Not for Broadcast : Manipuler les images

Manipuler

Tenir un objet dans ses mains lors d’une utilisation quelconque ; manœuvrer un appareil, le faire fonctionner avec la main ; soumettre quelque chose à divers traitements, divers exercices.

Mais aussi : Exercer une action plus ou moins occulte ou suspecte sur quelque chose pour la diriger à sa guise ; Agir sur quelqu’un par des moyens détournés pour l’amener à ce qu’on souhaite.

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Jour 1 : Advance, parti de gauche populiste remporte les élections et accède aux responsabilités. A première vue, de bien belles promesses : redistribution des richesses, égalité des droits, de la nourriture pour tous, etc. En réalité, un enfer en devenir. Rapidement, apparaissent des centres pour alléger la société de ses « fardeaux » (personnes âgées et en situation de handicap), des camps de redressement et des associations d’endoctrinement de la jeunesse. En termes de politique étrangère, le parti n’hésitera pas à faire usage de méthodes disons… terroristes ?! Enfin, Advance n’est pas en reste concernant l’utilisation des médias : propagande télévisuelle et mise au pas par la censure s’invitent, elles aussi, à la fête.

Après quelques mois, un second groupe rejoint la danse : Disrupt. Mouvement de résistance – aisément qualifiable de terroriste – qui, par l’entremise d’Alan James, son porte-parole, revendique des idées assez largement de droite.

Not For Broadcast nous invite à vivre ces événements qui s’étalent sur environ sept années, au travers du prisme d’un JT nocturne dont nous assurons la régie. En bref, c’est nous qui choisissons quelles images montrer, comment les montrer, quoi censurer, etc. Au cœur de NFB donc, le rôle des médias dans la vie politique d’un pays. Cela vous fait grincer des dents ? Parfait ! 

Des images partout…

Le jeu nous plante au cœur de la partialité médiatique et de l’influence qu’ont les relais d’information dans la vie de nos sociétés. Mais si j’ai voulu revenir dessus maintenant, c’est qu’il me semble que s’est installé, ces dernières années, un malaise tout à fait particulier en France autour de ces questions. Les événements de ces derniers mois en offrent une manifestation éclatante. Il semble que le discours qui fait de la presse un quatrième pouvoir, au sens montesquivien, quasi-sacré soit devenu difficilement tenable pour toute personne un peu sérieuse.

Petit contre-temps sur le programme télé.

Si les médias d’information jouent un rôle central dans les sociétés modernes et, à plus forte raison encore, post-modernes, c’est qu’ils constituent une médiation omniprésente dans notre relation au social. Nous regardons la télévision, ou du moins en voyons-nous des bribes ; nous lisons des journaux, des sites d’information ; captons çà et là les mots de divers influenceurs, etc. En bref, la conscience de soi de la société et de ses membres est médiatisée par un ensemble d’images qu’elle reçoit de son propre sein. Il n’y a pas de rapport pur et direct au social, seulement un rapport qui admet un ensemble multiple d’intermédiaires. Les médias sont cet intermédiaire qui s’affiche comme tel, se met en scène comme tel, se revendique comme miroir de la conscience de soi de la société.

Ils montrent, ils disent, ils proposent et disposent, ils choisissent. En ce sens, ils manipulent au sens où ils prennent en main : ils disposent de photographies, de vidéos, de déclaration, etc. Ils choisissent de les publier ou non, de les publier comme ceci ou comme cela, de les découper ou remonter, de les commenter ou de les livrer au commentaire d’autrui. Manipuler, c’est donc irrémédiablement soumettre au changement. L’image est le lieu d’un décalage ontologique permanent : sans cesse, elle s’échappe d’elle-même. Elle n’est image que dans son incessant devenir autre.

La photographie et la vidéo entretiennent une relation singulière avec la manipulation, car elles sont toujours une présentation du réel. Paradoxalement cependant, tout en se présentant comme telle, elle altère ce même réel. Il y a par conséquent un double mouvement : celui de l’image par rapport à elle-même, celui du réel par rapport à l’image.

Qu’est-ce qu’un média par conséquent ? C’est un lieu de manipulation des images et donc du réel. Quand montrer, c’est faire.

