Final Fantasy XV, l’anti-road trip ?

Axiomes

Je n’irai pas par quatre chemins, Final Fantasy XV est un jeu avec lequel j’ai un passif. Lorsque le jeu fut annoncé en 2006, je me rappelle encore l’excitation du jeune adolescent de 14 ans qui découvrait ce projet plein de promesses : Fabula Nova CrystallisFinal Fantasy XIIIFinal Fantasy Agito XIII et enfin, Final Fantasy Versus XIII. J’ai attendu… longtemps ! Un temps qui m’a paru infini à l’époque. Entre temps le jeu a changé de nom et de directeur et c’est finalement en 2016 que j’ai pu poser les mains sur celui qui s’appelait désormais Final Fantasy XV. J’avais 24 ans. D’abord séduit, le jeu a fini par me tomber des mains au début du chapitre 14, donc au moment de la dernière ligne droite. Il m’aura fallu huit ans pour le relancer, reprendre tout depuis le début et finalement terminer le soft.

Mon avis sur le jeu a-t-il changé ? Pas vraiment, mais je le regarde aujourd’hui avec des yeux différents. Ce qui m’intéressait, en refaisant le jeu, c’était de comprendre ce qui, fondamentalement, dysfonctionnait en lui. Final Fantasy XV est une machine qui déraille dans le sens où ses différents éléments s’imbriquent mal les uns dans les autres, fonctionnent mal les uns avec les autres voire se neutralisent. A ce titre, Final Fantasy XV est un jeu disposant d’une assez faible intégration structurelle de ses parties. Il peine à être un tout cohérent. Il ne s’agit pas ici de faire un catalogue de tout ce qui fonctionne mal dans le jeu, ni de revenir sur son développement chaotique (bien que cela permette de comprendre la genèse de ces dysfonctionnements), ni non plus de faire le compte des bons et mauvais points du jeu. Pour ces choses-là, je renvoie au livre de Jérémy Kermarrec, La Légende de Final Fantasy XV, qui fait très bien tout cela. L’ouvrage, en retraçant le développement du jeu et en revenant sur les problématiques propres à Square Enix à l’époque (et au jeu vidéo japonais plus largement), tisse une toile assez exhaustive de ce qui explique l’état du jeu. Au-delà de ça, il aborde également le jeu de l’intérieur pour comprendre comment se manifestent ces dysfonctionnements dont il a précédemment tracé la genèse. Si je reprendrai en partie certains de ces éléments d’analyse, la question que j’entends me poser suggère un léger décalage.

Problemata

Il y a un consensus qui veut que Final Fantasy XV soit un jeu dont la structure ludico-narrative est celle du road trip. D’ailleurs, assez tôt dans le développement cette idée se fait jour : Nomura disait vouloir raconter l’histoire d’un groupe d’amis qui se concentrerait précisément sur les relations amicales. L’idée du road trip prendrait racine dans cette première envie qui aurait été affinée tout au long du développement et confirmée lors de la prise en charge du jeu par Tabata.

Je le répète à l’envie : n’écoutons pas trop les créateurs sur ce qu’ils disent de leurs propres œuvres. Une œuvre n’est pas contenue tout entière dans les intentions de ses créateurs, à plus forte raison lorsqu’elle est une œuvre collective. Dès lors, posons-nous plutôt la question : Final Fantasy XV est-il bien le road trip qu’il prétend être ?

A fantasy based on reality

Il est bon, je crois, de partir du point suivant : avant d’être un road trip, Final Fantasy XV est un jeu à la croisée des chemins.

               Comme le rappelaient à l’envie Nomura et ses successeurs, Final Fantasy XV est une « fantasy based on reality ». Jérémy Kermarrec rappelle bien dans son ouvrage que le terme anglais de « fantasy »renvoie davantage au récit merveilleux que fantastique dans la langue de Molière. Petit rappel pour ceux qui auraient oublié leurs cours de cinquième : dans le merveilleux le surnaturel est considéré comme normal, alors que dans le fantastique il fait irruption dans un monde qui se voit bouleversé par son apparition (ou bien l’ouvrage laisse en suspens la possibilité de trancher entre explication naturelle et scientifique). Les contes relèvent du merveilleux, le Horla de Maupassant du fantastique. Traditionnellement la saga Final Fantasy s’ancre plutôt dans le domaine du merveilleux : les monstres, les démons, la magie sont choses admises à l’intérieur de l’univers du jeu. Dans Final Fantasy XV, le cas est plus épineux. Le point de départ est celui d’un monde qui ressemble le plus largement possible à notre monde contemporain. La ville d’Insomnia, capitale du Lucis, est largement inspirée de celle de Tōkyō, celle de Lestallum de la Havane, enfin Altissia est incontestablement la Venise du monde d’Eos. Le jeu entend foncièrement ancrer son épopée dans un monde contemporain, inspiré au plus près de notre réalité. J’ai parlé des villes, mais cela se manifeste évidemment aussi par la présence de voitures, de radios, de télévisions, de smartphones, de mitraillettes, etc. En même temps le jeu se permet quelques crochets par une science-fiction soft : présence de vaisseaux de l’Empire notamment.

