L’esprit vanlife est-il mort ?

Article publié le 5 juin 2024 dans le cadre de la newsletter Roadtrip

Aujourd’hui, nous allons parler vanlife. Mais avant toute chose, j’ai une petite question : Est-ce que vous avez déjà eu l’impression que, tout d’un coup, quelque chose que vous n’aviez jamais remarqué ne cesse d’apparaître ? Qu’un objet, un mot, un logo que vous ne connaissiez pas semble être omniprésent du jour au lendemain ? Cette sensation, elle vous a forcément parcouru une fois dans votre vie.

Et si vous ne voyez pas de quoi je parle, voici un petit exemple perso : depuis que mon frère travaille dans l’entreprise MAN, je vois des camions MAN partout ! Le truc, ce n’est pas qu’ils sont plus nombreux sur les routes. Tout ça, c’est la faute à un petit biais cognitif qui porte un nom assez évocateur : l’illusion de fréquence (ou phénomène Baader-Meinhof). En gros, si vous remarquez quelque chose pour la première fois à un moment X, vous aurez, après le dit moment, tendance à le remarquer plus souvent et cela donne cette impression infondée de fréquence plus élevée.  

Aujourd’hui, c’est un autre constat qui me frappe : je vois des vans partout. Depuis qu’avec ma moitié nous avons enfin trouvé la perle rare à aménager, c’est simple, je ne vois que ça. Bien sûr, il y a mon feed insta qui me propose chaque jour de nouvelles façons d’aménager notre bolide, mais ce n’est pas juste une question d’algorithme, ou alors nous vivons dans une simulation géante. Impossible de prendre la route sans croiser des vanlifers. Un petit verre et voilà Edgar qui raconte comment son cousin a décidé de tout plaquer pour vivre dans une petite maison sur roue. Forcément, je me dis “tiens, revoilà ce bon vieux Baader-Meinhof”. Sauf que cette fois, cela va au-delà du simple biais de perception. C’est une réalité : le marché des vans aménagés a tout simplement explosé. La faute au confinement, notamment, qui a poussé les citadins à fuir les villes, retrouver le grand air et opter pour une plus grande liberté : tout ce que la vanlife promet ! 

« Avant Covid, il {ndlr le segment des fourgons et vans aménagés} représentait un tiers des ventes de véhicules neufs en France. En 2023, c’est 60 % »

Antoine Guéret, membre du comité directeur de l’Uni-VDL, syndicat des véhicules de loisirs, pour Le Figaro

Image du jeu Caravan SandWitch, un 4x4/van s'aventure dans un terrain escarpé mêlant désert et usine
Caravan SandWitch, le jeu de Plane Toast

Le secteur peut donc dire merci à la pandémie, du moins si cela ne relevait pas d’un cynisme assez malvenu. Et, comme vous le savez sûrement, une autre industrie a su tirer profit de cette configuration très particulière : celle du jeu vidéo. Si ce point commun peut paraître trivial au premier abord, il n’en est rien. Aujourd’hui, les routes de ces deux industries se croisent enfin. La folie nomade s’est également emparée du monde du jeu vidéo ! Car oui, notre industrie préférée n’a pas attendu le récemment annoncé Caravan SandWitch pour surfer sur la vague des vans en tout genre. Depuis quelques mois, les jeux du genre s’enchaînent sans forcément se ressembler. Mais qu’est-ce qui se cache sous le capot de cette nouvelle tendance ?

Image du jeu VanLife Simulator avec un van au milieu d'une forêt dans le noir
Image du jeu VanLife Simulator

Vanlife : la nouvelle trend indé à la mode ?

5 avril 2023. La développeuse espagnole Anabel Sánchez lance son premier projet sur Kickstarter. Il s’agit d’un appel aux financements pour un petit jeu du nom de Camper Van: Make it Home et façonné par une équipe de développeurs indépendants réunis sous la bannière de Malapata Studio. Le concept est simple : inviter les joueurs à aménager leur propre van, le tout porté par une narration environnementale à la Unpacking. Intriguant, n’est-ce pas ? Mais pas forcément révolutionnaire de prime abord. Et pourtant, la campagne a rencontré un succès éclair. 16 heures auront suffi à atteindre l’objectif fixé à 15 000 €. Fort de ses 2 299 contributeurs, le projet va même réussir à rassembler près de 55 000 €. Surprenant ? Et bien pas tant que ça. Car si Camper Van: Make it Home a vu le jour, c’est suite à une étude de marché approfondie afin de trouver un concept réunissant “ce que le public veut et ce que nous pouvons développer,” explique le studio sur son site.

