Celeste : La philosophie du game design, une étude du prologue
Rapidement propulsé au sommet des panthéons de plusieurs joueuses et joueurs éparpillés aux quatre coins du monde, Celeste ne cesse de fasciner en permettant à toute une communauté de continuer à se rassembler autour du jeu. En distillant un propos intime et juste à travers une construction minutieuse de chacune des étapes du périple de Madeline, l’héroïne de cette histoire, ce projet indépendant est un joyau de game design, le carburant inépuisable d’analyses aussi régulières que variées et pertinentes. Ce modeste billet va se concentrer sur l’ouverture du jeu, c’est-à-dire son court prologue qui, en quelques minutes seulement (voire en une poignée de secondes pour les plus rapides), dispense l’essentiel de tout ce que l’expérience Celeste tend à devenir dans son ensemble, de son propos à son game design. Cette étude va se décomposer en deux temps : en premier lieu, nous allons établir une description des quelques événements rythmant cette introduction ; puis nous nous attèlerons à en décrypter à la fois les mécanismes de gameplay purs, mais aussi la narration et le symbolisme qui y sont associés. Enfilez votre parka la plus chaude, glissez dans vos bottes rembourrées et enroulez une écharpe de laine autour de votre cou, car nous partons vous et moi à l’assaut du Mont Celeste.
Attention, ce texte considère que vous avez (au moins) fini le prologue de Celeste. Des références aux niveaux suivants sont cependant régulièrement dispensées tout au long des paragraphes.
Le jeu débute par la forme de narration la plus basique, de simples lignes de texte, lesquelles surgissent par-dessus un ciel taché de neige. Un narrateur anonyme s’adresse directement à Madeline, dont le prénom apparaît en rouge, au contraire des autres mots, tissés dans un blanc immaculé. Quelques secondes plus tard, l’avatar s’élance sur le premier tableau jouable, un écran qui offre déjà quelques informations basiques mais essentielles sur ce qu’est Celeste en tant qu’œuvre vidéoludique. Tout d’abord, c’est un jeu de plateforme en deux dimensions, axé sur la maîtrise des mouvements du personnage, mais aussi sur les réflexes des joueuses et joueurs, l’observation, l’analyse, la curiosité et enfin la prise de risque. Ce premier écran se traverse de gauche à droite, une convention popularisée par les origines du genre.
À l’image d’un Super Mario Bros. (Nintendo R&D4, 1985), le premier obstacle à franchir n’est pas bien loin. Au contraire d’un petit goomba (une créature ennemie dans le jeu cité précédemment) se rapprochant inlassablement de Mario, l’épreuve initiale de Madeline prend la forme d’un simple ravin à franchir d’un saut. Ce dernier incarne le mouvement central du jeu, le pivot autour duquel l’ensemble des mécaniques de jeu vont graviter. Une paire d’acrobaties plus loin, un immense bloc de pierre se détache de la paroi constituant le décor et s’abat sur la protagoniste, qui ne doit sa survie qu’à des réflexes efficaces de la part de celles et ceux tenant la manette. En effet, relâcher la pression sur la touche directionnelle ou succomber à l’hésitation d’effectuer un nouveau saut rapide suffisent à mener la jeune femme à la mort. Après avoir triomphé de ces péripéties initiales, Madeline parvient à la sortie de l’écran, située sur la bordure droite donc.
Que nous révèle ce premier contact avec le jeu ? Tout d’abord, qu’il n’y aura pas d’ennemi durant l’aventure autre que la montagne elle-même (sauf quelques exceptions narrativement justifiées, mais ce point sera abordé dans un autre billet). Ici, l’adversaire n’est à la fois rien de moins que le Mont Celeste lui-même, c’est-à-dire la nature physique, un sommet au niveau métaphorique, mais aussi un level design sur le plan métatextuel. Cette construction du monde du jeu, pensée et conçue à la main, dénuée de toute partie aléatoire ou procédurale, est mise en place par l’équipe de développement qui décide de la position de chacun des différents éléments constituant l’ensemble des tableaux rythmant le périple. Ceux-ci guident un apprentissage étiré tout au long de l’aventure, servant à développer les aptitudes à la fois des joueuses et joueurs mais aussi de Madeline. En se surpassant peu à peu, en enchaînant les prouesses, ils vont progresser et finalement parvenir à dominer le gameplay, par le prisme de la progression vers le sommet.
