sociologue français du XXe siècle, répartissait les jeux selon deux axes. Le premier est constitué de quatre catégories idéal-typiques : agôn (compétition), alea (chance), mimicry (simulacre), ilinx (vertige). Le second distingue paidia (le jeu spontané et sans règles, voire sans objectif de victoire défini) et ludus (le jeu encadré défini par des règles strictes). Flat Eye peine tout d’abord à trouver un équilibre satisfaisant entre sa dimension de paidia et celle de ludus : la liberté à laquelle le joueur est livré est relativement faible, mais surtout trop inconséquente. Concernant les catégories idéal-typiques, le jeu peine à être satisfaisant dans chacune d’elles. Les dimensions d’agôn et d’ilinx sont exclues quasi d’emblée, du fait du genre-même du jeu. Mais en ce qui concerne les deux autres : l’alea est sans conséquence puisque ce qui relève de la chance peut être largement ignoré et n’offre au joueur ni récompenses alléchantes, ni n’encourage l’accroissement de sa maîtrise du jeu ; la mimicry est progressivement et rapidement annihilée par la disparition de la dimension de jeu. Cela ne signifie pas pour autant que Flat Eye n’est pas un jeu, moins encore qu’il serait un mauvais jeu à éviter. On peut en tirer ici deux conclusions. La première est que si les catégories de Caillois présentent un intérêt certain, elles ne semblent finalement pas épuiser ce qui fait d’un jeu un jeu. Il y a du jeu par-delà le ludique. La seconde conclusion (moins surprenante, sans doute) serait qu’un jeu peut, cependant, difficilement se passer totalement de toute dimension ludique. Ainsi, Flat Eye est un objet fascinant tant par ses réussites et ses tentatives que par ses échecs.

Tableau de répartition des jeux dans l'ouvrage de Caillois

Conclusion

Flat Eye est surprenant à bien des égards et j’ai pour lui, je dois l’avouer, une affection certaine malgré ses imperfections. Même si je n’en ai pas parlé, le jeu a en plus pour lui d’être servi par une direction artistique et une bande son qui, si elles ne sont pas mémorables, sont tout à fait efficaces, et plutôt charmantes. Je n’ai pas mentionné non plus le bureau d’ordinateur auquel le joueur a accès et qui sert principalement à consulter des messages et à lire des rapports qui nous en apprennent davantage sur le lore. Enfin, je ne me suis pas arrêté sur la dimension religieuse qui traverse le titre et qui est immédiatement présente dans le nom donné aux employés d’EyeLife (les clercs). Pour conclure, on a affaire là à un jeu ambitieux dans ce qu’il entreprend de faire. Bien loin des sentiers battus, la (très) petite équipe des Français de Monkey Moon nous propose une expérience parfois maladroite et qui peine à trouver son équilibre mais sans aucun doute singulière et qui laisse place à de vrais moments d’envoûtement du joueur par les personnages du soft. Peut-être se trouve-t-elle ici, la dimension d’ilinx : dans la façon dont ces clients Premiums parviennent à nous décaler, à nous déraciner, à nous sortir un peu de nous-mêmes dans la rencontre de ces altérités numériques aux prises avec les vertiges humains, trop humains de la technoscience.

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