Analysis - Le ludisme au service de l’exploration, ou la réinvention de The Legend of Zelda

Le ludisme au service de l’exploration, ou la réinvention de The Legend of Zelda

Le Ludisme est un mot devenu passe-partout et que nous entendons à tout bout de champ. Si d’aucuns seraient tentés de se demander si tous les jeux sont ludiques, la véritable question serait plutôt de se demander ce qu’est le ludisme. Depuis que l’homme s’est saisi de deux bouts de bois pour se divertir, le jeu est devenu plus qu’un jeu. C’est une activité qui nous apprend à affronter les réalités auxquelles nous sommes confrontés. Une activité ludique est donc une activité de dépense dans le jeu, dont la motivation est l’assimilation du réel dans le but d’assurer son équilibre affectif et intellectuel. L’objectif est de se triturer l’esprit pour apprendre à manier tout ce qui nous entoure et ainsi donner du sens à nos actions. Pour exister, une activité ludique demande un engagement total, tout en gardant à l’idée que nous faisons semblant. Il suffit d’observer un enfant jouer avec ses jouets pour avoir une parfaite représentation de cet état de fait à l’équilibre si fragile. Quand nous prenons notre manette, nous sommes à la fois captivés et conscients. Le jeu est donc à chaque fois un double jeu, car il doit maintenir cette illusion du vrai, du plausible, tout en nous divertissant sans jamais briser cette suspension consentie d’incrédulité. Là où beaucoup de grosses licences vidéoludiques finissent par échouer dans cet exercice périlleux, il y en a une qui a su le relever, notamment par le biais de ses deux dernières itérations. Il s’agit de The Legend of Zelda.

Tout le monde connaît la saga de Nintendo. Plus qu’un nom prestigieux, il s’agit tout simplement de l’un des piliers majeurs de l’histoire du jeu vidéo. Depuis sa genèse, la licence n’a eu de cesse de bouleverser les codes de l’industrie. Cela s’observe sur son premier épisode qui était l’un des rares jeux de l’époque à proposer un environnement entièrement ouvert dès le début de l’aventure, avec la possibilité de faire les donjons dans n’importe quel ordre, le tout sur une carte remplie d’indices ludiques pour encourager l’exploration et l’expérimentation afin que le joueur progresse dans sa quête. Si cette philosophie de l’exploration libre s’est un peu perdue au cours des années qui ont suivi, la licence a continué de mettre le curseur sur d’autres éléments afin de nous livrer des histoires marquantes, mais surtout des donjons et des boss mythiques, toujours avec l’optique d’inciter le joueur à s’approprier l’ensemble des mécaniques de jeu pour triompher.

Il est cependant difficile pour toute licence de prospérer à travers le temps. Si la recette des Zelda 3D, démocratisée par le mythique Ocarina of Time, a longtemps été considérée comme un absolu, elle s’est essoufflée au début des années 2010, comme en témoigne l’accueil tiède du public pour Skyward Sword. Ce dernier n’a pas seulement été pointé du doigt pour ses mécaniques centrées autour du motion gaming, mais parce que de nombreux joueurs ont exprimé de la lassitude quant au fait de vivre une énième aventure faites de donjons et d’environnements à découvrir dans un certain ordre. C’est ainsi que le besoin de se réinventer en revenant à l’essence première de la saga est apparu dans la tête des créatifs de Nintendo. Le résultat n’est autre que le diptyque constitué par Breath of the Wild et Tears of The kingdom, deux jeux qui ont réussi à retranscrire la nature profonde de ce que doit être un monde ouvert, en s’affranchissant de codes fortement établis dans l’imagerie collective depuis près de 20 ans. Si nous aimons les belles histoires qui arrivent à nous plonger dans un univers fascinant, l’humble auteur de ce papier estime que le but premier d’un cadre aussi ouvert est de nous inciter à partir vers l’inconnu.

En faisant ce pari risqué, Eiji Aonuma et Hidemaro Fujibayashi, les têtes pensantes du projet, sont revenus à la philosophie de départ de Miyamoto lors de la création de la série. Pour cet homme, The Legend of Zelda était une manière de renouer avec ses souvenirs d’enfance, quand il partait à l’aventure en pleine nature, avec son petit sac à dos, sans savoir ce qui pourrait bien lui arriver ou ce qu’il pourrait trouver, et avec la certitude qu’il pourrait braver toutes les épreuves avec les éléments à portée de mains. Les dernières itérations de cette légende vidéoludique reposent sur ce postulat si simple en apparence. Aux commandes de Link, le joueur est propulsé dans un monde sauvage dont il ne sait rien et qu’il devra explorer sans que rien ne lui soit donné. Tel un pionnier, il va percer des mystères qui n’attendent que d’être trouvés par son sens de l’observation, et il aura tout le loisir de se demander s’il est possible de traverser une crevasse en faisant un lien somme toute logique entre sa hache de fortune et un arbre.

Link contemplant le royaume d'Hyrule. Au loin se dresse le château de la famille royale et la montagne du destin.

L’importance du voyage

Quand j’étais enfant, j’ai fait de la randonnée et j’ai trouvé un lac. Ce fut une surprise pour moi de tomber dessus. Quand je voyageais sans carte à travers le pays, essayant de trouver mon chemin, tombant sur des choses incroyables au fur et à mesure, je réalisais ce que c’était de partir dans une aventure comme celle-ci

Shigeru Miyamoto

Cette déclaration de Shigeru Miyamoto, pourtant si simple et concise, symbolise à la perfection l’orientation des deux derniers-nés de la saga qu’il a enfantée. Avant de porter des idées qui allaient changer de façon drastique la manière dont le monde du jeu vidéo conceptualise la notion de monde ouvert, il s’agissait avant tout pour ses héritiers d’une volonté profonde de se regarder dans le miroir pour revenir aux fondamentaux. L’homme qui incarne ce changement, c’est Eiji Aonuma, l’une des figures emblématiques de Nintendo depuis la sortie d’Ocarina of Time en 1998. Dès le début du projet, son intention était claire. Il souhaitait revenir aux sources, mais en renversant la table des conventions. Quand on prend le temps de réfléchir à ce sujet, nous pourrions presque être tentés de penser que Nintendo a patiemment attendu d’avoir une technologie suffisante pour proposer cette vaste aire de jeu, sans avoir besoin de la diviser en plusieurs écrans. Aonuma souhaitait offrir un sentiment de liberté et d’aventure comme on en voit presque nulle part ailleurs. Les territoires terrestres, aériens et souterrains qui composent le royaume d’Hyrule sont immenses, et pourtant, les deux titres nous laissent la possibilité d’aller visiter la moindre zone qui aura attiré notre curiosité, sans aucune limitation.

