Les interfaces du voyage vidéoludique
Avant-propos : ce texte a d’abord été publié dans le cadre de la newsletter Kaléïdoscope de Point’n Think, en août 2024, dédiée aux || LANGUES INCONNUES || . La version ci-dessous a subi de très légères altérations et corrections. Bonne lecture.
Avant le Mot, il y eut le Trait. L’intégrité des droites infinies, l’entrelacement des lignes, la spirale des courbes. Le dessin est né pour exprimer des idées, des concepts ou des objets. Grâce à cette simplification extrême du réel, l’Homme pouvait ainsi communiquer sans avoir à parler. À partir de ces tracés, c’est tout l’univers qui pouvait se transfigurer sur les parchemins, les parois d’une caverne ou entre les grains de sable d’une plage. Il fut alors aisé de montrer le monde du bout des doigts, un cercle pouvant aisément incarner le Soleil, une ligne ondulée, les vagues de l’océan, avant que des formes plus complexes ne donnent naissance à des éléments qui l’étaient tout autant, comme les arbres, les objets artisanaux ou les animaux.
Cependant, au fil des siècles, les humains accumulèrent de plus en plus de connaissances et créèrent, puis domptèrent, des systèmes indispensables à leur évolution. Les lignes et les courbes devaient représenter des concepts de plus en plus sophistiqués, comme des systèmes numéraires, des besoins vitaux ou des concepts abstraits. Par exemple, les traits qui incarnaient des idées simples se changèrent alors en des compteurs : une ligne pour « un », deux lignes pour « deux », trois lignes pour « trois », etc. Bientôt, les sons eux-mêmes furent convertis en dessins. Bientôt, l’Homme allait lire et écrire.
Impossible de résumer en ces lieux la folle histoire de la naissance du langage et de l’écriture, mais impossible aussi de nier son essentialité. C’est d’ailleurs à travers cette interface que je communique avec vous aujourd’hui. C’est d’ailleurs cette même interface qui va nous intéresser ici, à travers bien entendu, son utilisation au sein du média qui nous réunit : le jeu vidéo. Si nous devions résumer la manière dont ce média interagit avec son public, nous pourrions isoler trois axes majeurs : les visuels (c’est-à-dire les graphismes, la bande-son, la direction artistique, les menus, etc), le gameplay (la manière dont nos gestes créent une action dans le jeu) et le texte.
Certaines œuvres frôlent d’ailleurs la limite de ce concept ludique, comme les visual novels, qui ne demandent aux joueuses et joueurs que d’effectuer quelques choix à différents moments-clésde l’histoire, comme le propose par exemple Slay the Princess (Black Tabby Games, 2023) ou la saga des Gyakuten Saiban (Capcom). Dans ce cas, l’interface principale est bien évidemment représentée par la direction artistique et surtout le texte, de par sa capacité à tisser une atmosphère et à immerger les utilisateurs dans son univers. Au détriment du gameplay, qui ne consiste qu’à déplacer un curseur pour sélectionner les actions à réaliser. Cependant, et au contraire des deux autres, l’interface textuelle soulève un problème de taille : elle n’est pas universelle.
Pour qu’une histoire parvienne à immerger son public, il faut bien évidemment que ce dernier puisse la comprendre. Ne pas maîtriser le japonais et se lancer dans un visual novel qui n’a jamais été traduit dans une autre langue serait un non-sens complet pour quiconque ne maîtrise pas la langue de Haruki Murakami. Et au-delà de l’histoire, s’il reste possible de profiter du gameplay d’un jeu, en percevoir le fonctionnement et les subtilités grâce aux différents tutoriaux s’avère aussi indispensable. Comment équiper les sortilèges et armes sur son personnage dans un jeu auquel on ne comprend rien, si ce n’est en tâtant, pas à pas, essai après essai ?
