Le vide entre chaque battement de cœur
LIMINAL SPACES
Newsletter mars 2024
L’agencement de nos vies fonctionne à travers une succession de repères. L’organisation de nos journées, les gestes que nous répétons, nos ambitions et projets, voire même notre manière de communiquer s’articulent autour d’étapes qui n’ont pour objectif que de nous aider à se représenter toute notion de progression. La langue japonaise, par exemple, emploie des particules spécifiques pour désigner l’origine et la destination, ou la cause et la conséquence (respectivement から – kara – et まで – made), et ce, de manière naturelle. Cette représentation binaire occulte de ce fait les connexions qui existent pourtant entre deux points, que ces derniers soient géographiques, temporels ou abstraits. Cependant, nous sommes des êtres soumis à une sensibilité étonnante, et ces connexions, si elles s’évaporent pour la plupart avec le temps, parviennent parfois à subsister face aux assauts répétés de l’oubli qui nous lacère à mesure que nous vieillissons. Un corridor biscornu chez les voisins que nous visitions enfant, un arbre flétri sur le bord du chemin menant à l’arrêt de bus, une odeur particulière sous la fenêtre de cet immeuble, autant d’interstices dans lesquels la mémoire se faufile. Pour les besoins de ce texte, nous allons nous concentrer sur les espaces physiques, ces lieux perdus dans un entre-deux, limbes d’une réalité qui s’effrite à leur contact.
Ces endroits arrachés à une vallée de l’étrange architecturale, sont communément appelés des espaces liminaux, un terme façonné à partir du mot latin « limen », traduisible par « seuil ». Et de seuil, il en est bien question ici, étant donné la nature de connecteur de ces constructions, amenées à relier deux lieux entre eux. Forgés en 2019 par la publication d’une déconcertante image sur le réseau social 4chan, les espaces liminaux sont rapidement devenus une curiosité d’internet, recouvrant un monde de plus en plus froid, insensible et pragmatique, d’un voile d’étrangeté salvateur. Hypnotisant les explorateurs de l’impossible, ces internautes à la recherche d’une culture « autre » (des internautres ?), le phénomène s’est aisément extirpé de ses propres frontières pour échapper à tout contrôle, et se heurter à des études analytiques sur son esthétique, son rôle, ses effets, son souffle et son essence. Pourtant, les espaces liminaux existent probablement depuis la nuit des temps, depuis cette galerie à l’allure cocasse taillée dans la roche, qui reliait la nature sauvage au fond de cette caverne synonyme de sécurité pour nos lointains ancêtres. Sans remonter aussi loin, mentionnons le fait que la culture s’en soit emparé il y a quelques décennies, et notamment le cinéma. Comment ne pas déceler dans le septième art des échos évanescents à ces espaces abscons le long des couloirs insalubres peuplant les films d’horreur ? Comment ne pas ressentir la cohérence s’effondrer sous le vide des pièces de l’Overlook Hotel de The Shining ? Comment ne pas remarquer ce cœur absurde battre au-delà du quartier pavillonnaire d’Edward aux mains d’argent ? Une petite seconde… La réception d’un hôtel dîtes-vous ? Un amas de maisons alignées ? Ces lieux, n’entrent-ils pas en contradiction totale avec le sens exprimé plus tôt, à savoir la notion de seuil ? Une habitation dans son ensemble n’est pas un seuil, c’est un point de départ ou d’arrivée. Un cocon. La porte est un seuil, pas le bâtiment. Mais alors, comment ces pièces et édifices peuvent-ils devenir des espaces liminaux ?