Toutefois, le monde du jeu vidéo n’a pas attendu Breath of The Wild pour découvrir la notion de monde ouvert. En 2017, nous avions déjà arpenté des dizaines de jeux ayant opté pour cette structure. Les succès tonitruants de Grand Theft Auto, Assassin’s Creed ou The Witcher 3 ont confirmé l’appétence du public pour ce genre d’expériences. Les codes étaient donc déjà bien installés. Le problème, c’est que l’abus de certaines recettes finit souvent par une forme de rejet. Nintendo avait bien compris que les joueurs commençaient à rêver d’autre chose, et qu’il ne serait pas suffisant d’offrir de vastes étendues pour se faire une place. Du coup, comment faire pour redonner de l’intérêt à un registre éculé ? Tout simplement en remettant le voyage et le désir de découvrir au centre de l’expérience. Le coup de génie de Zelda, c’est d’inverser la logique de la découverte : la carte est d’abord vierge, elle redevient un support d’inscription. C’est au joueur de l’annoter, d’y placer des marques, en fonction des lieux qu’il repère, au lieu de se laisser guider par un ensemble de points d’intérêts. C’est le joueur qui s’oriente au gré de ses pérégrinations. Les contrées d’Hyrule sont tentaculaires, et construites d’une telle façon que le jeu tout entier nous invite à toujours regarder vers l’horizon. Breath of The Wild nous initie à cela de façon très subtile. Tout d’abord, il nous présente l’étendue de sa zone de jeu grâce à un travelling aérien qui nous fait la promesse tacite que le moindre centimètre carré de terre n’attend que nous. Puis vient le prologue dans le Plateau du Prélude qui, en plus de nous présenter l’ensemble des mécaniques de jeu, nous initie à la logique qui entoure la construction de ce monde.

Link, fraichement réveillé de son long sommeil, contemple les ruines d'Hyrule.
La promesse d’une aventure sans limite

Sur cette zone d’apprentissage, nous devons nous familiariser avec les fameuses tours Sheikah. Ces dernières permettent de débloquer la carte de la zone et de ses reliefs, mais elles n’indiquent rien de plus. Aucun point d’intérêt ne se matérialise pour montrer les différents recoins à visiter. C’est de la cartographie des plus élémentaires, qui se met à jour en fonction de nos découvertes. Les noms de certains endroits sont ainsi annotés au fur et à mesure de nos balades. Le véritable intérêt de ces tours n’est cependant pas ici. Là où elles se démarquent notamment des tours de synchronisation des jeux Ubisoft, c’est dans leur façon de jouer avec les lignes de visibilité. En effet, le royaume d’Hyrule est si vaste que ces grandes structures nous permettent d’avoir un point de vue plus élevé, et ainsi de dominer le territoire pour l’observer avec plus de précisions. Lors de cette séquence d’introduction, il y a un bref tutoriel qui nous explique ce concept en nous demandant de repérer trois sanctuaires avec notre longue-vue. De façon explicite, nous apprenons à grimper une tour, à observer ensuite la topographie pour repérer ce qui semble être intéressant, puis à utiliser la longue-vue pour placer les marqueurs d’objectifs qui rythmeront notre expédition. Implicitement, le titre nous amène à comprendre comment fonctionne son exploration par le biais de ses fameuses lignes de visibilités. Le joueur qui intègre cette logique d’observation se rend rapidement compte qu’Hyrule est un cadre faussement vide qui a toujours quelque chose à offrir. Cela peut être des zones évidentes, comme un sanctuaire, un campement ou le château de la famille royale, ou alors des endroits à l’apparence plus anecdotique, comme un pic de montagne ou un lac en forme de cœur. Le fait de limiter les informations sur la carte change radicalement le rapport que le joueur entretient avec son environnement.

Il n’est plus question de se déplacer de façon machinale d’un objectif à l’autre en suivant gentiment le GPS de notre carte, comme si nous cherchions juste à remplir un cahier des charges. L’aventure nous oblige à être le véritable acteur de notre périple. Du début à la fin, ce sont nos choix qui vont structurer le déroulé de l’aventure, et il est ainsi peu probable que deux joueurs puissent vivre les mêmes choses. Le rapport à l’espace est divin, et se matérialise comme une véritable invitation au voyage, qui mène à s’approprier un territoire et à y inscrire son cheminement personnel, tout en restant ouvert aux sollicitations de l’environnement. Breath of the Wild et Tears of The Kingdom font apparaître les autres jeux comme des autoroutes ou nous finissons tous par suivre la même ligne pour avancer. En gros, nous sommes focalisés sur les points d’intérêts qui pullulent et on en oublie le monde dans sa globalité qui a pris un temps fou à être développé. Après tout, pourquoi irait-on explorer cette forêt ou cette montagne vu qu’il n’y a pas de point d’intérêt et que le jeu nous dit lui-même que cet endroit n’est donc pas intéressant à explorer ? Dans des jeux comme The Witcher 3 ou Horizon Forbidden West, nous passons plus de temps à naviguer d’une icône à l’autre qu’à nous perdre véritablement dans l’univers qui nous est proposé. Le fait de voir apparaître ces points d’intérêts sur la carte, même sur des zones où nous n’avons pas encore mis les pieds crée une forme de dissonance, car il y a une dichotomie entre l’aire de jeu offerte et l’expérience ludique proposée.

D’autres propositions ont cependant émergé. Nous pensons à Red Dead Redemption 2 qui tente de faire un pont entre ces deux typologies de mondes ouverts. Les missions principales et certaines quêtes annexes sont affichées sur la carte, mais de nombreux arcs secondaires ou de découvertes insolites sont à découvrir en se perdant dans la nature. Certaines nous tombent dessus sans crier gare, quand d’autres laissent apparaître une zone de recherche sur le radar quand nous passons à proximité. Elden Ring est l’alternative la plus proche aux derniers The Legend of Zelda. Sa spécificité est de proposer un dezoom progressif de la carte au fur et à mesure que nous la découvrons, afin qu’il soit impossible d’avoir la moindre petite idée de la superficie qu’il nous reste à explorer. La double production de Nintendo reste unique, car il n’y a aucune route prédéfinie. Ce sont des jeux qui nous rappellent à chaque instant que le voyage est tout aussi important que la destination. Il se peut qu’un endroit qui semblait intéressant au loin ne nous apporte pas d’armures ou d’armes légendaires, et qu’il faille se contenter de quelques noix de korogus, ou des rencontres parfois ubuesques faites sur le chemin. Il n’est pas rare de passer plusieurs heures avant d’atteindre un objectif proche que nous nous étions fixé, car notre regard est constamment attiré par un point d’intérêt habilement mis en avant par l’élégante construction du monde. Aucun cheminement n’est pensé pour avoir la priorité sur l’autre. Tout est secondaire, donc tout devient principal. Nous sommes responsables de la forme que prend notre périple. L’aventure est dans toutes les directions, et le plaisir de l’expédition reste continuellement en nous, car les contraintes environnementales sont nombreuses, ce qui nous pousse constamment à expérimenter pour dompter ce territoire hostile.