L’adversaire, dans Celeste, c’est donc finalement soi-même. Cette ligne directrice analytique sera déroulée à travers le développement du personnage de Madeline, via différentes rencontres et séquences scriptées, lesquelles tissent une histoire qui aborde l’intime à travers une mélancolie certaine. Il va falloir avancer, aller de l’avant. De gauche à droite, comme le jeu l’invite à le faire dès ce premier écran. Pourtant, il devient clair qu’une simple progression linéaire n’est pas envisageable, ni dans Celeste, ni dans la vie réelle, ce qui explique la position de la sortie du tout premier écran du premier véritable niveau du jeu : dans le coin supérieur droit, au sommet de l’image. Plus tard encore, le jeu explose cette convention de la linéarité en proposant des aller-retours, des labyrinthes, et même une chute pour symboliser le repli sur soi. Cependant, il est encore bien trop tôt pour aborder l’ensemble de ces sujets, aussi procédons dans l’ordre et reprenons notre étude du prologue, la première étape de ce long voyage introspectif. Avant tout cela, il reste beaucoup d’épreuves à surmonter, dont cette poignée de premiers tableaux qui, déjà, offrent quelques surprises aux plus aventureux. En effet, si Madeline décide de rompre les conventions et s’élance vers la gauche dès le premier écran, elle peut y découvrir sa voiture, garée au pied de la montagne.
Outre renvoyer à quelques secrets parmi les plus connus de l’histoire du jeu vidéo (comme Sonic the Hedgehog – Sonic Team, SEGA AM8, 1991 – et sa vie supplémentaire dissimulée sur la gauche du point de départ d’un niveau), cette découverte apporte avec elle une dose de narration environnementale. Le véhicule exprime la solitude et la résolution de la jeune femme : elle vient de loin, elle est seule à avoir fait la route, et il est trop tard pour faire demi-tour. La simple présence de cette voiture coupe le terrain de jeu de Celeste du reste du monde. L’ascension sera une bulle, l’unique élément à occuper l’esprit et les pas de Madeline. Une rupture avec le quotidien. Déjà, quelques indices sur les tourments du protagoniste sont présentés aux joueuses et joueurs les plus audacieux, et ce à l’aide du simple sprite d’une voiture. Dans le même ordre d’idée, c’est un discret mais néanmoins bel et bien présent panneau brisé en deux qui accueille les premiers pas de Madeline, ce qui indique la désolation qui va régner au-delà des terres dont il marque la limite.
Le second écran du jeu oppose une falaise à Madeline, qu’elle peut escalader lorsque l’on maintient la pression sur une touche. Ce mouvement existait déjà dans l’écran précédent, mais il n’est enseigné qu’ici. Pourtant, grimper le long des parois du premier tableau et s’extirper de l’image par le haut mène aussi à un autre secret dissimulé, accessible uniquement après qu’un morceau du décor ne se soit détaché de la falaise. En tombant sur le sol, ce bloc de roche peut servir de plateforme et offre un accès aux éléments situés en hauteur de l’écran. L’ambivalence de la montagne éclate alors au grand jour : si Madeline parvient à le dompter, le Mont Celeste ne sera plus un adversaire, mais bien un allié. Ou, par extension, si le joueur parvient à surmonter ses propres failles et doutes (exprimés à travers l’apprentissage et la maîtrise du gameplay), il n’en ressortira que grandi : le passage nouvellement dévoilé est en effet créé vers le haut, c’est-à-dire, métaphoriquement et physiquement, une élévation. Outre ces deux niveaux d’interprétation, il est possible d’élargir le spectre de cette analyse et d’ainsi révéler, déjà, le véritable propos du jeu, sur lequel nous reviendrons d’ici quelques paragraphes. En accédant à l’écran caché, il n’y a bien sûr aucune récompense concrète (le game design ne s’y prête pas) si ce n’est la satisfaction de celles et ceux qui tiennent la manette entre leurs mains. En rejoignant cette minuscule zone secrète, quelques oisillons affichant de multiples couleurs s’envolent.