Jouer à manipuler

On remarque qu’en un certain sens, le jeu vidéo fait de même : il est manipulation d’images. Il l’est à plus forte raison encore dans les jeux en FMV (Full Motion Video) qui réintègrent la photographie à l’intérieur même du jeu. Va-et-vient incessant entre ce qui est montré et sa prise en main. Mais il n’y a jeu vidéo que parce que cette prise en main altère, transforme l’image. Dès lors, la proposition de Not for Broadcast apparaît comme particulièrement intéressante : elle superpose deux ordres de manipulation des images. Jouer à NFB, c’est manipuler des images en manipulant des images.

Entre plateau télévisuel de talk-show et prise d'otage terroriste ! Un mariage inédit.

S’aventurer dans NFB c’est jouer à faire le réel par l’intermédiaire d’images. Par nos choix, nous infléchissons l’histoire du pays. Nous ne sommes pas, comme dans la plupart des jeux, un acteur direct des événements. Nous participons à produire les conditions d’avènement de certains événements, de certaines actions. Notre travail est bien moins éclatant que celui de tout héros qui met directement sa vie en jeu contre un méchant ouvertement exposé. Mais d’un autre côté, nos actions sont plus profondes car nous n’obligeons ou n’empêchons pas par la force, nous plantons le germe de mobiles et motifs d’actions à l’échelle d’une population entière.

Dans NFB, nous faisons quelque chose de très sérieux. D’autant plus sérieux que l’on se met sans doute plus aisément dans la peau d’un Alex Winston que dans celle d’un Cloud Strife ou Geralt de Riv. Il est plus probable que je me retrouve dans une régie télévisuelle qu’à chasser du monstre à coups d’épée en argent.

Une réussite par l’échec

Je ne m’attarderai pas sur les mécaniques de gameplay elles-mêmes, tant elles sont relativement pauvres et rapidement rébarbatives. Derrière notre tableau de régie, nous choisissons quelle caméra est diffusée à l’écran, éventuellement quelle image ou vidéo vient illustrer tel ou tel sujet, nous avons le devoir de censurer les insultes et éventuellement les discours hostiles au gouvernement en place. Nous choisissons également les cassettes publicitaires qui seront montrées et si oui ou non nous choisissons de diffuser un enregistrement de propagande du gouvernement (ou de Disrupt). De temps en temps, nous devons aussi régler le signal pour ne pas perdre l’antenne, et s’ajoutent à cela quelques activités occasionnelles afin d’assurer que la diffusion ne soit pas interrompue. Bref, le tout est assez répétitif et sur neuf heures de jeu, ce n’est pas véritablement ce qui tient le joueur en haleine.

Au fond, NFB devient intéressant quand on se demande ce que l’on y fait.

Le jeu se veut-il une démonstration ou une illustration du poids des médias sur le devenir de nos sociétés ? Mais cela est une évidence et il serait à ce titre naïf de croire que le jeu entend se contenter de cela. Je concentrerai la suite de mon analyse sur deux axes.

L’anti-agentivité

Dans un premier temps, je souhaite m’attarder sur la façon dont le jeu entend prendre à revers nos prétentions à l’agentivité. Oui, il y a une dimension démiurgique du jeu et il apparaît que nos seules actions sont ce qui incline progressivement la société dans certaines directions. Alors évidemment qu’un seul individu en régie de JT ne refait pas une société, même indirectement. Il faut prendre le gameplay de NFB pour ce qu’il est : une simplification. Certes, celle-ci n’est pas sans poser des difficultés. En effet, il n’est que rarement fait mention d’autres chaînes de télévision, et encore moins de ce qu’il peut s’y dire. Or, ce que l’on appelle « les médias » est en réalité un « champ médiatique » pour reprendre la terminologie bourdieusienne. Un champ où des individus aux intérêts divers luttent pour s’assurer une position à l’intérieur de celui-ci. Ici, nos relations avec d’autres personnes de cet espace social se réduisent presque intégralement aux discussions que nous avons avec notre patron (qu’il nous appelle ou que cela se produise dans les moments de narration textuelle). S’ajoute à cela l’absence à peu près totale d’autres forces politiques en-dehors d’Advance et de Disrupt.