Carte d'Horizon Forbidden West, croulant sous les icônes et autres points d'intérêts.
Horizon, un exemple d’exploration archaïque

L’expérimentation pour surpasser les contraintes

Les contraintes imposées par les deux titres constituent un effet Kiss Cool. La liberté totale amène un sentiment de fraîcheur et de grandeur grisant, mais si l’expérience se limitait au fait de déambuler d’un objectif à un autre, elle perdrait rapidement de son intérêt. Les célèbres tours d’observations ne sont pas toujours faciles d’accès, et il n’est pas rare de devoir trouver des moyens de les atteindre en contournant des ronces ou en trouvant un accès en contrebas. Il convient alors de se creuser la tête et d’observer son environnement. Devoir trouver une grotte, pour ensuite utiliser le pouvoir Infiltration, afin de traverser les couches de terre, apporte son lot de péripéties. Il en est de même pour le fait d’assimiler qu’il est possible d’allumer une flèche à l’aide d’une flamme, pour ensuite la décocher sur ces ronces qui finiront consumées par les braises, permettant ainsi d’accéder au lieu désiré. Là où l’expérience atteint des sommets d’ingéniosité dans sa façon de nous pousser à contourner les contraintes, c’est que nous pouvons gérer les choses comme nous l’entendons. Il y a peut-être un flanc de montagne à escalader à proximité, pour ensuite s’élancer dans les airs à l’aide de notre paravoile pour passer au-dessus des ronces, si l’idée d’utiliser notre arc ne nous effleure pas. Au même titre qu’il est tout à fait possible de tirer profit d’un orage en jetant un objet métallique au milieu des végétaux pour attirer la foudre, et ainsi déclencher un incendie salvateur. Le moindre trajet revêt alors un véritable enjeu ludique, au cours duquel chaque joueur essaiera de tordre le jeu en fonction de la façon dont il s’approprie ses règles.

Après ce périple pour atteindre le sommet de cette tour, nous serons éventuellement attirés par une crevasse qui mène dans les profondeurs d’une grotte, qui elle-même cache en son sein un sanctuaire, ainsi que d’autres joyeusetés. Ou alors, peut-être serons-nous attirés par un îlot surélevé au milieu d’un lac et que nous devrons comprendre comment l’atteindre, car, de toute évidence, nous n’avons pas assez d’endurance pour gérer la nage et l’escalade de la paroi d’une seule traite. Ces quelques mètres de distance qui nous séparent de notre objectif deviennent alors une nouvelle petite aventure au milieu de la grande. Comment faire pour réussir cette traversée qui serait d’habitude une formalité ? Pourquoi ne pas se fabriquer un radeau ? Et nous voilà en train de chercher des arbres à découper pour ensuite en faire un navire de fortune. Une fois les tests de flottabilité effectués, nous pouvons nous lancer à l’assaut de ce monticule de terre que nous sommes désormais en mesure de gravir grâce à l’énergie économisée en évitant la nage. Le petit sentiment de fierté que nous ressentons lorsque nous prenons le temps de regarder le chemin parcouru grâce à notre ingéniosité est l’une des nombreuses mini-récompenses sensorielles de ces deux aventures. Rien ne nous a été donné, rien ne nous a été indiqué. Nous avons assemblé les pièces d’un puzzle environnemental avec l’espoir grisant que le développeur n’avait pas pensé à cette éventualité.

Dompter le territoire

Là où nous aurions expédié ce passage en un temps record dans d’autres œuvres, ici le moindre petit trajet est un vrai petit plaisir de jeu, car on nous demande de composer avec des restrictions jamais définitives. Le jeu nous invite constamment à penser la moindre de nos actions. Nous retrouvons cette logique dans les différents biomes qui nous attendent, et qui ne servent pas juste à ponctuer l’aventure d’ambiances diverses et variées. En effet, se balader dans une région enneigée a une vraie répercussion sur le gameplay, car ce bon vieux Link réagit aux différentes températures, ce qui réduit lentement sa barre de vie jusqu’à ce qu’il finisse par périr des conditions climatiques. Il est donc nécessaire de penser son environnement pour espérer progresser. À partir de là, et comme souvent dans ces deux périples, une ribambelle de possibilités s’offre à nous. En fonction de notre équipement, revêtir notre avatar d’une tenue rembourrée pour les températures glaciales sera suffisant. Il est également possible de s’immuniser contre le froid en préparant des bons plats, à l’aide d’un feu que nous aurons allumé par nos propres moyens, et qui permet de gagner des bonus de résistance à cet élément pendant un temps imparti. Les plus malins comprendront rapidement que brandir une torche enflammée, ou que s’équiper d’une arme de type feu sont d’autres moyens plus dissimulés de triompher de la nature. La même logique s’applique à une zone désertique ou à un territoire au climat continental au sein duquel l’escalade peut devenir ardue en temps de pluie. Ce n’est pas notre talent manette en main qui permet de triompher, mais simplement la faculté de réfléchir afin de trouver un moyen de tordre la moindre contrainte.

Ce challenge cérébral est dans toutes les couches de l’aventure, y compris dans ses combats. Entendons-nous bien, les deux derniers The Legend of Zelda ne révolutionnent rien au niveau des concepts de base des affrontements, car nous y retrouvons le combo attaque rapide, attaque chargée, esquive et parade. Ce qui lui donne une saveur particulière, c’est le système de cassure des armes et des boucliers. Si certains l’ont beaucoup décrié, il est pourtant fondamental, et pas seulement parce qu’il nous pousse à explorer le territoire pour trouver encore plus d’équipement. En effet, cette durabilité a pour rôle de nous pousser à élargir en permanence notre éventail d’actions. Le joueur qui aime rester en territoire connu commencera certainement avec une épée et un bouclier, sauf que lorsque son arme finira par se briser et qu’il devra, par la force des choses, opter pour une lance ou une arme lourde, il se verra alors dans l’impossibilité d’utiliser son bouclier en même temps, car il est incompatible avec une arme à deux mains. Il sera donc dans l’obligation d’utiliser l’esquive. Cet exemple n’est que le premier pas vers une infinité des possibles. La seule limite est alors l’imagination de celui qui tient la manette. Tears of The Kingdom va plus loin que son ainé, car il offre la possibilité de combiner tous les éléments entre eux grâce au pouvoir Amalgame. Il est ainsi possible de se battre avec des armes surpuissantes et surréalistes. La façon dont le joueur arrive à imbriquer les différents objets avec les pouvoirs donnés clés en main au début de chaque aventure, tout en faisant corps avec son environnement permet la création d’enchaînements offensifs parfois ultra stylisés, d’autres fois complètement grotesques, mais d’une efficacité maximale. Avec un peu d’expérimentation, il est possible d’envoyer l’un des redoutables Lynel en orbite en utilisant habilement la physique du jeu.

