Gareth Damian Martin, créateur de Citizen Sleeper
Nous avons eu le privilège de rencontrer Gareth Damian Martin, lea créateurice visionnaire du jeu Citizen Sleeper. Au cours de cet entretien, nous nous sommes intéressés aux influences de Gareth, à sa philosophie de conception et à la suite à venir, Citizen Sleeper 2. Gareth nous a fait part de son parcours dans l’élaboration d’une expérience narrative unique qui explore les thèmes des rêves numériques, de la crise et des complexités de la solidarité humaine.
Point’n Think : Vous avez eu une longue carrière de critique de jeux vidéo, que ce soit pour Eurogamer, Edge ou même Rock Paper Shotgun. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a initialement attiré vers l’analyse critique des jeux, et comment cette passion a évolué au fil des années ?
Gareth Damian Martin : Lorsque j’ai commencé à écrire sur les jeux vidéo pour Killscreen, le sentiment dominant était que, bien que les jeux soient excitants, il y avait un manque notable d’analyse critique. Beaucoup, dont moi-même, pensaient que les jeux méritaient une place dans le discours culturel plus large, et non pas confinés à leur propre niche. Ma motivation première était d’articuler des réflexions sur les jeux qui incorporaient des références à la littérature, à l’histoire de l’art, à l’architecture et à d’autres éléments culturels.
Killscreen m’a fourni une plateforme pour approfondir la politique dans certains jeux. Je me souviens très bien d’un article que j’ai écrit sur The Division, qui a suscité beaucoup d’intérêt. Dans cet article, je m’interrogeais sur la logique qui sous-tendait la représentation que le jeu donnait des gens dans une situation d’apocalypse, et je me demandais pourquoi ils choisissaient le conflit armé plutôt que la simple survie. Cette exploration de thèmes plus profonds et de dynamiques sociétales est devenue un point central de mes premiers travaux. À l’époque, Killscreen se distinguait comme l’une des rares publications à se livrer à ce type d’analyse critique des jeux, comblant ainsi une lacune notable dans le secteur. Bien que le paysage ait évolué depuis, notamment en ce qui concerne Killscreen lui-même, le fait de combler ce vide initial reste un aspect important de mon parcours dans le domaine de la critique de jeux.
PnT : Comment votre approche de la critique des jeux a-t-elle influencé votre travail créatif en tant que concepteur de jeux ?
GDM : J’ai travaillé comme vidéaste, graphiste pour des expositions et des productions théâtrales. Parallèlement, j’ai obtenu un doctorat et une maîtrise en littérature expérimentale. Tout au long de ces activités, j’ai toujours eu tendance à me baser sur des références. J’aime explorer ce que font les autres et amalgamer les éléments qui résonnent en moi. Je pense de manière relationnelle, j’étudie souvent la manière dont différents concepts peuvent être combinés et je puise mon inspiration dans diverses sources. Je pense que cette approche reflète l’état d’esprit d’un critique.
Lorsque je suis passé à la conception de jeux, mon processus de réflexion s’est poursuivi dans cette veine. Il s’agissait d’une interaction constante d’idées, qui rappelle l’approche analytique d’un critique. Je me rappelais des quêtes spécifiques des jeux, j’y rejouais pour m’en inspirer et je m’engageais dans un processus continu de collecte et de fusion d’idées. Une citation de Francis Bacon, qui se décrit comme une « machine à pulvériser », résonne en moi. Elle résume l’idée d’absorber divers apports du monde, de les mélanger et d’exprimer le résultat d’une manière unique. Cette philosophie a considérablement influencé mon parcours créatif.
Dans tout mon travail, j’ai l’impression de fonctionner comme un filtre, qui absorbe divers éléments, les remodèle et tente de présenter quelque chose d’entièrement nouveau. Cette habitude, que j’ai prise lorsque j’étais critique, consiste à absorber, ajuster et remodeler continuellement les idées avant de les présenter sous un jour nouveau. Même si je me concentre moins sur la critique, je garde l’habitude de jouer à un large éventail de jeux. Cela me permet de rester à l’écoute de l’industrie et de découvrir des éléments intéressants susceptibles d’éclairer mes efforts créatifs en cours.
PnT : Heterotopias explore la représentation de l’architecture dans les jeux vidéo. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a poussé à lancer ce projet ? Il est maintenant disponible en format physique via Lost in Cult.