Disons qu’en revanche, cette simplification agentive sert le jeu en le prenant à revers. Dans le jeu, nous sommes au cœur d’une société traversée par des forces en présence que nous n’avons pas choisies, et où le choix se résume grossièrement à celui de la peste ou du choléra. Là où on espère faire parfois le bien, on ne fait au mieux que le moindre mal. Et lorsque l’on comprend qu’en réalité se cache derrière Disrupt, un groupuscule piloté par des individus parmi les plus riches du pays et qui appartiendraient – dans notre monde – sans problème à l’alt-right américaine, on tombe de haut. Choisit-on de soutenir tel ou tel camp, le jeu nous met malgré tout, à chaque instant dans une position particulièrement inconfortable où la bonne option semble inexistante. Au fond, c’est au joueur et à sa conscience de s’y retrouver. Bon courage.

Manipuler ou être manipuler ? Et s'il n'y avait pas à choisir ?

L’artwork de chargement est particulièrement significatif : il montre notre personnage comme une marionnette pilotée par d’autres. C’est qu’en manipulant des images, nous sommes tout à la fois manipulées par elles. Nous sommes pris dans une course en avant sans freinage d’urgence. Plus l’histoire avance, plus la situation se tend, plus nous sommes pressés de part et d’autre de prendre parti pour un camp. Nous ne sommes pas le démiurge que nous semblons être derrière notre console. Ni celle du JT, ni celle de notre ordinateur. Par ricochet et analogie entre le jeu et ce que nous y faisons, c’est nous en tant que joueur qui sommes directement touchés.

En nous mettant à la place d’un prétendu démiurge, NFB entend en réalité toucher en plein cœur nos prétention à exister comme un agent libre dans le champ des images.

Le spectacle des bouffons

En second lieu, je reviendrai ici sur la mise en scène du spectacle bouffon que propose le jeu. NFB nous présente une société éminemment bouffonne où, dès les premiers instants, le too much est roi. Les présentateurs du JT évidemment, plus encore les politiciens et enfin tous ces individus qui passent sur ce plateau à mesure des jours qui passent. Tout y est absolument caricatural au point de faire passer un jeu comme GTA V pour une peinture réaliste des Etats-Unis d’aujourd’hui. Ce monde, c’est celui de médias intégralement transformés en émissions de Cyril Hanouna. Or c’est ici où le jeu est fautif et manque son sujet : nos sociétés ne sont pas tant un immense cirque guignolesque, qu’une subtile combinaison entre cette grande farce et un sérieux qui lui fait face. Il ne lui fait pas face cependant comme une opposition extérieure, mais comme son pendant, son supplément nécessaire. On ne songe pas assez à tout ce que nous devons à ce cher Silvio Berlusconi. Peut-être qu’un jour nous verrons à quel point nous lui sommes redevables. Donald Trump, Jair Bolsonaro, Javier Milei, Emmanuel Macron et sa clique en sont, à différents degrés, les enfants légitimes.

Hop ! Quelques flexions à la télé avant le prochain jour du jeu télévisuel.

C’est cette alliance qui fait la qualité et le caractère fascinant de notre spectacle médiatique, cette capacité à glisser subitement – et plus ou moins subtilement – de l’un à l’autre. Ce sont ces hommes politiques qui nous mentent droit dans les yeux ou racontent les idioties les plus crasses avec le plus grand sérieux du monde : c’est cela le vrai spectacle.

Histoire, religion, race ou que sais-je encore. Cet appel à des grands principes, à l’histoire de la nation, à son essence religieuse, au rejet de l’autre au nom de valeurs pluriséculaires, etc. C’est un sérieux transformé, intérieur au spectacle mais non moins nécessaire. Vertige du grand écart qui efface tous les repères. Dire que l’on a sauvé l’économie quand la privation alimentaire a explosé, que le nombre de sans-abris a doublé, que le travail précaire s’est répandu comme la peste et que les plus riches, pendant ce temps, se goinfrent. Faire le constat, soi-disant désolé, que nos services publics s’effondrent en en accélérant sans cesse la destruction. Puis, l’instant d’après, s’afficher en train de boxer un punchingball sur des clichés en noir et blanc retouchés. Ça c’est du spectacle de qualité ! C’est digne d’une véritable « thérapie de choc » au sens où Naomi Klein emploie ce terme. Détruire, brutaliser, mentir, ignorer les scientifiques, puis la bouffonnerie. Là, on laisse les gens pantois, démunis, sans qu’ils ne sachent plus quoi dire ni faire. Puis on recommence.