Tous les éléments mis à disposition sont liés par des bases élémentaires de physique et de chimie, comme indiqué par les équipes de Nintendo après avoir expliqué leur concept de gameplay multiplicatif. Sans aller jusqu’à dire que nous avons là deux productions qui prennent parfois l’allure d’expériences scientifiques, il faut malgré tout souligner leur aspect expérimental. Si ce ne sont pas des jeux difficiles au niveau du challenge proposé, le joueur est constamment dans l’obligation de faire face à des micro-défis, parfois même sans qu’il s’en rende compte. Il y a toujours plusieurs façons de faire face à une difficulté environnementale. Une paroi mouillée peut être gravie grâce à des gants spéciaux, ou après avoir consommé une potion concoctée à l’aide de grenouilles connues pour leur forte capacité d’adhérence aux surfaces. Les adeptes d’expériences improbables peuvent, à l’aide d’une bonne endurance et d’un sens du timing qui aura suscité de nombreux essais, réussir à gravir une surface humide sans la moindre aide extérieure. Breath of The Wild et Tears of The Kingdom sont des jeux ou rien n’est jamais dit clairement, mais où tout est pourtant limpide. C’est une aventure cryptique qui ne demande que notre pleine attention pour être parcourue.

Une plaine minimaliste avec des points d'intérêts visuels intelligemment modélisés. Ici, une tour d'observation se dresse derrière une colline.
Une destination, mille obstacles, milles possibilités

Cryptique mais jamais lacunaire

De nombreux jeux ont tenté d’avoir une approche énigmatique pour ne pas tout servir sur un plateau au joueur. Si certains s’en sortent à merveille, comme Outer Wilds, d’autres ont parfois confondu le fait de stimuler la soif de connaissance du joueur et le fait d’être lacunaire. C’est le cas d’Elden Ring, et pas seulement à cause de la nature non-ergonomique de ses menus. Il est possible de passer à côté de quêtes annexes fondamentales pour l’obtention des différentes fins du jeu, car il ne nous indique rien. Il n’est ainsi pas rare de croiser un PNJ qui nous informe qu’il part faire une chose bien précise, en insistant suffisamment pour nous faire comprendre que c’est important, mais nous n’aurons pas la moindre indication quant à la direction à prendre. C’est problématique sur une carte dont la taille est aussi démesurée que celle du dernier-né de Hidetaka Miyazaki. Certains seraient tentés de dire que, dans le pire des cas, il suffit de retourner la map dans tous les sens, mais le problème c’est qu’il est possible de passer à côté des différentes étapes de ces quêtes en fonction de votre progression dans l’aventure, car les personnages liés à ces pans d’histoires n’attendent pas et vont au devant de leur destin même sans vous, ce qui peut engendrer pas mal de frustration. Toutefois, il est aussi entendable que cela fasse pleinement partie de l’expérience afin de nous inciter à relancer le jeu, et car cela permet de créer un vrai partage sur les réseaux sociaux. L’entièreté de l’année 2022 a été animée par un énorme élan communautaire d’Elden Ring, qui a permis de voir ces pléthores de guides et d’échanges d’anecdotes s’articuler autour de l’expérience. 

Il est sain de pousser le joueur à chercher par lui-même, mais pour y arriver, il faut faire les choses de façon réfléchie et raffinée. Le but n’est pas de provoquer une frustration face à une situation impossible à démêler sans le recours à une aide externe ou au hasard, mais de nourrir la satisfaction de trouver le bout de la ficelle par soi-même. Cette philosophie se retrouve dans les 272 sanctuaires répartis sur l’ensemble des deux jeux d’Aonuma et Fujibayashi. Chacun est un petit challenge intellectuel qui est soumis au joueur, au cours duquel il est possible de créer ses propres solutions. On interprète les règles du monde d’Hyrule pour les exploiter et les tordre selon nos besoins. Il n’y pas de sentiment plus grisant que de réussir à résoudre une énigme en ayant essayé quelque chose qui ne semblait pas prévu par le jeu. Cela augmente donc le sentiment d’avoir toujours quelque chose à découvrir, car rien ne nous est jamais dit sur les limites possibles. Le joueur est donc toujours dans une phase d’émerveillement, car l’expérience est à même de lui faire découvrir quelque chose de nouveau et d’inattendu même au bout d’une cinquantaine d’heures. Saviez-vous que si vous associez votre bouclier avec un ballon de baudruche, vous pouvez décoller de plusieurs mètres ? Non ? Rassurez-vous, certaines personnes ont découvert ce genre de mécaniques au bout d’une centaine d’heures.

Asarim, le chercheur de mystère du peuple Piaf qui est devenue l'une des mascotte de Breath of The Wild.
Asarim, le maître des indications énigmatiques

C’est une proposition ludique qui incite à ne pas se presser. Il faut observer son environnement, mais il faut aussi prendre le temps de discuter avec les nombreux habitants. À peu de chose près, ils ont tous quelque chose d’intéressant à dire, ou susceptible d’enrichir votre connaissance du monde. Certains permettent de comprendre des mécaniques de base comme le fait que le feu peut faire fondre la glace, ou, qu’en combinant certains ingrédients, il est possible de concocter des plats aux effets rares et puissants. D’autres vous mettront sur la trace de quêtes, qui finissent parfois par se subdiviser en plusieurs quêtes distinctes. Si certaines d’entre elles sont répertoriées dans votre journal de bord, il faut garder en tête que ce n’est pas toujours le cas. Donc quand quelqu’un nous dit innocemment qu’il croit avoir vu quelque chose à droite du rocher en forme de cœur qui se trouve au bout du sentier, il peut être bon d’aller vérifier, car il y a fort à parier que ce n’est pas pour rien. Cette manière de rendre chaque dialogue important, même le plus anodin, est d’ailleurs ce qui permet au jeu d’être plaisant avec une interface minimaliste. De nombreux échanges avec les habitants d’Hyrule prennent véritablement sens qu’une fois arrivé au lieu de l’élément à découvrir. 

Les deux titres utilisent beaucoup la mécanique du temps. C’est-à-dire que si un personnage nous envoie sur la piste d’un oiseau blanc qui apparaît à flanc de montagne, il n’est pas impossible que nous ne trouvions jamais de volatile à l’endroit indiqué. Dans ce cas de figure, deux choix s’offrent à nous : revenir sur nos pas pour nous assurer que nous avons pris le bon itinéraire, ou attendre dans l’espoir que l’animal finisse par se montrer. En étant suffisamment patient, nous comprenons alors que l’animal attendu ne viendra jamais. La description qui nous a été donnée plus tôt est le fruit d’une illusion d’optique causée par le déplacement du soleil qui, à une certaine heure de la journée, dessine l’ombre d’un oiseau blanc qui indique l’entrée d’une grotte. Le temps et les conditions climatiques jouent régulièrement un rôle dans notre périple, ce qui nous oblige constamment à voir plus loin que les informations qui nous sont données. 