Image du jeu Outbound, un van ressemblant à un combi Volkswagen au milieu de la forêt
Image du jeu Outbound

La question est maintenant de savoir si Outbound réussira à susciter un engouement similaire. Kesako ? Et bien je vous le donne en mille, Outbound est un autre jeu de type vanlife qui devrait lancer sa campagne Kickstarter d’ici peu. Cette fois-ci, c’est du côté des Hollandais de chez Square Glade Games que ça se passe. On garde le van, le principe d’aménagement, mais on le couple cette fois-ci à des mécaniques d’exploration et de craft. Le but est d’optimiser petit à petit votre van pour produire et explorer plus efficacement. Si le concept de jeu est un peu différent, Outbound s’inscrit dans la même tendance vanlife. Une tendance qui parle visiblement aux joueurs puisqu’Outbound s’est tout de même glissé dans le top 100 des jeux les plus souhaités sur Steam. 

Si ces deux exemples se sont fait particulièrement remarquer, ils ne sont pas les seuls à insuffler un vent de liberté du côté de chez Steam. Attention, des vans dans les jeux vidéo, il y en a toujours eu. Ça va des jeux vous proposant d’en conduire quelques-uns comme GTA à ceux centrés sur une maison sur roue comme Little Brother Jim. Mais jamais on n’avait vu autant de jeux sur ce thème s’enchaîner aussi rapidement. Outre les deux jeux mentionnés plus haut, il y a actuellement tout un tas de simulateurs de van en préparation (American Camper Simulator, VanLife Simulator, Vanlife Camping Simulator, Camper Renovator…). Dans la vie comme dans les jeux, tout est prétexte à mettre n’importe quel bâtiment sur des roues, et pas seulement des mini maisons, mais aussi des boutiques itinérantes. Coffee Caravan et Tiny Bookshop en sont de bons exemples. L’esprit vanlife à tous les niveaux ? Et bien oui et non… Car si tendance il y a, elle ne se place pas toujours sous le signe d’une véritable adhésion à la philosophie des baroudeurs sur roue.

De l’anti consumérisme à la folie consommatrice

On pourrait pourtant se dire que les développeurs sont des humains comme les autres. Qu’eux aussi ont connu le confinement et qu’une part significative d’entre eux a choisi d’opter pour la vanlife. Et que c’est de cette nouvelle expérience qu’est née l’envie de créer des jeux qui permettent de la transmettre. C’est ce que je pensais avant de commencer cet article. Mais si vous avez été un tant soit peu attentif durant votre lecture, vous savez déjà que ce n’est pas le cas pour Camper Van: Make it Home.

Image en noir et blanc d'une manifestation suisse pour l'indépendance du Vietnam
Les vans deviennent symboles de liberté comme dans cette manifestation suisse pour l’indépendance du Vietnam

De tout temps, des âmes vagabondes en quête de liberté ont arpenté les routes et dit adieu à la sédentarité. Certaines communautés nomades en ont même fait une façon de vivre, ensemble, et ce depuis des siècles. Mais c’est  dans les années 60 que va naître un véritable mouvement vanlife. Et ce mouvement, il se construit autour d’un rejet de la société de consommation et de ses carcans. Il faut dire qu’à l’époque, ce sont les débuts de ce concept de vie qui pousse les entreprises à user de tous les moyens (marketing, méthodes de production…) pour inciter les particuliers à acheter plus que nécessaire. Oubliez le strict minimum, le temps est à l’opulence et à la décadence. Si aujourd’hui, on baigne dans cette société de consommation jusqu’au cou, tant est si bien que cela est devenu la norme, à l’époque c’est nouveau et ça donne forcément une impulsion significative à ce mouvement contestataire qui prône la liberté et l’anti-consumérisme. Résultat, ils sont nombreux à se retrouver sur les routes, profitant de vacances à moindre coût, d’une liberté retrouvée, d’une reconnexion avec la nature et parfois même de grands rassemblements au coin du feu autour de ces valeurs communes. La vanlife devient le symbole d’une philosophie en marge de la société, prônée un peu plus tard par des mouvements comme celui des Hippies, avec sa propre identité et imagerie. L’image du combi Volkswagen et des bus scolaires réaménagés, c’est pendant cette période de contestation à la cool qu’elle s’est construite.