A cette première brique, s’ajoute une deuxième : le récit géo-politique. Le jeu s’ouvre – je passerai la question de savoir si tel ou tel élément est présent dans le jeu ou dans ses à-côtés comme le film Kingsglaive par exemple, afin de ne pas embrouiller mon propos, même s’il est évident qu’il s’agit là une faiblesse évidente du soft qui le met parfois à la limite de la malhonnêteté – sur une situation de conflit entre deux puissances politiques, deux nations souveraines : l’Empire du Niflheim dont l’imperium s’étend sur la quasi-totalité du monde, le Royaume du Lucis dont une grande partie du territoire a déjà été conquise. Lorsque commence l’aventure, les deux puissances sont en passe de signer un traité de paix entérinant les annexions impériales en échange d’une garantie du respect de la souveraineté du Lucis sur sa capitale et ses alentours immédiats. Ce traité sera d’ailleurs l’occasion de tensions internes à l’intérieur du Lucis et causera la trahison de la Garde royale, le roi Régis apparaissant comme traître à toute une partie de la population désormais réfugiée à Insomnia et vivant, pour beaucoup, une vie de citoyens de seconde zone. En bref, si l’Empire est évidemment montré comme plutôt méchant, et le Lucis comme vaisseau du Bien, il n’empêche que les lignes sont quelque peu floues, conformément aux volontés premières de Nomura. Si on veut accentuer ce point, on ajoutera que l’Empire en tant que tel n’est pas tant poussé par la volonté de faire le mal que par une hubris proprement impériale et technologique. Le Lucis, de son côté, par la présence du cristal magique en son sein, est la seule nation véritablement dotée d’une puissance surnaturelle et est, par conséquent, de nature à déséquilibrer un monde proprement politique.

Évidemment, ce traité de paix n’était qu’un leurre et le Niflheim en profite pour organiser un attentat dans les murs d’Insomnia, tuant au passage le roi Régis et asseyant sa domination sur le dernier bastion du Lucis. Si l’on regarde ce point de départ, on a une volonté assez intéressante ici, non pas seulement de proposer des relations politiques, mais de les ancrer précisément dans ce monde décrit plus haut comme prenant racine dans notre réalité. Un monde politique de zones d’ombres et où se mêlent guerres classiques, diplomatie, attentats, complots, déplacements de populations, discrimination, etc. Une tentative, sur le papier, audacieuse !

Merveilleux, fantastique et aventure

 J’ai séparé ces deux premières briques, mais on voit bien qu’elles reposent l’une sur l’autre. A savoir, que la tentative de dépeindre des rapports géopolitiques relativement contemporains s’appuie sur la peinture d’un monde inspiré du nôtre et participe en retour à le renforcer.

               Il y a ensuite un deuxième grand bloc, dont je parlerai en deux temps. Tout d’abord, le monde de Final Fantasy XV, est un monde qui reprend aux codes du genre de la fantasy : c’est un monde où la magie est présente, où l’on trouve des êtres magiques (ici principalement les daemons), des dieux qui interagissent directement avec les humains, et enfin des individus qui entretiennent un rapport privilégié avec le divin : la lignée des Oracles et la lignée des rois du Lucis. L’originalité de Final Fantasy XV tient à ce qu’il se situe sur une limite surprenante entre le fantastique et le merveilleux. On a à la fois cet univers classique de fantasy lorgnant du côté du merveilleux où l’existence de ces personnages surnaturels ne choque pas. Mais d’un autre côté, Oracle et roi du Lucis sont les seules présences de magie persistantes dans cet univers. Les sorts magiques sont plus ou moins rationalisés, les expérimentations du Niflheim relèvent dans le lore de la science plutôt que de la magie, les hommes semblent considérer les dieux comme des mythes plutôt que comme des réalités (jusqu’à ce que ceux-ci se réveillent et se manifestent aux hommes), et même le « mal de la planète » est décrit comme trouvant son origine dans une souche mutante d’un protozoaire nommé le Plasmodium malariae (agent pathogène bien réel !). Encore une fois, mélange assez surprenant lorgnant plus du côté du fantastique que du merveilleux, mais pas totalement !