C’est à travers ce simple constat que le concept d’espace liminal se dévoile réellement, et se pare d’un sens qui n’existe que grâce à, justement, son absence totale de sens primitif. Ces seuils ne sont pas que physiques, ils sont avant tout symboliques et psychologiques. La banlieue dépeinte dans Edward aux mains d’argent effraie par sa révérence à la conformité. La perfection feinte et simulée lui offre un aspect cauchemardesque et aliénant, sa beauté se disloque au profit d’une laideur sous-jacente. L’alignement régulier des façades colorées qu’elle affiche n’est en réalité qu’un passage vers l’antre des monstres indicibles qui s’y terrent, elle est la connexion entre les apparences et la véritable nature des résidents. Les espaces liminaux peuvent ainsi incarner toute mutation, progression ou évolution, physique bien sûr, mais aussi mentale. Un état d’entre-deux psychologique peut ainsi prendre vie à travers les anomalies architecturales des lieux qui nous entourent. Le silence entre les colonnes d’un hangar abandonné matérialise alors l’insécurité, le doute et les errances de l’esprit, les blocs d’un open space délabré cristallisent tous les futurs possibles, et une piscine vidée de son eau abrite les restes d’un passé évaporé. L’esprit colle sur ces endroits confrontés aux vagues du temps ses souvenirs et ses espoirs, en comblant la vacuité de ces lieux étrangers. Dans les exemples cinématographiques cités précédemment, ces absurdités architecturales servent un propos et sont au service de l’œuvre. Pourtant, les espaces liminaux constellant la toile ne sont, la plupart du temps, que des images sans contexte, sur lesquelles les internautres déposent leurs propres névroses et incertitudes. Incertitude, le mot est lâché. Nous cherchons dans ces démembrements de la cohérence de quoi combler les trous de nos vies. Le corridor biscornu des voisins devient une allée vers un avenir inconnu. L’arbre flétri du chemin menant à l’arrêt de bus n’est plus une simple étrangeté gravée dans nos souvenirs, il incarne une enfance qui ne durera pas. Et cette odeur, croisée sous la fenêtre, se fait le témoin de l’existence d’une famille anonyme qui existe par-delà les murs de son immeuble, elle-même noyée dans ses propres incertitudes. Il y a quelque chose de rassurant à se dire que tout n’est pas figé, et qu’il existe encore du merveilleux et de l’indicible dans le béton et les câbles qui nous entourent. Qui nous encerclent. Nous enferment. Quelque chose de rassurant à ne pas être rassuré, à constater l’imperfection et l’inutilité de lieux qui n’existent que pour être traversés. Si bien qu’à travers leur non-existence et le mal-être qu’ils parviennent à faire éclore, ces endroits finissent par s’incruster dans nos chairs.
Les espaces liminaux confrontent ainsi notre psyché, en nous permettant d’y discerner parfois les réponses à nos questions, d’autres fois les questions elles-mêmes. Ils comblent ce que la raison ne peut apaiser, les labyrinthes de leurs textures décrépies s’érigeant en reflets des errances de nos pensées. C’est pour cette raison que chacune et chacun s’avèrent être plus ou moins sensible à tel ou tel espace liminal, en fonction de son vécu et de sa sensibilité. Certains individus seront plus réceptifs aux pièces d’une symétrie si parfaite qu’elle en devient effrayante, tant elle questionne sa propre quête intime et vaine de la perfection. D’autres, plieront sous l’absurde géométrie de salles qui ne sont qu’une manifestation du chaos qui les entoure. Un dernier groupe au contraire se fichera de l’agencement des lieux, en se soumettant plutôt aux teintes et couleurs irréelles que ces derniers affichent. Les espaces liminaux, comme toute forme d’art, s’adressent donc directement à l’intime, et se font les écrins de nos psychoses. Leur étrange pouvoir, qui consiste à offrir du sens à un monde qui se perd dans une aliénation exponentielle, a ceci de fascinant qu’il existe autant d’interprétations qu’il y a d’âmes prêtes à s’y laisser engloutir. Ces créations architecturales grotesques incarnent ainsi, à leur manière, une nouvelle forme de narration. Des images uniques, capables de conter une histoire différente pour chacun d’entre nous, une histoire qui s’adresse directement à notre part la plus secrète et enfouie de notre psyché, une histoire qui ne peut exister que parce que nous avons pris le temps d’en contempler les contours à la fois si rassurants et sinistres. Et donc incroyablement merveilleux.
Ces fissures dans la réalité, ces explosions de vide, ne se limitent pas à s’adresser directement à nos cœurs, elles forment une toile qui connecte le monde en une myriade d’interstices dans lesquels se faufiler. Comme dit précédemment, nous envisageons notre quotidien à travers le fait de relier entre elles différentes étapes (se rendre d’un point A à un point B), mais ces parcours nous mènent à franchir tout autant de seuils qu’il y a de destinations, des seuils qui restent figés entre le passé (le point de départ) et le présent (le point d’arrivée), comme des souvenirs destinés à être oubliés, car impossibles à définir précisément. Il n’est pas rare qu’observer un décor liminal convoque une surprenante nostalgie qui n’a pourtant rien à faire ici. Comment cette piscine irréelle aux propriétés non euclidiennes pourrait-elle être un bout de mémoire jusqu’ici oublié ? Comment cet alignement de bureaux en bois couverts de vieux ordinateurs impossibles à identifier pourraient-ils être le fruit de souvenirs ? Ces éclats liminaux ne sont pas seulement les seuils d’une voie menant à la connaissance de l’intime, ils ouvrent eux-mêmes des seuils dans nos propres esprits. Des portes dont nous ignorions l’existence se déverrouillent à la vision de ces images, et nous font remémorer un passé que nous ne pouvions que fantasmer.