On l’a dit, le titre est le fruit d’une étude de marché, qui plus est a priori conduite au sein d’un pré-incubateur – ce qui sonne très start-up nation tout de même. De façon très caricaturale, on peut imaginer une équipe en costards et tailleurs étudier à la loupe les envies des joueurs pour en tirer un concept de jeu sans véritable âme et fait uniquement pour marcher auprès d’un large public. Si identifier son public cible est une étape importante dans le développement d’un jeu, même chez les indépendants, en faire la source de son concept sonne quelque peu fort de café. Surtout que ce n’est clairement pas l’idée qu’on se fait de “l’esprit vanlife”. Mais d’ailleurs, c’est quoi “l’esprit vanlife”

Image d'un combi Volkswagen au bord de la route avec une montagne en arrière-plan
L’image du combi Volkswagen perdure au fil des années

Mais si les images restent, dans les faits, les choses ont bien changé. Essayez donc d’acheter un petit combi et vous comprendrez votre douleur. Et même sans opter pour le Saint Graal du vanlifer, difficile de retrouver l’esprit d’antan. La vanlife, c’est devenu cool, branchée. Et, on l’a dit, un véritable marché florissant s’est construit autour de cette nouvelle mode. Résultat, avoir un van aujourd’hui n’a plus rien à voir avec les débuts. Ça coûte cher, l’esprit de communauté est totalement absent et la liberté, bien que toujours présente, a perdu de sa superbe avec une législation de plus en plus restrictive. Le van est devenu un bien de consommation comme un autre et les hippies de l’époque seraient probablement horrifiés du monstre qu’il est devenu. Quand on voit que l’esthétique hippie/vanlife est même reprise par des NFT, on comprend bien que l’esprit d’origine s’est totalement perdu en chemin.

Image provenant de la collection de NFT Dippies, un van ressemblant à un chat dans un univers psychédélique et coloré
Image provenant de la collection de NFT Dippies

Vous l’aurez compris, la vanlife est devenue une tendance comme une autre à exploiter… Résultat, ce n’est pas vraiment surprenant de la voir être traitée comme telle sur la scène du jeu indé. Ça l’est presque en revanche de ne pas voir une telle tendance envahir les salles de cinéma. À croire que les réalisateurs n’ont pas envie de se mesurer à l’aura du mastodonte Into the Wild. Bien sûr, il y a eu d’autres propositions depuis 2007, comme Nomadland, mais pas de là à identifier un véritable courant comme celui qui touche actuellement le marché du jeu indé. C’est assez intéressant d’ailleurs que le marché du cinéma soit a priori moins influencé que celui du JV par les tendances du monde réel. À croire que cette tendance là, a minima, se prête plus à la fonction de joueur que de spectateur.

Il faut dire que les jeux vanlife permettent de belles choses en termes de gameplay. On ne se limite pas à quelques plans montrant des paysages divers et variés au fil des routes. On peut pleinement ressentir la liberté, comme si on y était, aménager son espace soi-même… À la question “qu’est-ce qui explique cette tendance”, les développeurs de Coffee Caravan ont ainsi répondu :

“Les caravanes sont une bonne combinaison de liberté, d’environnement cozy, d’indépendance et de créativité. C’est probablement pour ça qu’elles constituent un thème si populaire. Du coup, les jeux ne proposent pas juste de gérer une entreprise, ils peuvent incorporer des mécaniques de voyage, d’exploration du monde et une nouvelle façon intéressante de vivre.”

Et là, on touche un point intéressant. Si ces mécaniques parlent bien sûr à un panel de plus en plus important de joueurs attirés par les wholesome games, ces jeux qui vous veulent du bien, elles épousent au final assez bien la philosophie d’antan. Malgré quelques plumes perdues en chemin, l’esprit vanlife n’est donc pas totalement mort dans l’industrie du jeu vidéo. Mieux encore, quelques irréductibles cherchent encore et toujours à faire perdurer cette pensée au-delà de la simple tendance.

Image de Coffee Caravan, des clients boivent un chocolat chaud à la terrasse d'une caravane transformée en coffee shop
Image de Coffee Caravan

La vie sur la route

Restons sur Coffee Caravan. Ce jeu, c’est avant tout l’histoire de deux développeurs amoureux du café. C’est aussi l’histoire d’une coïncidence. Alors qu’ils s’étaient accordés sur le fait de développer un jeu de gestion de coffee shop, les voilà qu’ils tombent nez à nez avec une petite caravane coffee shop dans le parc où ils ont l’habitude de se balader. Pour eux, c’est rapidement devenu une évidence : le coffee shop de leur jeu serait dans une caravane. D’ailleurs, si les deux développeurs n’ont à ce jour pas leur propre van, ils ne désespèrent pas qu’un jour ils réuniront les conditions pour vadrouiller sur les routes à leur tour : “On aime voyager et voyager dans une caravane doit créer une certaine atmosphère. On aime la liberté que ça implique.” C’est indéniable, chez Broccoli Games, on a au moins un peu l’esprit vanlife.