Cette mécompréhension certaine de nos sociétés de NFB prend corps à la fin du jeu. Quand le JT devient un talk-show ridicule auquel participe la Première Ministre, l’impact vient à manquer. C’est qu’en réalité, tout était déjà à ce même niveau depuis le début – plus ou moins. Peut-être est-on d’emblée déjà trop noyé dans le non-sens, dans le sens rabaissé, détruit. Il n’empêche que le jeu parvient malgré tout à mettre en scène la dangereuse pente de destruction du sens que prennent nos sociétés.

Destruction du sens

Dans Simulacres et simulation, Jean Baudrillard s’attarde sur l’omniprésence croissante de la sphère médiatique et sur son importance dans nos sociétés post-modernes. Loin de participer à la production du sens et du social, l’information croissante les détruit progressivement. Il y a deux raisons à cela. D’abord, l’information apparaît s’épuiser dans sa propre mise en scène au détriment de la communication elle-même. Mettre en scène le sens plutôt que le produire. Des figures comme Macron ou Milei en sont des illustrations parfaites. La construction expresse du « personnage Macron », homme jupitérien, Mozart de la finance, révolutionnaire de la politique en est un exemple délicieux. Mais à l’épreuve des faits, rien de tout cela : un homme aux idées vieilles, piètre gestionnaire l’Etat, qui n’a d’autorité qu’autant qu’il dispose de matraques policières. D’ailleurs, la vérité n’a plus aucune importance : on ment, on se dédit d’un jour à l’autre, mais plus personne n’est là pour nous reprendre. En bref, les alternatives facts de l’administration Trump vivent de bien beaux jours de notre côté de l’Atlantique aussi.

Une évolution de carrière fulgurante. Bientôt une bougie senteur vagin comme pour Gwyneth Paltrow ?

Baudrillard insiste ensuite sur la destruction du social qu’opère le règne de l’information. Le caractère médiateur des médias s’efface progressivement devant la réalité qu’ils créent. Le réel devient, nous dit le sociologue, hyper-réel. C’est la distance entre l’image et le monde qu’elle représente qui s’efface. Le monde devient pleinement simulation, spectacle de bout en bout et rien n’y échappe. Et NFB est sur ce point assez baudrillardien, il l’est même à double titre par la mise en abîme de la simulation informatique. On simule la simulation ; on manipule au carré ; on est manipulé tout autant. Et jusque dans l’opposition politique qu’il présente, le jeu suit le propos du sociologue français. Le terrorisme y apparaît dans son toute son ambiguïté : spectacle et ébranlement de ce dernier en même temps.

Plus que jamais, l’action violente est le spectre qui hante nos sociétés où la possibilité d’un espace public, d’une discussion démocratique est détruite de l’intérieur. Quand on ne peut plus être écouté parce que les mots n’ont plus de sens ; quand la vérité n’a plus davantage de valeur que la fausseté et surtout que le mensonge ; quand les bourreaux de la signification, avec cynisme, s’érigent en maîtres autoritaires, alors réapparaît avec force la tentation de la violence. Parce que nos sociétés détruisent tout espace public de parole et d’écoute, seul peut encore être entendu le bruit des balles et des bombes. Années de plomb 2.0. Et encore une fois, nous en ressortirons perdants. De la même manière qu’il n’y a, à l’issue de Not for Broadcast, pas d’issue satisfaisante.

S’il brille encore une mince lumière, elle se dévoile dans le contraste que produit encore en nous le jeu : contrairement à tout ce qui s’y produit, ce qui se passe dans notre monde ne nous rend pas encore indifférents, pas totalement. Et si nous nous agitons dans le vent, il n’empêche que nous le faisons avec rage et non avec l’ennui et l’indifférence que produit un peu trop souvent, cette simulation informatique.

C’était D4ndy pour le National weekly Kaleidoscope ! Bonne soirée à tous et à demain (ou pas).

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