Revenons un peu en arrière, lorsque Madeline apprenait le mouvement lui permettant d’escalader les parois verticales du décor. Cette technique lui est révélée par un oiseau bleu, perché au sommet d’une paroi rocailleuse. Le volatile ne fait ici que mettre à jour une capacité qu’elle possédait sans même le savoir. Lorsque la grimpeuse escalade, l’animation du personnage laisse apparaître de petits nuages blancs autour d’elle, symbolisant l’effort. Au bout de quelques secondes, Madeline clignote puis perd ses forces en même temps que son adhérence à la paroi. Une jauge d’endurance, cachée aux yeux des joueurs, régit les capacités physiques du personnage et donc la distance qu’il est possible de parcourir en grimpant. Ce second mouvement est donc une prolongation du saut, permettant d’aller encore plus haut qu’un simple bond. Après avoir traversé une poignée de précipices et escaladé autant de parois, Madeline triomphe du deuxième écran. Le suivant dépeint la rencontre entre notre héroïne et le premier personnage non joueur du jeu, une dame âgée vivant dans une cabane au pied du Mont Celeste.
Après quelques échanges, la vieillarde dévoile que si le chemin menant à sa cabane paraissait déjà dangereux, ce n’est rien en comparaison de ce qui nous attend ensuite. Puis elle s’esclaffe, son rire dansant sur l’écran à travers les syllabes « HA HA » s’enfuyant de sa bouche. L’écran suivant, les dernières syllabes sont encore audibles, mais meurent lentement au coin de l’image tandis que Madeline s’éloigne. Cet écho grinçant continue cependant de hanter le personnage et, par extension, le public du jeu. La prophétie de la vieille dame se réalise plus tôt qu’attendu, en s’incarnant en un gigantesque mais vétuste pont surplombant le vide, lequel ne manque pas de s’effondrer sous les pas du personnage. C’est à cet instant qu’une réalité du gameplay frappe le détenteur de la manette : Madeline ne peut pas courir, ses mouvements de déplacement sont constants et uniformes.
La seule solution pour survivre et accéder à la suite du jeu consiste à continuer d’avancer vers la droite, en sautant lorsque cela est nécessaire. La musique, d’une douceur extrême jusqu’à présent, prend elle aussi son envol à travers une mélodie et un rythme bien plus dynamiques (un mouvement musical qui va d’ailleurs envelopper l’ensemble du jeu jusqu’à l’explosion attendue lors de l’ascension finale). Au bout du parcours, les dernières pierres du pont s’effondrent, et Madeline chute dans la mâchoire du ravin en dessous. À cet instant, le temps se fige, alors qu’un oiseau bleu familier surgit dans l’écran. Là, il partage une nouvelle compétence, un sprint, une ruée vers l’avant, communément appelée dash. D’une simple pression sur un bouton de la manette, Madeline peut s’élancer dans les airs, vers n’importe laquelle des huit directions prévues par le jeu (avant, arrière, haut, bas et les quatre diagonales). Le jeu attend alors que la personne tenant la manette active ce premier dash pour rejoindre la sécurité de la terre ferme. Cette fois, le pouvoir de Madeline se révèle, elle ne l’avait pas au début de l’aventure. C’est ici une tierce entité qui l’aide à s’éveiller. Ensuite, le personnage reprend son souffle, puis la caméra s’envole afin d’afficher, une nouvelle fois, quelques phrases. Le prologue s’achève ici.
Note : il sera possible de traverser le pont lors de l’épilogue du jeu afin de rejoindre, une nouvelle fois, un écran caché. Le sens et la nature de ce dernier secret seront détaillés dans un futur texte, bien évidemment consacré à cette section de l’aventure, mais il est utile de déjà affirmer l’existence d’une thématique essentielle : les forces d’un individu sommeillent en lui depuis son premier souffle, le véritable défi consistant à les révéler puis à les exploiter à bon escient.