Actuellement, les Triple A s’offrent les services de traducteurs de plus en plus exigeants en ressources de coût et de temps, tant chaque nouvelle sortie semble tenter de repousser la limite de caractères de textes présents dans leurs scripts. Traduire environ un million de mots en plusieurs langues pour Disco Elysium (ZA/UM, 2019) n’a pas dû être une mince affaire. Parfois, les développeurs optent pour un doublage intégral, comme le studio CD Projekt Red, tandis qu’à d’autres occasions seuls les sous-titres sont adaptés dans une autre langue, comme le fait le studio Rockstar sur ses sagas phares Grand Theft Auto et Red Dead Redemption. La traduction est alors un investissement, car elle permet à un public plus large de potentiellement acheter le jeu en question. Pourtant, l’interface textuelle n’est pas indispensable à chaque jeu vidéo
Il existe des œuvres que l’on pourrait qualifier de jeux « à gameplay », dans lesquelles la compréhension du texte n’a aucune incidence sur l’expérience étant donné qu’il s’agit avant tout de réaliser des actions dans le seul but de finir une épreuve aux objectifs clairs et définis, voire d’accumuler un maximum de points. C’est le cas pour les bullet hell, ces fameux jeux de shoot à la démesure toujours plus grande, ou de l’indémodable Tetris. Cependant, dans ces exemples, il n’est nullement question de transmettre une histoire, seul compte le gameplay et le frisson des actions à effectuer. C’est ainsi que nous arrivons à une dernière catégorie particulière de jeux, laquelle s’est mise en tête de raconter des histoires de manière universelle, en plaçant chaque individu sur un même pied d’égalité : les jeux sans langage, voire qui n’hésitent pas à créer le leur.
En 2012 sortait Journey (thatgamecompany et SIE Santa Monica Studio), un voyage aux règles limpides. L’avatar s’éveille dans un désert baigné de lumière, la caméra pointe vers une montagne dessinée sur l’horizon, et en quelques secondes à peine les joueuses et joueurs comprennent ce qu’ils devaient faire. Cette épopée avait ceci de particulier que le jeu mettait en relation deux individus, de n’importe où sur le globe, qui pouvaient s’entraider mais aucunement se parler. Seul un chant plus ou moins intense servait de catalyseur aux expressions. Et à l’issue de l’expérience, la disparition de l’Autre faisait office de véritable crève-cœur. Une simple erreur de connexion finissait de séparer les deux compères, pour l’éternité. Cette épure favorisait la réflexion sur la notion de solitude, de voyage, de solidarité.
L’histoire était contée à travers les péripéties traversées par les joueurs, mais aussi via des fresques illustrées, semblables à un livre d’images à recoller pour former une frise chronologique des événements ayant percuté ce monde. Mais d’autres jeux vont plus loin, et inventent leurs propres règles de communication. Ce faisant, chaque joueur en apprend les bases et les subtilités en partant du même niveau, c’est-à-dire de zéro. Ainsi, au lieu d’enseigner une mécanique de gameplay à l’aide d’étapes successives, comme le ferait un The Witness par exemple (Jonathan Blow, 2016), ces jeux vont permettre de découvrir une mécanique de langage. C’est exactement ce que fait TUNIC (Andrew Shouldice, 2022).
TUNIC raconte énormément de choses, avec si peu. Pour bien comprendre la démarche, il convient d’observer le jeu à travers le prisme des trois interfaces citées précédemment. La plus évidente, et c’est logique, est l’interface visuelle. À travers le point de vue isométrique posé sur ce monde en trois dimensions, le jeu convoque sans mal les icônes du genre, la saga The Legend of Zelda en tête. Difficile de ne pas voir dans ce petit renard une itération animalière de Link, tant les mécanismes de contrôle de base du jeu sont semblables. Et comment ne pas penser à l’épisode onirique de la célèbre franchise de Nintendo, Link’s Awakening(Nintendo EAD, 1993), lorsque ce renardeau s’éveille sur une île aux confins du monde. Cependant, le traitement apporté à l’environnement se voit modernisé par la technique, bien sûr, déployant un charme mélancolique marquant le jeu de son empreinte, mais aussi par sa bande-son, laquelle dénote clairement avec le style des pulsations musicales composées à l’époque.
TUNIC est un jeu qui convoque la nostalgie, mais ne l’embrasse pas. Sublimé par de nombreux secrets dissimulés derrière les pixels, ce cadre est propice à l’exploration et la découverte d’une manière à nulle autre pareille. En effet, les seconde et troisième interfaces, c’est-à-dire le gameplay et le texte, sont ici intrinsèquement liées. Au début d’une partie de TUNIC, absolument rien n’est indiqué clairement : ni le maniement du personnage, ni l’objectif principal. Ce n’est qu’au fur et à mesure des tâtonnements que va se dessiner le destin du renard, tandis que les joueuses et joueurs accumulent les pages d’un livret déchiré.