               Ce lore de fantasy permet de donner les points d’ancrage d’un récit d’aventure relativement classique où un héros, choisi par les dieux, est destiné à purifier le monde du mal. L’ensemble adopte la structure de beaucoup de J-RPG où le protagoniste est accompagné par divers compagnons qui l’aident à accomplir sa tâche. Au cours de leur aventure ils rencontreront d’autres personnages qui seront tantôt des soutiens, tantôt des adversaires, parfois les deux (l’Oracle Luna, son frère Ravus, les mécanos Cid et Cindy, la mercenaire Aranea…). D’ailleurs, Noctis sait d’emblée qu’il est le roi élu et qu’il aura à rétablir l’équilibre dans la force, quand bien même ce n’est que vers la fin du jeu qu’il prendra connaissance de son nécessaire sacrifice pour la mener à bien. La particularité de Final Fantasy XV tient ici au fait que Noctis n’aura pas à défaire les forces du mal, ni l’incarnation de celles-ci : ce à quoi il mettra fin, c’est au « mal de la planète », cette maladie réapparue et qui transforme les êtres en daemons et fait progressivement basculer le monde dans une nuit éternelle. Le mal qui menace et auquel doit faire face le héros est indépendant de l’activité humaine et même de tout agent conscient. C’est seulement l’hubris de certains qui entendent se servir de la maladie à leur avantage qui donne à la quête de Noctis une dimension morale à proprement parler. D’abord la rivalité entre Ardyn et son frère (il y a 2000 ans), puis les velléités expansionnistes de l’empire du Niflheim. Là encore, Final Fantasy XV se démarque, tout en se rapprochant un peu du septième épisode de la saga.

Ce qui rend la chose singulière ici, c’est d’ancrer cela dans un contexte géopolitique grisé (du moins en partie) où le conflit entre nations fait fond sur une catastrophe plus ou moins naturelle. Noctis n’est pas tant le hérault du Bien que le médecin d’un monde que certains souhaitent l’empêcher de guérir au profit de leurs ambitions personnelles. Cependant, et c’est là où le bât blesse, le jeu ne parvient pas à tenir ces deux bouts ensemble jusqu’à la fin. La désintégration de l’Empire du Niflheim, submergé par les forces qu’il espérait contrôler, signe la fin de toute considérations d’ordre géopolitiques dans le jeu. Toute la fin n’en fait plus mention. Si bien que ce qui apparaissait comme un parti pris audacieux se révèlera finalement n’être qu’une toile de fond, un prétexte peu développé et vite battu brèche quant à ce que le jeu entend raconter. D’ailleurs, une bonne partie de ces considérations a tout simplement été rejetée dans le film Kingsglaive et sont absentes du jeu lui-même. On sera également surpris de voir à quel point les habitants de la région de Duscae et du monde d’Eos en général semblent bien peu affectés par les événements politiques et même surnaturels qui se déroulent sous leurs yeux. Leur royaume s’effondre, mais il n’y a ni révoltes, ni guérilla, ni pillages. Pas de désespoir particulier, ni de factions témoignant d’un entrain particulier devant l’invasion du Niflheim. Au fond, le jeu prétend vouloir s’ancrer dans une réalité contemporaine dont il a cependant gommé toutes les aspérités, tout ce qui en fait… la réalité.

Road trip baby !

Enfin, le dernier grand bloc qui constitue Final Fantasy XV, et qui est supposé en donner la structure d’ensemble, c’est cette forme du road trip. Pour rappel, le jeu commence lorsque Noctis, prince du Lucis part en voiture avec ses quatre amis et gardes du corps, par ordre de son père pour épouser Lunafreya, l’Oracle. Il s’agit là d’une des clauses du traité en passe d’être signé avec le Niflheim. Une fois partis, nous retrouvons notre boys band en panne sur le bord de la route en train de pousser leur voiture jusqu’au garage de Cid et de sa petite-fille Cindy.