GDM : Le projet a vu le jour sous la forme d’une chronique pour Killscreen, née du désir d’explorer les aspects uniques des espaces de jeux vidéo que j’avais l’habitude d’aborder dans mes articles. Le terme « Hétérotopie » s’inspire du concept de Michel Foucault, qui les définit comme des espaces qui représentent, inversent et contestent l’espace quotidien. Les environnements de jeux vidéo, à mon avis, incarnent parfaitement cette notion – ils servent de représentations d’espaces réels tout en fonctionnant comme des inversions avec des règles entièrement différentes. Cette perspective a permis une exploration nuancée de ces paysages virtuels. Après quelques mois et une poignée de colonnes d’Heterotopias, Killscreen a subi d’importants changements éditoriaux, ce qui a conduit à sa fermeture en tant que plateforme critique. Frustré par cette situation et par des expériences similaires dans l’industrie, où des publications auxquelles j’avais contribué risquaient de fermer, j’ai décidé de prendre les choses en main. Je voulais poursuivre l’exploration de manière indépendante, sans contraintes éditoriales externes. C’est ainsi qu’est né le premier numéro d’Heterotopias. J’ai fait appel à des amis pour rédiger des articles et j’ai mis à profit mes compétences en graphisme pour créer des PDF visuellement attrayants, dans le but de faire de la critique une entreprise durable.
Au fil des ans, Heterotopias a trouvé son public et est devenu un vrai succès. Récemment, j’ai collaboré avec John Doyle de Lost in Cult pour créer une copie physique d’Heterotopias. L’objectif était de préserver le projet sous une forme tangible, afin de lui permettre d’atteindre de nouveaux lecteurs, de trouver une place dans les bibliothèques et d’assurer sa pérennité. Cette initiative est née de la prise de conscience que le contenu sur Internet, y compris le mien, est susceptible de disparaître lorsque les plateformes ferment. Les archives physiques constituent une protection contre ces incertitudes. À l’avenir, il est prévu de poursuivre Heterotopias sous une forme physique légèrement différente, et la collaboration avec Lost in Cult a ouvert des possibilités pour des projets futurs. L’objectif n’est pas seulement de protéger ce travail, mais aussi de contribuer à la préservation des contenus critiques dans le paysage en constante évolution de l’internet. Cette perspective a évolué au fil du temps, soulignant l’importance de préserver non seulement les œuvres individuelles, mais aussi la signification culturelle plus large intégrée dans ces explorations des espaces virtuels.
PnT : Pouvez-vous nous faire part d’une expérience fascinante ou surprenante que vous avez découverte en analysant les espaces architecturaux dans les jeux ?
GDM : Il est certain qu’une découverte fascinante a eu lieu lors de mon analyse des espaces architecturaux du jeu Inside. Dans le cadre d’un processus méticuleux, j’ai joué à l’intégralité du jeu, en dessinant à la main sa carte sur plusieurs feuilles de papier au fur et à mesure que je progressais, puis en numérisant la représentation. Cette exploration a conduit à une révélation remarquable : la cartographie de la structure spatiale du jeu a révélé une trajectoire descendante continue. L’horizon du jeu, le niveau de l’environnement, descend constamment, créant un graphique visuel qui dépeint un voyage en perpétuel déclin. Cette logique spatiale unique est devenue un point focal pour discuter des éléments thématiques du jeu, en particulier de la façon dont il entrelace les notions de progrès et de déclin.
Inside se déroule dans une société industrielle capitaliste apparemment en déclin. La progression spatiale non conventionnelle, où la progression traditionnelle de gauche à droite du jeu est remplacée par une descente continue, a servi de métaphore à la décadence sociétale décrite dans le récit. La conclusion du jeu, où le joueur s’échappe sous la forme d’une créature terrifiante, dévale une colline et atteint le rivage de la mer, renforce encore cette exploration thématique. La satisfaction tirée de cette découverte découle d’une intuition initiale qui s’est avérée exacte. La création de la carte m’a permis d’approfondir la structure théorique du jeu et d’explorer ses thèmes sous-jacents. Par la suite, la carte a été reconnue, Jacob Geller l’ayant incorporée dans l’une de ses vidéos. Le fait de voir d’autres personnes faire référence aux idées présentées dans l’analyse et s’en inspirer a été extrêmement gratifiant, ce qui témoigne de l’impact et de la résonance de l’exploration critique dans le domaine de l’architecture des jeux vidéo.
PnT : Plongeons dans Citizen Sleeper. Le jeu sera disponible en français le 1er février, ce qui permettra d’élargir encore l’accès au jeu. Pouvez-vous nous parler des difficultés rencontrées pour proposer un jeu en plusieurs langues ?
GDM : La localisation d’un jeu en plusieurs langues présente un ensemble de défis qui, bien que souvent sous-estimés, ont un impact significatif sur le processus de développement. Bien que je comprenne le désir des joueurs de voir le jeu disponible dans différentes langues, cette tâche prend beaucoup de temps. La localisation, en particulier pour un jeu riche en narration comme Citizen Sleeper, implique la traduction d’environ 180 000 mots, et le processus doit être à la fois faisable et rentable. La rentabilité est un élément crucial, car la traduction d’un jeu dans une langue donnée peut ne pas générer suffisamment de ventes pour couvrir les dépenses engagées. La traduction, en particulier pour un jeu comportant de la prose plutôt que de simples dialogues, introduit des complexités. Mon style d’écriture contient une approche parfois déstructurée et poétique, cela ajoute une difficulté supplémentaire à la traduction. Il faut des professionnels qui comprennent les nuances de la langue pour la restituer.