L’exemple le plus symbolique est tout le mystère qui entoure l’épée de légende dans les deux aventures. Peu importe l’itinéraire que nous décidons de prendre, nous allons parfois croiser la route d’individus qui discutent de la possible localisation de cet artefact légendaire. De nombreuses rumeurs à ce sujet vont ponctuer notre parcours, certaines avec plus de précisions que d’autres. L’accumulation de ces indications contribue à donner une aura mystique à l’objet, ce qui décuple les émotions ressenties lorsque le jour de la grande découverte arrive enfin. Si cette façon de faire ne concernait que cet objet, la mécanique deviendrait anecdotique, mais nous la retrouvons pour tout un tas d’éléments qui n’attendent que d’être trouvés : des tenues, des sanctuaires, des animaux de légendes. C’est là que The Legend of Zelda tire une grande partie de sa puissance, car si de plus en plus de titres proposent la possibilité de réduire l’interface utilisateur à son strict minimum, cela ne fonctionne jamais véritablement, car le game design n’est pas pensé pour être praticable sans les nombreux marqueurs de position. Quand on opte pour une expérience utilisateur aussi minimaliste, il faut l’assumer jusqu’au bout, sinon le moindre périple revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. 

La lame purificatrice plantée dans le sol.
La lame purificatrice

L’art du minimalisme

Ce minimalisme est une composante de l’expérience qui n’est pas facile à appréhender dans les premiers instants. C’est notamment pour cela que tous ceux n’ayant joué que quelques minutes aux dernières itérations de la saga Zelda, ou qui se sont contentés de regarder de fugaces extraits sur YouTube risquent d’en parler comme des jeux vides. Pourtant, nous avons là deux aventures qui sont l’antithèse de cela, et qui sont caractérisées par une richesse de tous les instants. La raison derrière cette impression trompeuse, est que la philosophie derrière cette recette de monde ouvert est radicalement opposée à ce qui peut se faire ailleurs. Horizon Forbidden West est le parfait représentant de ces jeux qui cherchent à afficher plus de détails que de raison. Il y a une envie tellement profonde de singer la réalité qu’elle supplante toute notion élémentaire de composition de plan et de mise en avant des éléments nécessaire à la bonne marche de l’aventure. Le moindre hectare grouille de végétaux en tout genre, mais il est quasiment impossible de distinguer, sans une interface surchargée, ceux qui servent uniquement à l’habillage du territoire et ceux que nous pouvons utiliser pour la conception de nos équipements. Notre cerveau est accablé par cette décharge d’informations constante. Les hommes d’Aonuma, quant à eux, ont opté pour quelque chose de plus épuré, de plus naturaliste, afin de rendre hommage aux grands espaces qui ont façonné tant d’imaginaires. Ces accumulations de couleurs unies et de textures pas très détaillées sont évidemment des résultantes du manque de puissance de la Switch, mais elles incarnent surtout la volonté du constructeur japonais de proposer une expérience claire et didactique au joueur.

C’est parce qu’il n’y a rien de superflu dans les paysages d’Hyrule que tout ce que nous apercevons à l’horizon peut revêtir un enjeu ludique. L’absence de forêts composées de centaines d’arbres, ou de plaines remplies plus que de raison de buissons inutiles, aide à faire en sorte que notre œil soit constamment attiré par tout ce que l’aventure a véritablement à nous proposer. Peu importe où nous nous trouvons, notre regard sera toujours attiré par un petit nombre d’éléments distincts, dont les itinéraires pour les rejoindre nous ferons remarquer la présence d’un tas d’autres endroits susceptibles de pouvoir satisfaire notre curiosité vidéoludique. Tout est intelligemment placé par les développeurs, de sorte que, peu importe où se pose notre regard, nous puissions être récompensés par cette petite décharge d’adrénaline lorsque la promesse d’un beau périple émerge dans notre cerveau. D’une certaine façon, ce dépouillement visuel permet l’existence de toute la richesse de l’expérience. C’est en arborant aucun artifice inutile que ces deux titres de The Legend of Zelda réussissent à nous abreuver constamment de contenu ludique. Il n’y a rien de plus plaisant que d’arpenter une clairière en direction d’un arbre étrange aperçu quelques minutes plus tôt, car il n’était pas dissimulé au milieu de tout un tas d’éléments visuels servant uniquement à donner un effet carte postale au terrain de jeu. Il y a un aspect balade champêtre qui émane des péripéties de Link et nous renvoie à l’œuvre de Ueda.

Une plaine avec quelques éléments qui se dessinent à l'horizon afin de piquer la curiosité du joueur.
L’art du design par la soustraction

Il y a une filiation assez évidente entre Shadow of The Colossus et le diptyque initié par Breath of The Wild, et qui va bien au-delà des mécaniques d’escalade et de la jauge d’endurance. Ce lien est d’ailleurs assez amusant à observer quand on garde à l’esprit que le deuxième titre de la Team Ico était en quelque sorte un jeu qui se réclamait de Zelda. Après tout, Wander n’est-il pas un jeune garçon armé d’une épée et d’un arc, chevauchant un cheval à travers de larges contrées pour sauver ce qui semble être une princesse ? La grande différence étant que la quête du chef d’œuvre de Ueda est teintée d’un pessimisme qui a toujours été absent de la saga de Nintendo. À partir du moment où nous triomphons du premier colosse, nous pouvons deviner qu’il n’y aura pas de fin heureuse. Le monde que parcourt Wander, le héros de Shadow of The Colossus, est une vision annonciatrice du royaume de Breath of The Wild. Hyrule est presque aussi dépouillé que le monde des colosses. Il est évidemment plus vivant, car nous pouvons rencontrer des monstres, différents peuples et s’arrêter dans des établissements protégés, mais le ressenti reste le même. Nous explorons dans les deux œuvres les vestiges d’une civilisation à l’abandon. Marquée par un triste sentiment de ruine et de gloire passée inaccessible. Cette volonté de réduire la vitalité civilisationnelle d’un monde permet d’accentuer le gigantisme des territoires sauvages qui se dressent devant notre avatar. Il n’y avait pas de façon plus adroite pour nous faire ressentir le poids d’un territoire dans lequel nous prenons plaisir à nous perdre. Cet héritage, assumé par l’œuvre de Aonuma, permet de lui faire revêtir un aspect relaxant, bien aidé par le travail du son qui ne verse jamais dans la surenchère. 