Toute la première partie du jeu prend place dans une grande zone ouverte, la région de Duscae, que nos jeunes héros fraîchement sortis de l’adolescence auront le loisir d’explorer à l’envie. La regalia, voiture que le roi Regis a confié à son fils et ses amis, sera le principal moyen de déplacement dans ce vaste espace assez largement naturel avec ici ou là des villes et surtout des stations-service, diners, micro-villages. La structure est dès lors celle de tous les open-world de l’époque : une carte, des indicateurs à foison qui sont révélés moyennant certaines actions (demander des informations aux tenanciers des diners), des quêtes secondaires, des chasses aux monstres, quelques activités annexes comme la pêche et évidemment les quêtes principales. A ce titre, Final Fantasy XV fait montre d’une sagesse sans folies. Les développeurs ont regardé du côté de ce qui se faisait en occident en termes de rapports à l’espace et y ont collé la structure désormais classique des J-RPG.

On se retrouve avec une myriade de quêtes secondaires sans aucune saveur : allez chercher ceci, faîtes des photos à tel endroit, allez tuer tel monstre ou encore parler à tel PNJ. Le tout est complètement, ou presque, déconnecté du reste du jeu. C’est-à-dire que vous auriez pu prendre ces quêtes, les déplacer dans un autre J-RPG, cela n’aurait choqué personne tant l’impersonnalité règne ici.

Le world building s’articule autour des routes que l’on parcourt avec la Regalia, des parkings (même si l’on peut arrêter la voiture et en sortir à tout moment), des sentiers partent de ces mêmes routes, et enfin les spots à feux de camp pour se reposer. En effet, le jeu oblige plus ou moins le joueur à utiliser ces lieux pour camper. La nuit est dangereuse et les « animaux » laissent place aux daemons, bien plus puissants. C’est aussi l’occasion d’engranger l’expérience accumulée au cours de la journée.

Problème d’open world I

Je rappellerai ici deux choses : lorsque sort Final Fantasy XV, The Witcher 3 : Wild Hunt est sorti depuis plus d’un an et demi. Ce dernier proposait des quêtes annexes dont l’intégration organique à l’univers était variable : certaines pouvaient avoir des conséquences déterminantes sur l’histoire principale, d’autres pas du tout. Cependant, toutes ces quêtes participaient à renforcer la cohérence de l’ensemble. Même la recherche de la poêle d’une vieille dame se faisait le reflet de ce monde ravagé par la guerre et les monstres pullulants avec tout ce que cela entraîne de peurs, d’angoisse, de manques et de misère en général. A noter que cela permettait également d’ancrer Geralt de Riv lui-même dans ce monde, au travers de son rôle de sorceleur. Dans Final Fantasy XV, rien de tel ici : personne ne paraît particulièrement affecté par les événements, la vie suit son cours tranquillement et le premier idiot venu demande au nouveau roi d’effectuer les plus basses besognes pour quelques Gils. Dans un monde où existent les smartphones, il est ridicule que Noctis passe à ce point inaperçu. Imaginez un monde où le Prince William se plierait en quatre pour aller faire vos courses le samedi matin… « based on reality » qu’ils disaient. La crédibilité et la volonté de coller au réel en prennent ici un sacré coup. La structure de jeu de rôle classique, appliquée sans réflexion, fait voler en éclats le sol sur lequel le jeu entend se construire.

Et c’est sans compter sur le fait que cette structure se prête fort mal à l’urgence qui caractérise la situation de nos héros ! C’est un reproche qui est fait à de nombreux jeux de rôle, le dernier en date étant Final Fantasy VII : Rebirth. Mais je crois que Pier-re a tout à fait raison lorsqu’il défend, sur ce point, la possibilité spécifique du jeu vidéo à casser la temporalité, celle de l’histoire principale, au profit d’une autre aventure au sein du même jeu (voir Le FF le plus touristique). En revanche, et malgré quelques similarités de surface entre les deux jeux, Final Fantasy XV n’est pas éligible à cette grâce ! Premièrement en raison de l’immense faiblesse des quêtes et activités secondaires – mais ce n’est pas le plus important. Deuxièmement parce que l’ancrage résolument « réaliste » du jeu imposerait une cohérence immédiate plus grande entre son histoire et le gameplay. Troisièmement parce que…