Les défis s’étendent à l’interface utilisateur du jeu, où le maintien de l’intégrité est primordial. La traduction dans différentes langues implique souvent l’utilisation de polices de caractères différentes et la prise en compte de longueurs de texte variables. Le français, par exemple, a tendance à être plus long que l’anglais, ce qui pose des problèmes pour faire entrer le texte dans les espaces prédéfinis de l’interface utilisateur, en particulier sur des plateformes comme la Switch. Malgré cela, la décision de localiser Citizen Sleeper en français a été alimentée par des considérations importantes. La réponse positive des joueurs français et la notoriété de Guillaume Singelin en France ont donné du sens à cette entreprise. Les dessins de Guillaume jouent un rôle essentiel au cœur du jeu, et proposer le jeu dans sa langue maternelle était approprié, en accord avec le désir de rendre l’expérience accessible à un public plus large.
PnT : Citizen Sleeper semble explorer des thèmes complexes liés à l’identité, à la survie et à la condition humaine dans un contexte futuriste. Comment ces thèmes ont-ils émergé au cours du processus de création du jeu, et quel message ou réflexion souhaitez-vous transmettre aux joueurs ?
GDM : Les thèmes explorés dans Citizen Sleeper sont un mélange d’expériences personnelles et d’observations plus larges sur le monde. Le processus de création du jeu a été influencé par mes propres rencontres et une analyse structurelle des tendances sociétales. L’inspiration a été puisée dans gig economy (uberisation), en particulier au Royaume-Uni et au-delà, où divers services sont médiatisés par des plateformes décentralisées basées sur des applications. Cette évolution vers des rôles de freelance avec une structure de paiement à la tâche, observée dans des services comme Uber, pose des risques importants et favorise les systèmes par rapport aux individus.
Le cœur thématique du jeu a également émergé de mes expériences personnelles, en particulier après avoir quitté l’université. J’ai navigué entre différents emplois, travaillant souvent pour des agences d’emploi avec des contrats à zéro heure. Cela signifiait des heures de travail incertaines, des lieux de travail inconnus et le sentiment constant d’être une petite entité dans un système vaste et indifférent. L’incertitude des revenus et le sentiment d’être un rouage dans une énorme machine ont trouvé un écho chez de nombreux individus de notre génération. La lutte pour faire fonctionner les choses au sein d’un tel système est devenue un thème majeur de Citizen Sleeper.
La décision d’explorer ces thèmes dans Citizen Sleeper a été prise après le succès de In Other Waters (ndlr : le premier jeu développé par Gareth), qui m’a donné la liberté d’approfondir des sujets qui me préoccupaient depuis longtemps. Le jeu m’a donné l’occasion d’articuler et de partager mon sentiment d’être une petite entité dans un système qui ne donne souvent pas la priorité au bien-être individuel. La narration vise à transmettre les défis et l’atmosphère de faire partie d’une vaste machine indifférente tout en essayant de naviguer à travers elle, offrant aux joueurs une réflexion stimulante sur les structures de travail contemporaines et la condition humaine.
PnT : Le concept des sleepers et leur relation avec la société d’Essen-Arp soulèvent des questions intéressantes sur la technologie, la propriété de soi et les choix moraux. Pouvez-vous nous expliquer comment cette idée a pris forme et comment elle a influencé la narration du jeu ?
GDM : Depuis l’enfance, je suis attiré par la vision du futur et la contemplation de ce qui nous attend. Ce penchant m’a conduit à la littérature de science-fiction pendant mon adolescence, avec des lectures comme Le Monde englouti de J.G. Ballard et Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques de Philip K. Dick.
La science-fiction à laquelle j’adhérais était profondément concernée par les questions contemporaines et visait à extrapoler, à refléter ou à développer des idées sur le présent. Je voyais la science-fiction comme un étrange miroir ou un rêve du futur, offrant une perspective unique sur la réalité quotidienne. Cette notion m’est restée en tête et est devenue la force motrice de mon choix de travailler dans le genre de la science-fiction. En créant Citizen Sleeper, j’ai cherché à utiliser la science-fiction comme une forme d’évasion à but précis. Il s’agit de s’évader dans un monde à la fois étrange et familier, qui me permet de regarder notre réalité d’un point de vue différent et lointain. J’apprécie davantage la science-fiction lorsque les luttes des personnages sont racontables, humaines et reconnaissables, au lieu d’être confinées à des archétypes militarisés ou coloniaux. L’évasion prend tout son sens lorsqu’elle permet d’examiner nos propres luttes à travers le prisme d’une réalité alternative.