Ce livret, consultable à tout moment en cours de partie, émule cette pratique aujourd’hui consignée dans les limbes de l’histoire vidéoludique, qui consistait à accompagner les cartouches ou disques de jeux d’un petit manuel faisant office de prologue à ces expériences. Avant même de cliquer sur le tant désiré « Nouvelle Partie », les aventuriers ludiques du siècle dernier pouvaient se perdre dans l’univers du jeu qu’ils s’apprêtaient à lancer, simplement en arpentant les lignes de textes qui recouvraient ces manuels, voire en contemplant le design des créatures qu’ils allaient massacrer un peu plus tard. Les développeurs et éditeurs en profitaient parfois pour réaliser de véritables micro-encyclopédies, des glossaires, voire des cartographies complètes des mondes qu’ils avaient imaginés.
Ces suppléments avaient aussi l’avantage de détailler des éléments scénaristiques qui n’étaient pas précisés en cours de partie, et ce afin d’économiser l’espace mémoire disponible sur les différents supports. L’avènement de l’ère numérique a bien entendu favorisé la fin de ces manuels, bien que quelques éditeurs modernes s’appuient toujours sur ce charme intemporel, en publiant des éditions spéciales ou limitées de leurs productions. TUNIC, donc, émule ces manuels au sein même de ses interfaces (l’édition spéciale du jeu propose d’ailleurs une reproduction physique de ce livret), chaque page dénichée durant l’exploration dévoilant l’existence de secrets et de commandes dissimulées. La précision est ici essentielle : on ne trouve pas de nouveau pouvoir en jouant à TUNIC, on en découvre seulement l’existence.
À l’image des mouvements les plus avancés du fantastique jeu de plateforme Celeste (initialement paru chez Matt Makes Games, 2018), les techniques que peut maîtriser le renard sont déjà présentes dès le début du jeu. Cependant, ces connaissances sont cachées au public derrière la découverte de ces fameuses pages de manuel, mais aussi derrière un langage incompréhensible au début du jeu. Ainsi, s’il y a bien des panneaux et des inscriptions ici et là, il est à l’origine impossible d’en déchiffrer le sens. Un merveilleux jeu de recherche s’engage alors entre TUNIC et son public, ce dernier venant de comprendre qu’il vient de mettre les pieds dans un terrier qui le mènera bien plus loin que n’aurait pu le faire un simple clone de Link’s Awakening.
Si lorsqu’il s’agit de parler de TUNIC, son manuel est rapidement mis en avant, ce n’est pas parce que le jeu en lui-même n’est pas intéressant, loin de là. Au contraire, en modernisant des notions de game design vieilles de presque un demi-siècle, mais aussi en piochant allègrement dans les avancées les plus récentes du média (dont le système de « feux de camp » démocratisé à travers les souls-like), l’aventure s’avère riche et palpitante. Cependant, c’est bel et bien son livret qui la porte un cran au-dessus de la plupart de ses comparses, du moins en termes d’originalité. La raison en est toute simple : outre la portée nostalgique énoncée précédemment, le manuel de TUNIC renferme en lui les trois interfaces présentées en amont.Ainsi, l’interface visuelle de ce dernier, en plus de proposer ses propres codes et de faire directement référence à plusieurs œuvres de l’histoire du média, est intimement liée à l’interface textuelle (via les glyphes utilisés pour représenter le langage du jeu) et l’interface de gameplay (à travers de nombreux indices et autres indications sur les actions à effectuer pour progresser). Andrew Shouldice, en intégrant ce manuel virtuel, ne s’est pas contenté d’émuler les souvenirs de son enfance, il a tenté d’en reproduire le sens de la découverte. C’est ainsi que les joueuses et joueurs rassembleront, page après page, les différents feuillets dispersés sur le terrain de jeu, de manière désordonnée. Parfois une page ne pourra se comprendre sans avoir déniché sa partenaire, d’autres fois, des renvois pointeront vers des feuillets encore inconnus.