Et cet esprit le leur rend bien. En développant le concept de Coffee Caravan, Ondra et Alenka ont découvert un avantage non négligeable : “On s’est rendu compte que le motif de la caravane pouvait être fait de façon simple et minimaliste et que ça parlerait à la communauté cozy. […] Le thème de la caravane permet aussi de limiter l’espace du joueur et encourage donc à trouver des façons plus créatives de jouer.” N’est-ce pas intéressant de retrouver dans ce concept ce qui faisait l’un des avantages majeurs des vans à l’époque : élargir le champ des possibles avec peu de moyens ? 

Jaquette de Spilled!, un bateau ramasse des tâches noirs sur la surface de l'eau
Jaquette de Spilled!

Pour aller plus loin, et si vous m’autorisez une petite digression, on retrouve également dans un jeu comme Spilled! un peu de ce qui faisait l’anti-conformisme de l’époque : l’envie de reconnecter avec la nature, ce qui passe forcément aujourd’hui par une emphase sur l’écologie. Mais que peut bien avoir à faire un jeu qui vous invite à dépolluer les eaux à bord d’un petit bateau avec notre sujet ? Et bien sachez que sa développeuse, Lente, n’a pas opté pour les murs froids d’un appartement pour se loger, mais plutôt pour les petits espaces d’un bateau, libre de voguer sur les flots. Certes, ici les roues ont été remplacées par des hélices, mais l’idée reste dans la droite lignée de tous les vanlifers : vivre différemment et dans un lieu réaménagé de ses mains.

Van de David Wildemann, développeur de Tiny Bookshop. Il est blanc et assez ancien et garé au milieu d'une forêt
Van de David Wildemann, développeur de Tiny Bookshop

C’est également ce qu’a fait David, développeur de Tiny Bookshop. À peine sorti du lycée, il achète et rénove avec sa copine un vieux van des années 80. Après quelques vadrouilles au cœur de la France, non sans embûches, ils sont forcés de se débarrasser de leur bolide. Mais jamais l’esprit de vadrouilleur n’a quitté David. Si bien que le jour où il croise une librairie sur roues à Christchurch, il est séduit ! De développeur en burnout à libraire itinérant, il n’y a qu’un pas. Un pas que David s’apprêtait presque à faire avant de plutôt opter pour la création de Tiny Bookshop. Pour lui, travailler autour de ce thème fait du bien aux devs :

“Les développeurs de jeux rêvent de s’éloigner des écrans sur lesquels ils sont forcés de travailler et des villes dont ils peinent à payer les loyers, ça ne me surprend pas.”

Dans une industrie qui fait souvent souffrir ses employés à coup de crunch, d’objectifs pharamineux ou de licenciements, il n’est au final pas surprenant de voir nombre d’entre eux opter pour des thèmes qui sentent bon la liberté. Il y a très certainement un effet cathartique salvateur qui se crée. C’est un peu comme faire un exposé sur une destination de voyage : ça sort du quotidien, ça fait changer d’air, ça aère l’esprit… Mais si David dit que développer Tiny Bookshop l’a aidé à retrouver une certaine envie de créer, il ne voit pas non plus cela comme une échappatoire : “d’une certaine façon, développer des jeux me fait languir de plus en plus ce mode de vie, et c’est ce languissement que je remets dans mes jeux.”

Intérieur du van de David Wildemann, développeur de Tiny Bookshop. Il y a un espace cuisine en bois avec une petite fenêtre qui donne sur la route
Intérieur du van de David Wildemann

Se languir… C’est effectivement un peu ce que l’on recherche dans des expériences telles que celles que nous avons citées. C’est un peu ce qu’on retrouve aussi dans les live de Trinity ou d’autres streamers et créateurs de contenu qui documentent en images leur expérience de la vanlife. On rêve un peu de ce à quoi ressemblerait notre vie si on envoyait tout valser, si on partait en vadrouille sans se soucier des conséquences. On rêve sa vie, moins urbaine, plus libre. Une vie rêvée de moins en moins incompatible avec le jeu vidéo. Que vous soyez développeur ou joueur itinérant, embarquer votre meilleur set-up n’a jamais été aussi facile. Là encore, tout un business s’est monté ces dernières années. Et à force de vous languir, vous finirez peut-être par sauter le pas pour vous lancer à votre tour sur les routes ou, comme David, vous mettre au vert dans une petite cabine en pleine forêt, loin de tout, “loin des écrans, pour bricoler, couper du bois et être seulement entouré d’oiseaux, d’arbres et de trop nombreux moustiques.” Et si jamais cela n’est pas envisageable, il y aura toujours tous ces petits jeux pour vous offrir une petite parenthèse bienvenue dans ce monde tumultueux.

Espace conducteur du van de David Wildemann. Un ordinateur portable est posé sur le volant
Merci à David Wildemann, développeur de Tiny Bookshop pour les photos de son van

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