Problème d’open world II

S’ajoute à cela un autre problème massif. La construction de l’open world de Final Fantasy XV est pauvre. Je rappellerai à ce titre que The Legend of Zelda : Breath of Wild est sorti quatre mois seulement après notre soft. Le jeu témoigne d’une réflexion et d’une recherche intensive sur le level design confinant à une véritable biopolitique vidéoludique : penser l’environnement en vue d’incliner les décisions du joueur en lui disant le moins possible quoi faire (voir le très bon article de Brian sur le sujet). Oui, dans Final Fantasy XV, le monde donne à voir quelques lieux qui servent de points de repère au joueur, mais sans aucune valeur ludique ! Le joueur, la grande partie du temps ne fait que suivre des routes et des sentiers et sinon avance tout droit en direction de son objectif. Breath of the Wild propose un véritable art de la déviation, on pourrait même dire de la déviance et c’est à plus forte raison encore le cas de Tears of the Kingdom. Or, le road trip est très précisément un tel art de la déviance ! Et c’est précisément ce qui manque à ce monde de Final Fantasy XV, une éventuelle réflexion sur les possibilités de faire dévier le joueur, de le faire par le jeu, dans le jeu.

Dans Breath of the Wild, dévier, c’est jouer ! On ne dévie pas tant en vue de telle ou telle récompense, on dévie, pour le plaisir de le faire. Évidemment que la liberté derrière est un leurre, une mise en scène savamment calculée, mais à moins d’admettre une parfaite liberté métaphysique dont le sujet ferait un plein usage, à chaque instant – ce qu’aucun philosophe sérieux n’oserait avancer -, à moins d’admettre cela, il semble que ce problème n’en soit pas un. Au fond, les sorties de route les plus excitantes sont celles qui sont proposées de manière scriptée. Évidemment on pense à Prompto qui propose ici ou là de prendre une photo. Mais le moment, sans doute le plus mémorable dans le genre, se trouve au chapitre 6, lors du trajet allant de Lestallum à Cap Caem. Iris, la sœur de Gladio nous propose d’aller explorer une forêt au fond de laquelle se trouve un tombeau royal. Était-ce parce que j’avais déjà dans mon journal une quête qu’elle me proposait alors opportunément de réaliser, était-ce un scripte de l’histoire ? Il n’empêche qu’à ce moment le joueur n’est pas obligé d’y aller. Juste après, petite proposition de pause pour observer l’océan. C’est étrangement dans ces moments où le jeu nous prenait par la main qu’il revêtait le plus une dimension de road trip. Et il le faisait d’une manière crédible : tantôt de façon anodine (se dégourdir les jambes face à la mer, même dans l’urgence, c’est nécessaire), tantôt en inscrivant cette échappée dans la grande histoire du jeu (recherche du tombeau).

Problème d’open world III

En fait, Final Fantasy XV est l’illustration que le jeu vidéo se prête difficilement au road trip. Il n’y a en réalité pas tant de jeux qui le prennent comme thématique. On le voit mal aujourd’hui car c’est une thématique devenue plutôt à la mode dans le jeu vidéo et en particulier le jeu indépendant, qui plus est lorsqu’il s’articule autour de la van life. Mais on remarque alors que ce ne sont, le plus souvent, pas des mondes ouverts. Aventures purement linéaires (comme Last of Us) ou procédurales comme Road 96, les plus franches réussites en la matière optent le plus souvent pour d’autres structures ludiques. C’est que celles-ci sont davantage aptes, sans doute, à suggérer les forces nécessaires à un « devenir road trip ». Le road trip implique une ou des nécessités, celle de fuir quelque chose par exemple. La liberté n’est donc pas le moteur du road trip, ce sont bien toujours des situations incontrôlables qui appellent des réactions transformant progressivement les personnages du récit.

S’ajoute à cela une contradiction structurelle majeure : le road trip implique le passage, l’écoulement successif des lieux. Le monde ouvert, à l’inverse, implique la persistance d’un monde sans cesse ouvert à l’interaction par le gameplay. C’est-à-dire que le monde doit rester (à part événement tout à fait singulier) le même, permettant de faire certaines tâches à différents moments sans que cela importe (ou alors il faut que cela se répercute dans la narration, comme le fait The Witcher 3). L’open world est un lieu de va-et-vient. Le road trip implique une certaine linéarité, on n’y revient pas sur ses pas, ou alors exceptionnellement. Le besoin d’aller-retours fait sombrer ce qui était un road trip dans un monde où le déplacement véhiculé redevient purement utilitaire.