Il arrivera que des illustrations soient en réalité des indices visuels quant à des manipulations de gameplay à effectuer en jeu. Ou alors que des lignes de texte, sous forme de glyphe, représentent en réalité une liste d’objets à trouver. Pour résumer, le manuel n’est pas qu’un livret à arpenter pour le plaisir, il est en réalité un outil indispensable à la découverte de tous les secrets du jeu. TUNIC n’est bien entendu pas un précurseur en la matière, d’autres jeux ayant déjà exploré le fait de s’appuyer sur un ouvrage créé pour l’occasion. Les copies de Ni no Kuni : Shikkoku no Madoushi (Level-5 et Studio Ghibli, 2010) étaient ainsi accompagnées de la reproduction du grimoire qu’utilise le personnage principal en jeu, contenant entre autres un compendium, de nombreuses illustrations et explications sur le monde créé pour l’occasion, ainsi que les différentes runes à tracer pour lancer des sorts (à reproduire avec le stylet de la Nintendo DS). Cependant, si en ce qui concerne Ni no Kuni le grimoire se révèle être un accessoire au charme certain, il n’en reste pas moins ceci : un accessoire. TUNIC fait de son livret un élément de gameplay indispensable à la progression.
En réalité, nous ne sommes pas tous égaux face aux jeux vidéo. En fonction de notre expérience, de nos connaissances de game design, de notre adresse, de notre méthode de réflexion, ou de bien d’autres paramètres, nous ne réagirons pas de la même manière face à tel ou tel jeu. Un joueur habitué des jeux d’action remarquera rapidement les éléments de décor susceptibles de servir de barricades, et pourra anticiper l’apparition d’ennemis dans une pièce qui deviendra rapidement une arène de combat. Un expert des metroidvania devinera à l’avance que tel chemin mène à un boss, de par sa singularité ou l’aspect atypique de la salle qu’il s’apprête à rejoindre. Un maître de la plateforme traversera les premiers niveaux de Donkey Kong : Tropical Freeze (Retro Studio, Monster Games et Nintendo SPD, 2014) avec une habileté certaine. Un dieu du head shot traversera le nouveau FPS à la mode en un éclair. Par contre, face à un livret rempli d’indices et habillé d’un langage inconnu, chacune et chacun devront s’adapter. Certes, les adeptes d’énigmes, escape games et autres chasses au trésor seront légèrement avantagés, mais la mécanique a ceci d’incroyable qu’elle oblige son public à jouer selon des règles inédites. Voilà pourquoi il a fallu insister sur la prépondérance et l’originalité de ce manuel, sans lequel TUNIC ne serait plus vraiment TUNIC.
Cependant, le manuel de TUNIC n’est pas la seule attraction que propose le jeu, loin de là. Outre diverses surprises narratives et autres malices de game design, l’univers onirique déplié par Shouldice prend la peine d’exposer un langage entièrement créé pour l’occasion. Le réalisateur du jeu affirme que, là aussi, les glyphes énigmatiques qui composent cette langue inconnue ne sont qu’un écho de ses expériences passées. Réminiscences d’une époque plus ou moins lointaine, une époque où nous jouions à des jeux sans même pouvoir les comprendre (et encore davantage quand il s’agissait de jeux importés ou ne disposant pas de traduction dans la langue de Molière), les runes de TUNIC résonnent comme autant de serrures sur une porte à deux doigts de s’ouvrir. Toujours selon Shouldice, TUNIC est davantage qu’un jeu d’aventure, c’est un mystère gigantesque, fragmenté en une multitude d’énigmes et de secrets, où chaque pas nous rapproche d’une solution, tout en posant de nouvelles questions. C’est précisément cette sensation qui est au cœur de l’expérience telle que conçue par le développeur : ce merveilleux état de flottement surgissant lorsque les règles d’un monde encore flou commencent à se révéler peu à peu.
Le système d’écriture de TUNIC est singulier. Si graphiquement il peut évoquer des runes nordiques, c’est en réalité une seule forme à six côtés décomposée en deux parties. La première moitié, constituée par les lignes formant le contour de la figure, désigne une voyelle, tandis que les traits internes représentent une consonne. En associant les deux moitiés, le glyphe incarne un son. Contrairement aux idéogrammes, qui désignent des concepts et des objets, ou aux lettres de l’alphabet latin, le système d’écriture du jeu est en réalité construit sur une association de phonèmes. Ce langage n’a cependant pas vocation à être immédiatement traduit par les joueurs, en réalité il fait davantage office d’habillage. Comme le précise une nouvelle fois Shouldice, le fait de placer le public face à des runes incompréhensibles favorise l’impression d’être un étranger au sein de ce monde. Au contraire d’un Link’s Awakening dans lequel le héros éponyme reste, malgré l’exotisme, guidé par les habitants de l’île, le renardeau se sent comme un étranger face à ces terres aussi hostiles qu’ésotériques. Ces runes, lorsque observées sur le manuel, ne donnent ainsi pas la clef de compréhension nécessaire au décryptage de la page étudiée. Au contraire, elles appuient le mystère et l’étrangeté de l’univers ludique.