La musique a toujours joué un rôle dans The Legend of Zelda. Les compositions musicales de la série font partie des plus connues de l’industrie vidéoludique, mais, ce qui nous intéresse, c’est l’importance fondamentale qu’elles ont toujours eu au cœur des différentes aventures. Beaucoup d’entre elles proposent des instruments de musique dont l’importance est cruciale pour progresser dans l’histoire. Nous pensons notamment à Ocarina of Time et Link’s Awakening. De nombreux thèmes sont récurrents et connaissent des évolutions qui vont de pair avec celles des jeux. La déception de certains fans fut grande quand ils ont pu poser les mains sur Breath of The Wild, se rendant ainsi compte que la musique avait une place moins grandiloquente, et beaucoup plus subtile. En effet, le tournant opéré en 2017 dit adieu aux grandes envolées orchestrales pour s’orienter vers quelque chose de beaucoup plus sobre et effacée. La majeure partie du temps, le joueur est accompagné d’une douce mélodie de seulement quelques notes au piano, comme pour épouser à la perfection la promenade minimaliste qu’est en train de vivre celui qui tient la manette. Il y a un aspect impressionniste dans ce travail de la musique et du son, car le but recherché est de nous plonger dans une atmosphère spécifique, tout en utilisant un fort pouvoir évocateur. Cette approche colle à la perfection à l’approche des deux derniers Zelda. De grands thèmes récurrents auraient fini par devenir lassants, alors que cette approche fragmentée, faite de morceaux qui se lancent et s’évanouissent au gré du vent permet de servir le but premier des développeurs de Nintendo : nous plonger dans la nature et pas uniquement au cœur d’une légende épique. On peut ainsi retrouver une variation de la philosophie de Fumito Ueda, car ce design déconstruit tend à montrer une nouvelle fois que le moins peut être supérieur au plus. Ces compositions évanescentes permettent de laisser la nature exister

L’une des grandes réussites du travail sonore effectué sur Breath of The Wild et Tears of The Kingdom est de savoir quand la musique doit s’effacer tout doucement, pour laisser place aux sons environnementaux. Nous sommes dans un Hyrule beaucoup moins vivant que par le passé. C’est un royaume qui a connu la défaite et l’échec de Link dans la lutte millénaire contre le Fléau, cette réincarnation inévitable de l’Avatar du Néant. Ce territoire, d’abord à l’agonie, en attente d’un sauveur, puis en pleine phase d’éveil et de reconstruction ne pouvait pas être accompagné d’une musique omniprésente, car cela aurait créé une dichotomie néfaste sur l’ambiance globale. C’est pour cela que tous les sons du jeu ont été conçus avec un soin peu commun. Nous pensons notamment au bruit des pas de Link qui prennent en considération la moindre surface et l’équipement qu’il porte. Cela crée des sonorités relaxantes, mais qui nous raccroche à une forme d’organicité des zones arpentées. En tendant l’oreille, il est ainsi aisé d’entendre les petites variations indiquant la présence d’un Korogu. L’espace et la distance sont constamment pris en considération. Il suffit de jouer avec un casque pour apprécier le bruit des courants d’eau, des herbes hautes balayées par la brise et qui se réverbère contre les imposants arbres répartis ici et là. L’aspect organique des sons et de la musique permet de jouer avec les joueurs. Si les musiques sont plus discrètes en pleine nature, elles occupent une bien plus grande place dans les villes et les relais, ou d’autres endroits spécifiques. Comme les changements d’ambiances ne se font pas de manière brutale, le joueur a ainsi tout le loisir d’essayer de trouver la source d’où semble provenir cette musique. Plus il se rapproche de la zone recherchée, plus la partition se substitue aux sons naturels. Cela crée une d’interactivité entre le joueur et le son, et donne une forme de grandeur aux nombreux moments passés dans les reliefs d’Hyrule où le vent et les sons qu’il porte sont nos seuls compagnons. 

La nature apaisante de The Legend of Zelda.
Une certaine idée de l’harmonie

La science du relief

Le relief est au centre de tout dans ces deux jeux, pour des considérations qui vont bien au-delà du visuel et de l’ambiance sonore. C’est un élément de game design central. Au cours de nos centaines d’heures au cœur des vastes contrées de la Tri-Force, nous arpentons des forteresses massives, des tours vertigineuses, de vastes plaines qui attendent que nous percions leurs secrets. Nous en avons déjà brièvement parlé, afin de stimuler notre curiosité et nous inviter à l’exploration, sans rien indiquer de façon extra-diégétique sur l’interface utilisateur, les équipes d’Aonuma ont mis les lignes de visibilités au centre de leurs préoccupations lors de la construction de ce monde virtuel. Si Nintendo a toujours été opaque sur ses processus de développement, l’entreprise japonaise a tenu une grande conférence en 2017, parallèlement à la sortie de Breath of The Wild, lors de la Computer Entertainment Developers Conference. Les équipes de développement étaient venues avec de nombreuses présentations pour expliquer le cheminement d’idées qui leur a permis d’aboutir à donner corps à cette révolution du jeu en monde ouvert. C’est à cette occasion que la notion de triangles a été mise en lumière.

Pourquoi cette structure géométrique est-elle si primordiale dans le renouveau de la saga Zelda ? La réponse est simple : toute l’aire de jeu est constituée de triangles. La quasi-totalité des obstacles, des sommets abrupts aux collines, est modélisé à partir de la forme d’un triangle avant que les couches de textures ne soient ajoutées. Selon les développeurs, il s’agit de la forme géométrique parfaite pour servir de base à la construction d’un niveau, car elle nous invite à choisir entre la contourner ou l’escalader, deux actions qui conduisent ensuite à d’autres choix du même type au fur et à mesure que nous avançons et découvrons de nouveaux territoires. De plus, ces triangles constituent l’endroit idéal pour cacher des secrets grâce aux nombreux angles morts qu’ils permettent, ce qui nous donne un sentiment de récompense lorsque nous découvrons quelque chose de nouveau de l’autre côté. Nintendo a veillé à ce que les structures importantes puissent être vues de loin en les rendant hautes, et a mis au point un système dans lequel plus la structure est haute, plus elle est importante. C’est pour cela que nous sommes toujours en mesure de trouver un point de repère d’ordre capital en tournant la caméra. Il peut s’agir d’une tour d’observation, du château de la famille royale ou du volcan des gorons. Ainsi, nous ne sommes jamais perdus. Le choix de la direction nous incombe, et quoi que nous décidons, nous sommes amenés à faire face à une combinaison de triangles qui obscurcissent notre champ de vision tout en nous invitant à jouer avec.