Enfin, à cette contradiction structurelle s’ajoute une difficulté technique : par sa linéarité, un road trip en open world supposerait des dépenses en ressources de développement absolument folles. Créer un monde crédible, notamment avec des villes, et tout ce que cela implique de comportement de PNJ, dans de telles conditions serait un gâchis monumental. Peut-être que ce serait plaisant, mais quel développeur serait assez fou pour faire quelque chose du genre ? Ce n’est pas un hasard si la ville d’Insomnia, qui a occupé une place centrale dans la promotion du jeu depuis le premier trailer de 2006 n’est finalement pas disponible dans le produit final.

Quand ça marche…

J’ai jusqu’ici souligné bien des points qui ne fonctionnaient pas dans ce road trip qu’est Final Fantasy XV. En revanche, certains éléments fonctionnent étonnamment bien dans le jeu et témoignent d’une véritable ingéniosité des équipes de développement. J’ai rapidement abordé, plus haut, ces points de campement qui permettent de reposer l’équipe, regagner tous ses points de vie, engranger l’expérience reçue, manger (pour obtenir des bonus) et dormir jusqu’au retour du jour pour éviter les daemons. On pourrait reprocher au jeu d’obliger le joueur à aller à certains endroits précis, certes. Mais cela participe à créer un sentiment de danger une fois la nuit tombée, et à marquer ces lieux spécifiques comme des zones sûres. Parfois on ne s’y attendait pas, on était en train de faire quelque chose, et la nuit tombe. Dès lors l’objectif premier devient celui de trouver un refuge, qu’importe dans quelle direction cela nous pousse. Mais ce n’est peut-être pas le plus important. Ces moments de repos sont tout d’abord importants car ils donnent lieu à des scènes de vie entre les garçons du groupe : discuter, cuisiner, jouer aux jeux vidéo, ils participent, comme certains voyages en voiture – mais selon un autre rythme –, à donner de l’épaisseur à Noctis, ses camarades et surtout à leur amitié.

Car le jeu adopte un parti pris encore une fois intéressant : Final Fantasy XV ne nous donne pas tant à vivre les aventures d’un groupe qui se constitue au fil des péripéties et impliquant de faire de nécessité vertu. Le jeu nous plonge dans un groupe déjà bien constitué où règne une amitié vieille de plusieurs années. A ce titre le choix d’en faire un groupe purement masculin n’est pas inintéressant, d’autant qu’il présente des relations entre les membres de celui-ci bien loin de quelconques concours de virilité d’adolescents mal fagotés. C’est rafraîchissant comme on dit. Mais cela implique de faire très rapidement et de façon vive, ressentir au joueur la profonde alchimie entre les membres du groupe. Le jeu multiplie donc de tels moments : d’abord la scène de la voiture en panne, les relations avec les autres PNJ qui sont bien souvent l’occasion d’échanges entre les quatre garçons ou une réaction de groupe unanime, les discussions en voiture, celles lors des feux de camp, etc. Et cela ne fonctionne pas trop mal, même si on regrettera quelques incohérences par rapport aux évènements de l’histoire par moment (comme Prompto et Noctis qui peuvent aller s’éclater aux jeux vidéo le jour où ce dernier a appris la mort de son père et la chute de la capitale de son royaume…), ou les boucles inhérentes à ce genre d’initiatives dans un jeu en monde ouvert (on entendra certaines remarques ou dialogues plusieurs fois dans l’aventure).

Enfin le système des feux de camp impose une temporalité au jeu, il fait ressentir le temps qui passe. Certes cela n’exerce absolument aucune influence sur l’aventure principale, mais c’est rare que le jeu vidéo propose, qui plus est dans un open world, un tel sentiment du temps qui s’écoule. La nuit, à part exception, laisse le labeur derrière elle, elle marque un autre temps. Or c’est, je crois, une dimension si ce n’est nécessaire, du moins particulièrement vivifiante dans un road trip. En témoigne la bande dessinée La Route de Manu Larcenet (adaptée du roman éponyme) par exemple, où la nuit est un moment intime par excellence mais également vital. Que la nuit existe vraiment, cela donne de la vie aux personnages.