L’art de la désorientation dont se rendent coupables les espaces liminaux est à ce point fascinant, car ceux-ci font éclore des sensations qui entrent en contradiction avec nos réalités. De nouvelles vérités se greffent sur les précédentes, et voilà que nous chérissons des souvenirs que nous venons pourtant à peine de créer. La manière dont ses images agissent sur nos esprits n’est à ce jour pas encore comprise, seul demeure le fait qu’elles se glissent directement dans l’intimité de nos émotions, jusqu’à les moduler à l’envi, les amalgamer, les corrompre même. Cette nostalgie factice punaise sur le mur des souvenirs une frise d’instantanés aux contours flous, comme des photos ratées qui seraient l’ultime moyen de replonger vers une époque ni vécue, ni évaporée. Ce drôle de confort, sculpté sur l’impossible, fait écho à la volonté de mettre de l’ordre dans un univers où tout va trop vite, trop loin, tout le temps, comme si ces trous venaient combler les nôtres. Effacer un gouffre par un vide, deux négatifs qui forment le positif. Pourtant, tous ne trouvent pas cette sérénité dans ces espaces, certains y décèlent une terreur froide et clinique.
De ce paradoxe, il est possible d’en extraire le cliché de son époque. À chaque décennie ses codes horrifiques, lesquels contaminent la culture populaire avec une grâce effrayante. De l’anxiété et de la paranoïa post-11/09, à la peur de ce qui est différent au début des années 50, miroir de la Guerre Froide, en passant par le Godzilla de 1957 se faisant le réceptacle du traumatisme nucléaire, chaque peuple, chaque nation, chaque période, a vu ses manifestations horrifiques constamment redéfinies. Les années 2020 n’échappent pas à la règle, l’horreur numérique version 2.0 se dissimulant dans ces impulsions impossibles converties en creepypastas extirpées des réseaux sociaux. Les espaces liminaux horrifiques nourrissent et se nourrissent de l’Art, comme l’horreur l’a toujours fait, tout en infectant les outils mis en place par l’Homme pour communiquer.
Ainsi, comment ne pas penser aux backrooms diffusées sur une plateforme aussi omniprésente et accessible que YouTube ? Comment ne pas plonger dans la terreur insidieuse en s’égarant le long de subreddits aussi obscurs que fascinants ? Mais alors, pourquoi déconstruire la facette nostalgique des espaces liminaux pour construire sur ses cendres une cathédrale de l’indicible ? Malgré les possibilités incroyables permises par un développement technologique embrassant l’exponentialité, force est de constater que derrière les murs de discussions en ligne et les cortèges de commentaires qui s’entrechoquent, l’être humain reste une créature solitaire prisonnière de son esprit. Pur produit de son époque, le penchant horrifique des espaces liminaux incarne les doutes d’une civilisation qui continue de se chercher, qui aurait pu être capable du meilleur, mais qui s’embourbe régulièrement dans le pire. Conséquence inexorable des cellules conflictuelles qui germent sur l’ensemble du globe, mais aussi d’un monde mis à l’arrêt sous la crainte du déferlement d’une épidémie sans précédent, la naissance de ces images tissées dans le malaise existentiel s’avérait inéluctable.
Il existe donc une ambiguïté extrêmement paradoxale entre la capacité de ces images à nous envelopper dans un cocon réconfortant ou, au contraire, parvenir à tisser une sensation dérangeante, bien qu’indicible. L’une des raisons est que ces espaces bouleversent nos acquis et nos attentes, en dénormalisant des environnements qui sont tellement ancrés dans nos quotidiens, que le moindre désordre esthétique ou logique brise leur évanescence. Ces tremblements du réel opèrent par la soustraction, en supprimant toute trace de vie de ces décors, voire en extrayant du cadre quelques règles basiques de perspective, ou par l’addition, en y ajoutant des éléments qui n’ont aucune implication logique quant à leur présence à tel ou tel endroit. L’étrangeté qui émane ainsi de ces lieux fantômes taillade toute forme de raison, si bien qu’ils n’ont en fait plus aucun sens pour toute forme de vie humaine. Ils apparaissent alors comme les expérimentations branlantes d’hypothétiques entités dont le but serait de reconstruire un cadre qui nous paraîtrait familier, mais qui ne parviendraient pas à en saisir l’essence ou le fonctionnement.
Les deux facettes abordées précédemment, les aspects nostalgiques et horrifiques des espaces liminaux, ne sont qu’un des moyens que les internautres ont trouvé pour s’échapper de cette réalité emplie de désillusions. Qu’il s’agisse de replonger dans un passé qui n’a pu qu’être espéré sans avoir eu la chance d’exister, ou de se confronter à l’horreur de l’absurdité et du non-sens, les espaces liminaux remplissent en fin de compte un seul et unique rôle. Celui de combler le vide entre chacun des battements de nos cœurs.