Le triangle, cette forme qui nous invite à contourner ou escalader.
Des triangles partout

Tears of The Kingdom, de par sa structure basée sur trois niveaux d’altitude, pousse la formule plus loin, car la notion de triangle n’est plus suffisante. Aucune montagne ne peut être en mesure de cacher la vue sur l’un des nombreux archipels célestes qui dominent les cieux du royaume. Il a donc fallu utiliser le relief intelligemment pour toujours indiquer une voie favorable pour commencer son ascension. Il est ainsi plus efficace de se construire une montgolfière, ou d’utiliser le pouvoir Rétrospective sur un rocher tombé du ciel, depuis un terrain surélevé que depuis le plateau d’une plaine. Une fois arrivé sur l’île la moins haute, un nouveau territoire s’offre à nous, au sein duquel nous nous rendons compte que d’autres îles encore plus en altitude nous attendent. Le simple fait de chercher à les atteindre devient alors un nouveau laboratoire d’expérimentations ludiques. La gestion de l’endurance, de nos réserves en batteries pour les véhicules, et la capacité à tirer profit des conditions climatiques prennent alors une importance encore plus cruciale que sur la terre ferme. La moindre erreur, ou l’absence d’anticipation peut provoquer une chute qui, si elle ne sera pas fatale à condition d’utiliser la paravoile, nous éloignera drastiquement de l’objectif fixé. L’une des questions qui revient le plus est la suivante : comment puis-je atteindre cet endroit qui semble inaccessible ? 

Dans cette science du relief, les profondeurs du royaume d’Hyrule représentent une nouvelle étape du savoir-faire des équipes de Nintendo. Cette deuxième carte, qui a la même superficie que celle des territoires terrestres, a fait couler beaucoup d’encre. Certains l’adorent, d’autres la détestent, mais il y a rarement de juste-milieu. Pourtant, outre le fait que nous y trouvions les meilleures tenues, certaines faisant référence à de précédents épisodes, ou que la difficulté y soit beaucoup plus ardue à cause des miasmes, il y a surtout une liaison topographique fascinante à établir entre les terres de Ganondorf et celles de la famille royale. Si les premières heures au cours desquelles nous essayons de cartographier cette zone inconnue et inquiétante sont abruptes, et parfois décourageantes, nous arrivons vite à la conclusion que les deux territoires sont le miroir de l’autre. Si une structure se trouve à la surface, nous pouvons être sûrs que nous trouverons des ruines correspondantes dans l’obscurité des profondeurs. Il en est de même pour le moindre relief. En effet, les montagnes du royaume laissent place à d’immenses canyons sous terre. Les points d’eau de la surface se matérialisent sous la forme de façades rocheuses impossibles à contourner sous terre. 

La carte et notre faculté à savoir lire les zones de relief apportent un nouvel enjeu ludique à ce pan de l’aventure, qui ne se limite pas qu’à décocher des graines lumos pour voir plus loin que le bout de son nez. C’est l’un des plus gros atouts de l’aventure et il est primordial de s’en imprégner si nous souhaitons trouver les 120 sanctuaires répartis sur les différentes régions du continent. Pourquoi demanderez-vous ? Car chaque racine purificatrice indique la présence du sanctuaire qui lui est associé à la surface, et inversement. Nous avons ainsi les deux faces d’une même pièce qui affirme le statut de jeu d’aventure absolu qu’est Tears of The Kingdom, même pour un joueur qui aurait fait Breath of The Wild de fond en comble, et qui aurait la naïveté de penser que cette nouvelle itération n’a rien à lui faire découvrir ou redécouvrir. 

Link s'élançant vers les archipels célestes.
Le ciel n’attend que nous

Le plaisir de la redécouverte

Dans le monde du jeu vidéo, nous aimons la nouveauté, nous adorons la sensation exaltante qui résulte de la découverte d’un nouveau monde. Peu importe la licence qui fait chavirer notre cœur, il est, pour beaucoup, inconcevable d’arpenter un territoire que nous connaissons déjà. C’est une préoccupation que nous voyons prendre en importance depuis quelques années sur les réseaux sociaux, sur lesquels nous pouvons voir l’anathème « c’est un 1,5 » être agité dès qu’un nouveau jeu ne met pas à la poubelle tous les acquis du précédent opus pour proposer une nouvelle révolution. God of War Ragnarök a souffert de ces quolibets, Spider-Man 2 aussi, et, bien évidemment, ce fut aussi le cas pour Tears of The Kingdom quand nous avons eu la confirmation que, en dehors des profondeurs et des archipels célestes, nous arpenterions le même royaume d’Hyrule que dans Breath of The Wild. Il y a pourtant tellement de choses à faire et à dire en continuant d’explorer des territoires connus.

La saga Like A Dragon est très liée au quartier de Kamurocho. C’est d’ailleurs un euphémisme de le dire, car c’est un lieu présent dans tous les jeux de la saga principale, même s’il est souvent accompagné d’autres aires de jeu pour amener une forme de diversité. Pourtant, il s’agit bien de l’entité majeure de cette fresque du monde de la pègre japonaise, au point de servir de théâtre aux événements de la série dérivée Judgment. Ce qui fait la sève de l’expérience, c’est de voir la façon dont ce quartier évolue et se transforme au fil du temps. Le Kamurocho des années 80 du Yakuza 0 n’est pas le même que celui du 6 qui se passe en 2016. Le quartier change avec son époque et permet aux joueurs de voir les affres du temps s’opérer petit à petit sur l’urbanisme, ainsi que sur les mentalités de ceux qui peuplent ces blocs de pierres. Il n’est donc pas nécessairement sot ou fainéant d’exploiter une zone de jeu qui a fait ses preuves, car elle sert de point de repère. Le tout est de savoir comment éviter le sentiment de redites. Il faut réussir à provoquer un sentiment de découverte et de doute alors que nous arpentons un territoire que nous pensons maîtriser comme notre proche. Pour y arriver, les développeurs peuvent ajouter de nouveaux lieux, des variations d’environnements, rajouter des capacités qui permettent de changer la manière dont nous parcourons le jeu, et il se trouve que Tears of The Kingdom fait tout cela à la fois. 

Kamurocho, le quartier mythique de la saga Like A Dragon.
Kamurochō perdure au fil des années

Hyrule a été profondément changé par le réveil de Ganondorf. Les territoires célestes du peuple soneau sont apparus, des ruines sont tombées du ciel, de nombreuses grottes et cavité ont fait leur apparition à cause du soulèvement provoqué par le retour du monde des miasmes. Des failles gigantesques se sont également ouvertes pour ouvrir les accès d’un monde souterrain plongé dans une obscurité totale. La topographie générale reste pourtant la même, avec le château royal au centre, le volcan d’Ordinn au nord-est et le désert des gerudos au sud-ouest. Tout est identique et pourtant, tout est différent. L’introduction aide à balayer l’apparition des craintes quant à l’absence potentielle de nouveautés. Après une courte séquence linéaire et scriptée, nous nous réveillons sur un des plus gros archipels célestes de l’aventure. Nous faisons face à la nouveauté de ces étendues, nous découvrons les soneaux et les golems qu’ils ont créés. Nous ne savons rien de cet endroit, nous faisons l’expérience d’une nouvelle ambiance musicale, de nouveaux pouvoirs et de nouvelles mécaniques qui changent complètement les possibilités d’expérimentation déjà large du précédent épisode. Le sentiment de nouveauté est magnifié par la scénographie, car nous dominons tout le royaume et nous pouvons voir au loin toutes les îles flottantes qui n’attendent que nous. Le souffle du vent amplifie l’appel de l’aventure qui explose de mille feux lors de notre premier saut pour rejoindre les lopins de terre que nous avons domptés six ans plus tôt. 