D’autant que ces moments trouvent un écho particulièrement remuant et touchant en fin de jeu. Une fois le boss final vaincu, le jeu revient sous forme de cinématique sur la dernière nuit en tente des quatre aventuriers. C’est l’occasion pour Noctis de se livrer sur sa crainte d’échouer, d’être incapable d’aller jusqu’au bout pour sacrifier sa vie. En remerciant ses amis d’avoir toujours été à ses côtés, il se résout par la même occasion, indirectement, à leur demander leur soutien pour cette dernière étape, chose qu’il n’avait jamais faite jusque-là. C’est dans ces moments que le jeu sonne vrai, et qu’il m’a personnellement touché. Demander de l’aide, même à ceux qui nous sont les plus proches est difficile, et c’est une aussi grande preuve d’amitié que de savoir proposer son aide. Pour certains c’en est même une plus grande encore. Par son décorum, cette scène convoque donc l’ensemble de l’aventure écoulée – ce faisant, c’est d’ailleurs assez brillant de la mettre après la victoire finale et le sacrifice de Noctis –, ces moments passés ensemble à suivre ces quatre lurons. D’autant que cette cinématique vient après un autre moment fort qui, lui, se joue juste avant le boss final. Avant d’y aller, Noctis demande une photo à Prompto qu’il veut emporter avec lui pour l’ultime moment. De ces photos, prises en grande partie par ce dernier, que le joueur a épluché tout au long du jeu pour savoir lesquelles conserver, il va finalement devoir en choisir une seule. Quiconque est un peu sérieux dans sa manière de jouer prendra une photo réunissant les quatre gaillards. Évidemment on peut aussi prendre un gros plan sur la poitrine ou les fesses de Cindy et c’est alors cette photo que l’on verra lors d’une des scènes finales, mais bon… Ce qui est formidable c’est que ces photos ne sont pas le fait du joueur, elles sont prises indépendamment de sa volonté (parfois de façon prédéterminée tout au long de l’aventure, mais parfois aussi de façon aléatoire). Elles sont le fait de l’ami de Noctis et on part alors avec ce que nous laisse un ami.

Problème de personnages

Malheureusement, ces moments de grâce et cette intelligence certaine dans leur création n’est pas la norme dans Final Fantasy XV. En réalité le jeu peine à créer et maintenir une dynamique de groupe soutenue, pertinente et en constante évolution tout au long de l’aventure. Au fond, les rapports entre les quatre jeunes hommes évoluent peu, seule une dispute « importante », mais bien vite résorbée, vient ponctuer l’ensemble dans la deuxième partie du jeu. C’est peut-être la faute à une écriture des personnages qui reste assez faible. Les quatre héros sont des clichés sur pattes – ce qui n’est pas nécessairement un mal au début – et disons qu’ils deviennent tous adultes, ils acceptent leurs responsabilités, etc. Je ne suis pas convaincu que cela corresponde exactement à du développement du personnage. Jamais le groupe n’est dans un état véritablement critique, jamais aucun personnage ne quitte à un moment celui-ci (sauf Gladio, mais seulement pour se prouver qu’il est digne d’être le bouclier du roi – ce que l’on ne sait pas sans jouer au DLC d’ailleurs…), jamais aucun des personnages ne fait part de pensées véritablement hétérodoxes par rapport au reste de la bande. Jamais, par exemple, Noctis ne fait valoir de façon mesquine son titre de roi face à ses amis qui sont ses subordonnés.

Tous sont, au fond, assez lisses. Oui, Noctis accepte son destin et son devoir de roi élu (je reviendrai sur ce point), mais à part ça ? La tâche ne l’intéresse guère tout au long du jeu, alors qu’il ne sait même pas qu’il devra sacrifier sa vie pour cela ! C’est même lorsqu’il l’apprend qu’il consent véritablement à sa tâche. Noctis traîne des pieds mais jamais ne se révolte. Si le road trip apparaît comme un détour qui lui permet de mettre à distance son tragique destin à venir, jamais ne semble envisagée sérieusement la possibilité de tout laisser tomber, ni même à la fin de s’opposer à Bahamut pour tenter autre chose. Noctis est foncièrement un personnage tiède. Et si son destin est tragique, il n’est en revanche pas un personnage tragique. Il n’en a pas l’ampleur ni les passions. Ce qui caractérise un personnage tragique, c’est que ce sont ses passions, éventuellement redoublées par la tentative d’échapper à son destin qui justement l’y précipitent. Rien de tout cela ici, au contraire puisque Noctis se vautre dans son devoir. Noctis est un héros de pop culture tout ce qu’il y a de plus classique au fond : destiné à de grandes choses, il les accomplit avec succès grâce à ses vertus morales et individuelles qui étaient jusque-là enfouies et n’attendaient que d’être réveillées.