Cependant, et c’est un autre coup de génie de la part de Shouldice, le langage de TUNIC ne se déploie pas seulement à travers le manuel ou les différents panneaux postés sur le chemin du renard, il s’exprime aussi à travers l’interface de jeu. Lorsque le joueur ramasse un nouvel objet ou effectue une action, le texte apparaît en « renardien runique ». L’effervescence liée à la découverte d’une arme ou d’un artefact s’accompagne ainsi d’un étrange inconfort lié à l’incompréhension. Pour découvrir et comprendre les effets d’un objet, il n’y a ainsi pas d’autre choix que le tester, l’utiliser et expérimenter. De plus, et contrairement aux jeux Zelda, l’avatar incarné tout au long de l’aventure n’est pas humanoïde. Le fait de jouer un animal forge une nouvelle barrière entre l’univers de TUNIC et celles et ceux qui s’y perdent, rendant l’ensemble encore plus énigmatique. De plus, décrypter les runes ne se fait pas à l’aide d’objets à trouver en cours de partie, comme le propose par exemple Final Fantasy X via l’Al Bhed (ici, chaque lettre correspond à une autre, et se traduit automatiquement à mesure que Tidus découvre de nouveaux outils de traduction).
Dans le cas qui nous obsède, décrypter ce langage demande un réel effort allant jusqu’à transcender les limites du jeu. À l’image des expériences proposées par des jeux tels qu’Animal Well (Shared Memory, 2024) ou FEZ (Polytron Corporation, 2012), une communauté s’est rapidement formée autour de TUNIC, dans le but d’en percer les secrets les plus ténus. Les différents langages présents dans le jeu, qui font office de barrière à surmonter pour en comprendre les différentes nuances, sont alors devenus les briques de ponts formés entre autant de joueuses et joueurs autour du globe. Ainsi, il est désormais possible de trouver sur la toile des tableurs et autres sites entièrement dédiés à une langue imaginaire. Ce langage, qui agit de prime abord comme un repoussoir quant à la compréhension du monde du jeu, s’est ainsi mué en un outil capable de rapprocher les gens autour d’une même soif d’apprentissage.
Si ces deux couches que sont le manuel et les runes s’appuient sur l’interface visuelle de TUNIC, il existe un autre niveau de lecture, dissimulé cette fois-ci à travers le gameplay, et qui ne se révèle qu’au cours de la dernière partie de l’aventure. À l’image de The Witness (Jonathan Blow, 2016), TUNIC conserve l’un de ses meilleurs atouts pour le dernier acte, en faisant de l’entièreté de son terrain de jeu un mécanisme essentiel de la progression. Si dans le chef-d’œuvre de Blow chaque paysage se métamorphose en un puzzle à résoudre, TUNIC de son côté met en avant l’utilisation de la croix directionnelle de la manette (nommée ici « Sainte Croix »), qui devient l’interface principale pour décoder les ultimes énigmes de l’épopée. Ce faisant, Shouldice lie habilement la forme et le fond, en faisant de ce bouton historique l’artefact indispensable à la résolution des plus grands secrets du jeu. Il remet en avant, avec une nostalgie émouvante, l’importance de ces quatre directions qui ont bercé l’enfance de millions de joueuses et joueurs. Il remet en avant l’essence fondamentale des interfaces reliant les gamers au jeu vidéo.