La vieille dame n’aura, jusqu’à la publication du contenu additionnel du jeu (baptisé Farewell, ou Adieu en français), pas de nom, et ce contrairement aux autres personnages non joueurs que Madeline rencontrera plus tard. La femme est plutôt désignée par sa fonction, ce qu’elle représente, à savoir le fait d’être une ermite, qui a apprivoisé la montagne et vit dans sa cabane en compagnie de son oiseau bleu. Le dernier tiers du jeu indiquera qu’elle possède aussi une seconde demeure, au cœur de la montagne (chapitre six), ce qui a bien sûr une importance significative, même s’il est encore une fois un peu tôt pour en parler. Elle joue ici le rôle du sage, un sage facétieux pourrait-on ajouter. Narquoise, elle titille la fierté de Madeline, non seulement pour voir si la jeune femme est prête à continuer malgré les avertissements, mais aussi pour la forcer à se dépasser, en la provoquant. Elle résonne à la fois comme une mise en garde et une impulsion. Cette dernière se concrétise sous la forme du dash que l’oiseau révèle à Madeline, comme si ce dernier transmettait à la grimpeuse son savoir, des connaissances accumulées tout au long de sa vie. L’oiseau bleu est, en effet, une extension de la vieille dame, son familier (un lien qui peut rappeler celui qui lie les sorcières à leurs animaux-totems). Le choix de cristalliser ce compagnon animal sous la forme d’un oiseau bleu n’est d’ailleurs là aussi pas anodin. L’oiseau est, par nature, libre de ses mouvements, il embrasse le ciel et peut survoler le Mont sans contrainte, il en connaît chaque recoin. Il symbolise cette liberté que cherche à conquérir et retrouver Madeline. La couleur bleu est quant à elle symbole d’évasion mais aussi de sagesse et de foi, des connotations qu’elle perpétue depuis le Moyen-Âge. D’ailleurs, le bleu est aussi, bien évidemment, la couleur du ciel. Autrement dit, la couleur céleste. Enfin, c’est une couleur froide, donc en totale osmose avec le cadre du prologue et du sommet : la neige. Sans oublier qu’il s’oppose par essence aux couleurs chaudes. Chaude comme, par exemple, le rouge des cheveux de Madeline qui servent d’indicateur visuel lors de l’utilisation du dash. Propos, esthétique et gameplay sont ainsi liés dans un tourbillon d’idées et de concepts qui ne rendent le jeu que plus cohérent, plus abouti et donc plus intense.
La construction du prologue, linéaire, indique qu’il n’y aura qu’un seul et unique chemin pour atteindre le sommet, incarné par une succession de sept niveaux à parcourir, à dominer, pour s’aventurer toujours plus haut. Les deux écrans secrets accessibles dès l’écran initial illustrent l’abondance de mystères à venir, tout en démontrant que pour tout voir du jeu, il convient de s’extirper hors du chemin principal. Les quelques mouvements apprivoisés (saut, escalade et dash) sont enseignés dès ces premiers pas, la suite ne dépend que de leur maîtrise graduelle. Des mouvements plus complexes et pensés en amont par l’équipe de développement existent d’ailleurs déjà, mais le jeu n’explicite leur utilisation et ne révèle leur existence que dans les niveaux ultimes, comme si Madeline avait déjà en elle toute la force nécessaire à l’accomplissement de son entreprise. L’essentiel du message du jeu est ici, dans ce court prologue, son propos s’illustrant par la découverte du périple à venir de Madeline, que l’audience s’apprête à accomplir en sa compagnie. Ce propos, relevant pourtant de l’intime car propre aux sentiments du personnage, s’avère cependant totalement universel. Il résonne aussi, directement, dans la conscience des joueuses et joueurs. Le dépassement qu’invite à faire le jeu à travers l’ascension, outre les différentes formes qu’il prend pour chacun et chacune d’entre nous, se cristallise aussi dans l’épreuve que nous propose Celeste à travers cette succession de niveaux forgés dans une passion ardente. Cette épreuve, nous allons la remporter, et le jeu le sait déjà. L’équipe de développement sait que nous allons réussir, elle ne va jamais cesser de croire en nous.
C’est alors que les derniers mots du prologue s’affichent à l’écran, ces mots qui résument parfaitement le message porté par le jeu, les développeurs, tous ceux qui croient en nous et nous portent au quotidien :
Tu peux le faire.
2 Commentaires
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[…] narratif, c’est à saluer, même s’il ne sera jamais aussi marquant ou touchant qu’un Celeste par exemple. Chaque moment est sublimé par le superbe travail artistique effectué sur le jeu. Si […]
Superbe !!