Quant au quatre autres, oui ils peuvent être sympathiques et touchants par moments, mais ils semblent bien peu moteurs dans le groupe et sa dynamique.

J’ajouterai que l’insistance mise sur l’histoire avec Luna est une terrible épine dans le pied du jeu. Tout y est faux. Des échanges par pigeon-voyageur (euh chien pardon), dans un monde où existent les smartphones, à leur amour l’un pour l’autre alors qu’ils se sont vus une fois… il y a quinze ans… ! Cette fidélité absolue et sans vagues de Luna envers son devoir d’assister Noctis qui se confond avec son amour pour lui et le désir d’être une bonne épouse, tout cela est de mauvais goût. Pire, cela enlève à ce qui est supposé être le cœur du jeu. Car c’est bien la détermination et le sacrifice de Luna qui jouent le rôle de catalyseur pour Noctis ! Le jeu se termine d’ailleurs sur le rêve de celui-ci couronné roi aux côtés de Luna sur le trône. Sympa pour les copains ! Bref, au fond, le road trip qu’entend nous faire vivre Final Fantasy XV est vain !

Anti road trip ?

Ce qui m’amène à aborder le dernier point, celui qui me mènera à la conclusion. Je disais plus haut que Noctis n’avait rien d’un héros tragique. J’ajouterais qu’il y a dans le récit de FFXV et son personnage principal une dimension anti-road trip. Comme je l’avançais dans l’édito, le road trip a à voir avec les limites de la société (moderne en particulier). Il y a là quelque chose d’un peu romantique avec cependant une différence d’importance : le romantique cherche à se retrouver, le personnage de road trip à s’inventer. Il est une direction, un vecteur, une ouverture vers quelque chose sans encore savoir quoi. Il entend fuir ou laisser derrière lui quelque chose, quitte à en mourir. Il y a une dimension contestataire dans l’œuvre de road trip, ou a minima critique ; et celle-ci s’exprime par son et ses personnages principaux. Je repense à Thelma et Louise (Ridley Scott) – quel film sublime – au formidable égoïsme au cœur du récit. Mais de cet égoïsme délicieux, sincère, sans arrières pensées. Si les deux femmes choisissent la mort à la fin, c’est par jusqu’au boutisme : tout sauf cette vie qui était la nôtre. Et c’est par le prisme de cette intimité resserrée qu’on voit gicler hors des personnages tout le poids de la société, ici en l’occurrence celui du patriarcat et de ses divers avatars. De l’intime jaillit le politique. Final Fantasy XV, premièrement, se présente comme immédiatement politique, ce qu’il n’est en vérité jamais, mais deuxièmement ne fait jamais jaillir le politique de l’intime et de l’individuel car Noctis n’est jamais, ô grand jamais en conflit avec le monde qui est le sien. Au fond, tout le monde attend du roi qu’il fasse ce qu’il a à faire, et il le fera. Et toute l’histoire du jeu vise finalement à détruire, à écraser le road trip qu’il prétend mettre en scène, à faire taire le devenir road trip qui pouvait exister dans le cœur de ce cher « Noctis Ōji ». La deuxième partie du jeu en donne un double témoignage : Noctis se résigne et la voiture laisse place au train.

Si dans le road trip, en général, le personnage part du respect moral, du respect des lois de la société, pour aller en direction de la transgression et de la révolte, Final Fantasy XV fait le chemin exactement inverse. Noctis part d’un refus (je ne dirai volontairement pas révolte ici) pour parvenir au moment où il se range du côté du rôle que tous attendent de lui. Nous l’avons vu, la structure du road trip entre partout, dans Final Fantasy XV, dans des relations problématiques avec ses autres éléments. Et par conséquent, il paraît difficile de donner une réponse affirmative à la question de savoir si cette œuvre s’inscrit bien dans le genre du road trip comme le prétendent ses créateurs. Peut-être dira-t-on, au mieux, que Final Fantasy XV est un anti-road trip.

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