La sacralisation nominative de cet élément n’est ainsi pas due au hasard, tant Shouldice semble aimer de tout son cœur – vénérer même – les possibilités infinies offertes par le média. Si bien que les différentes énigmes environnementales exploitent au maximum les possibilités offertes par ce qui compose la base d’un jeu vidéo : qu’il s’agisse des décors (quelques fleurs disposées sur un parterre), des objets (les motifs brodés sur un tapis de salon) ou de l’animation (les reflets de l’eau diffusés sur la paroi d’une grotte), chaque pierre de la cathédrale ludique se pare d’une nouvelle interprétation insoupçonnée au départ. L’effet créé chez le joueur n’est pas sans faire écho aux sensations justement éprouvées face à The Witness : malgré les heures passées à arpenter cet univers, la sensation de découverte est totale.
Il subsiste cependant une interface non évoquée jusqu’ici : la bande-son du jeu. Bien vite durant l’étape de pré-production du jeu, la volonté de mettre en avant une nouvelle couche d’énigmes à travers l’ambiance sonore a été envisagée. Les compositeurs Terence Lee et Janice Kwan, accompagnés de l’audio designer Kevin Regamey, ont œuvré à la mise en place d’un univers sonore cohérent. Ainsi, sans entrer dans les détails (par manque de connaissances musicales), il apparaît qu’une certaine quantité de notes utilisées pour donner naissance à la bande-son de TUNIC renvoient aux runes en jeu, et donc aux phonèmes. Mais TUNIC ne s’arrête pas ici. Shouldice s’amuse et nous amuse avec les spécificités vidéoludiques, comme lorsqu’il faut quitter une partie en cours pour générer un fichier de sauvegarde unique nécessaire à la résolution d’une énigme. Le développeur torture son audience en dissimulant dans la bande-son éthérée et cryptique du jeu une myriade d’indices quant à l’existence d’un secret plus obtus que tous les autres réunis. Il y a ce site internet qui dévoile une énergie noire dont les pulsations rythment la construction d’un nouveau mystère. Il y a les fées et les tro-fées. Et autant s’arrêter ici, car la suite ne serait qu’une interminable énumération des idées novatrices qui émaillent l’expérience.
L’émerveillement, voilà ce qu’a cherché à faire naître Shouldice à travers le projet de sa vie. Mais pas n’importe quel émerveillement, celui qui bouleverse nos attentes et fait voler nos certitudes. Celui qui, à l’instar d’une bouchée dans le Ratatouille des studios Pixar (Brad Bird, 2007), nous agrippe par le col et nous propulse dans les couloirs de notre enfance, durant cette époque où chaque pierre non retournée, chaque mur fêlé, chaque porte scellée, incarnait rêves, espérances et évasions. En plus de ces mécaniques contemporaines, forgées dans l’histoire passionnante d’un média pourtant relativement jeune, TUNIC émule ces fragments d’insouciance qui émaillaient une vie plus simple et encore pleine de promesses. Amalgame novateur entre rigueur traditionnelle et volonté de dynamiter les règles implicites qui ont façonné l’évolution du jeu vidéo, la création de Shouldice s’impose sans mal comme une expérience ayant assimilé et digéré le lien unique qui relie les différentes interfaces ludiques aux joueurs.
Saupoudré d’une généreuse couche de passion et d’un amour débridé envers les possibilités offertes par le média, le game designer a ici accouché d’un de ces rares jeux qui peut se targuer d’apporter avec lui une proposition originale, unique et fougueuse. Fougueuse parce qu’elle exploite chacune de ses couches pour mettre en place un propos et une expérience aboutis, où chaque micro élément de game design est méticuleusement étudié. Sorte de formule alchimique dont le moindre bouleversement dans le dosage des ingrédients mettrait en péril le résultat final, TUNIC cristallise une époque et une philosophie révolue qui, pourtant, le temps de quelques heures, parvient à submerger son public d’une magnificence rarement exposée dans le jeu vidéo.
Et le plus beau dans cette aventure colorée, c’est que tout ceci n’est que le début, TUNIC faisant partie intégrante de la démocratisation d’un nouveau genre à même de renouveler derechef le cosmos vidéoludique, ou du moins d’en étendre ses frontières (Note : plusieurs critiques et internautes parlent déjà de « knowledgevania » de « metroidbrainia » pour désigner ces jeux basés sur l’assimilation de connaissances). En se faisant l’ambassadeur d’un nouveau genre dont les années à venir serviront à en bâtir les codes, TUNIC est une expérience miraculeuse qui glorifie l’essence même de nos expériences auprès de ce média qui nous passionne et nous anime : le langage vidéoludique.