Là encore, le jeu fait en sorte que nous nous sentions déstabilisés. C’est l’Hyrule que nous connaissons, mais les différences sont flagrantes, comme en atteste l’existence du Fort de Guet, une ville qui n’existait pas dans le précédent épisode. Depuis ce nouveau centre urbain, nous prenons ensuite connaissance des nouveautés que sont les grottes, les cavernes et les failles. Nous apprenons à utiliser nos pouvoirs pour changer notre rapport à l’exploration. L’utilisation du pouvoir Infiltration dans une grotte nous permet, à l’occasion, de découvrir de nouvelles sections cachées au sein des montagnes. Alors que nous continuons notre route, notre cerveau est rapidement plongé dans un état de doute permanent, car l’inconnu et le mystère demeurent. Les changements qui affectent les villes et les biomes climatiques connus ne font que densifier cette sensation. Les lieux qui nous ont profondément marqués ont changé. Le plateau du prélude, où nous avons tous appris à maîtriser tous les systèmes de jeu dans une relative tranquillité en 2017, porte les sévices du retour du Roi Démon. C’est désormais un lieu inhospitalier et dangereux, sous la domination de créatures mortelles et du gang des Yigas. Tout n’est plus que chaos et souillé par des couches épaisses de miasmes. C’est un des nombreux moments qui permettent de comprendre pourquoi Nintendo n’a pas dit adieu à la carte de Breath of The Wild. Cette décision apporte une histoire propre à chaque joueur. Le rapport à la carte est alors plus intime que jamais, car elle aura une résonance différente en fonction du vécu de celui qui tient la manette. 

C’est le moment où le rédacteur que je suis se permet une petite entorse et utilise la première personne. Arpenter ce royaume sur lequel j’ai passé tant d’heures dans Breath of The Wild m’a fait le même effet que lorsque j’ai remis le pied sur le sol français en 2022, après plus de trois ans sans être revenu sur ma Terre natale. J’étais en terrain connu et, pourtant, une vérité s’imposait : tout avait drastiquement changé en si peu d’années. Les boutiques étaient différentes, les visages moins familiers. C’était comme être un étranger chez soi. Après les années difficiles que nous avons vécues, marquées par l’infamie de ces longs confinements, Hyrule a été une terre d’évasion pour moi. J’ai vécu avec cet espace de jeu pendant des centaines d’heures. J’y ai passé tellement de temps qu’il est profondément ancré dans mes souvenirs et fait même écho à certains de mes souvenirs de vie. Comment être insensible alors lorsqu’il est l’heure de replonger dans ce royaume qui a évolué sans nous ? C’est à ce moment-là que je me suis rappelé de l’importance des mondes virtuels qui animent nos pérégrinations vidéoludiques. Pourquoi vouloir leur dire adieu alors qu’une revisite réfléchie peut être tout aussi percutante ? Tears of The Kingdom m’a rappelé une émotion que seul Red Dead Redemption 2 m’avait fait ressentir. Lorsque j’ai pu arpenter avec John les contrées du grand ouest qui avait été le théâtre principal du premier opus, leur aspect désertique m’a fait vivre un profond sentiment de solitude après ces dizaines d’heures chargées d’événements en compagnie d’Arthur Morgan. C’était un endroit que je connaissais et que je revisitais avec un nouveau prisme, plus conscient de la dramaturgie de l’œuvre et de son territoire. Les environnements des jeux vieillissent avec nous, et je suis plus convaincu que jamais de l’utilité ludique de nous faire vivre cette expérience du temps, quitte à donner la fausse impression de faire un choix de facilité. 

La redécouverte de la zone du premier Red Dead a un je ne sais quoi de perturbant dans le deuxième opus.
La curieuse nostalgie qui accompagne la redécouverte d’un lieu connu

En renversant les conventions du monde ouvert, mais surtout les siennes, The Legend of Zelda a démontré l’importance de penser le moindre aspect d’une aventure par le prisme du ludisme. Un élément ne doit jamais être placé au hasard, en particulier dans un monde ouvert où l’un des buts premier reste de susciter l’appel de l’aventure au sein du cœur des joueurs. Avant d’être un genre, le monde ouvert est un outil de game design. Le plus fascinant, c’est que le principe de base de ce diptyque n’a rien d’exotique. Il s’agit juste de nous donner toutes les clés de l’exploration, tout en vivant en symbiose avec le monde qui nous entoure. Il convient de faire corps avec l’expérience pour en retirer sa substance. Ce sont deux expériences qui vont à l’essentiel et ne cherchent qu’à proposer un résultat en accord avec leur proposition. Nous sommes très loin de la philosophie de certains jeux qui essaient de tout faire sans jamais rien accomplir de satisfaisant. C’est un voyage minimaliste qui est paradoxalement d’une richesse infinie grâce à l’existence de règles qui entrent en résonance perpétuelle les unes avec les autres. Breath of The Wild et Tears of The Kingdom ne sont pas seulement de grands jeux vidéo, ils sont LE jeu vidéo. Ils nous rappellent cet émerveillement enfantin de la découverte et du plaisir de la réflexion. 

Sources

Articles – internet

https://www.cbr.com/zelda-botw-design-exploration/

https://screenrant.com/botw-open-world-breath-wild-exploration-zelda-sequel/

https://www.grahamoflegend.com/blog/how-zelda-breath-of-the-wild-completely-nails-exploration

Vidéos

Less is More – An Analysis of The Legend of Zelda: Breath of the Wild’s Soundtrack.

Comment Zelda a révolutionné le jeu vidéo en openworld (Ft. TheGreatReview)

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The Art Of Jusantrépondre
janvier 29, 2024 at 10:00 am

[…] Dans le contexte de Jusant, le désert n’est pas simplement un décor, mais une métaphore du déclin et de la nécessité de régénération. Les vastes étendues désertiques du jeu symbolisent la nature aride d’un monde en détresse, mais contrairement à d’autres récits, Jusant introduit la possibilité de transformation. Les joueurs sont invités à renouveler ces terres dévastées, à faire renaître la vie, et à créer un nouvel espace où l’espoir peut fleurir. Cet appel à l’exploration n’est pas sans rappeler le ludisme qu’emploi un jeu comme Breath of the Wild, dont Brian vous parlez dans son article. […]

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