PnT : La mécanique de jeu basée sur des choix significatifs par cycle et des résultats déterminés par des jets de dés offre une approche unique. Comment avez-vous développé cette mécanique pour renforcer la tension narrative et les implications des choix du joueur dans le jeu ?
GDM : Cette mécanique a été développée pour renforcer la tension narrative et souligner les implications des choix du joueur dans le jeu. Les observations que j’ai faites en faisant l’expérience d’une économie imprévisible ont mis en évidence le rôle important du hasard dans de telles circonstances. Lorsque l’on est exposé au risque, les événements aléatoires peuvent avoir un impact profond, en particulier lorsque l’on manque de ressources pour se protéger. Cette exposition au hasard est devenue un aspect crucial de la conception du jeu, reflétant l’expérience réelle de la navigation dans une situation financière imprévisible.
Bien que je sois profondément attiré par les éléments narratifs, j’ai également une passion pour la conception de jeux qui intègrent des systèmes pour raconter des histoires. Je voulais que les systèmes du jeu génèrent des histoires de manière organique, de la même manière que les jeux de table produisent des récits à partir de leurs mécaniques. L’influence des jeux de table et le concept de hasard m’ont amené à explorer la façon dont les dés pouvaient fonctionner dans un jeu vidéo. Pour relever le défi d’incorporer le hasard sans être trop dur, il a été décidé de lancer les dés à l’avance à chaque cycle, en présentant aux joueurs des décisions stratégiques basées sur les résultats disponibles. Cette approche a permis d’atténuer la cruauté du vrai hasard dans les jeux vidéo, en veillant à ce que les joueurs aient toujours des options tout en les exposant à la sensation de devoir gérer des ressources personnelles limitées.
L’idée de se considérer comme une ressource, plutôt que comme les moyens traditionnels du jeu tels que l’eau ou l’électricité, est apparue lors de l’expérimentation avec un stylo, du papier et des dés physiques. L’idée s’est cristallisée lors du développement d’une version papier et stylo du jeu, où l’expérience d’un résultat particulièrement difficile, comme le fait de lancer cinq uns, a eu une résonance profonde. Ce moment a permis d’encapsuler les émotions de désespoir et de reconnaissance, reflétant le sentiment de se réveiller malade lors d’une journée de travail cruciale. La résonance de cette expérience a confirmé la viabilité du mécanisme unique du jeu, garantissant qu’il transmettrait efficacement la tension narrative et le pouvoir du joueur dans le jeu.
PnT : Citizen Sleeper semble transcender le simple jeu de survie en incorporant des éléments de l’existence humaine et de l’interaction sociale. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre la survie du sleeper et la création de ces personnages afin qu’ils contribuent à la richesse narrative de l’univers du jeu ?
GDM : L’approche consistait à concevoir des personnages avec de la profondeur, en offrant aux joueurs la possibilité de s’engager avec eux s’ils le souhaitaient ou simplement de les ignorer. Ce concept est né de mon expérience de maître du jeu dans les jeux de rôles, où les joueurs nouent souvent des liens inattendus avec les personnages, ce qui crée des moments passionnants dans la narration. J’ai imaginé tous les personnages comme les points d’une constellation entourant le Sleeper, chacun représentant différents genres et idées thématiques de la science-fiction. Que les joueurs s’intéressent à l’intimité domestique, aux conspirations ou à un monde d’IA légèrement magique, les personnages offrent des expériences variées tout en restant liés aux thèmes centraux. Les personnages ont été conçus pour être à la fois connectés et séparés, laissant aux joueurs la liberté d’explorer n’importe quelle histoire à n’importe quel moment.
Bien que les mécanismes du jeu limitent les interactions directes entre les personnages, je voulais qu’ils riment thématiquement, créant ainsi un sentiment de cohésion même s’ils n’interagissent pas directement. L’objectif était que les joueurs aient l’impression qu’il y avait un chevauchement thématique entre les deux histoires qu’ils choisissaient d’explorer simultanément. Les personnages de Citizen Sleeper s’inspirent de personnes réelles que j’ai rencontrées dans le cadre de divers emplois, certaines ressemblant à des versions de moi-même ou d’amis. Ils incarnent également des archétypes avec des tournures uniques, comme Ankhita, la mercenaire, qui explore la réalité derrière l’archétype du tueur à gages. Ethan, le chasseur de primes, remet en question la perspective en imaginant comment un protagoniste d’un jeu comme Cyberpunk 2077 pourrait apparaître à quelqu’un du côté opposé – chaotique, dérangé et dangereux.
La création de personnages pour Citizen Sleeper a été une occasion passionnante d’inventer des personnalités diverses et intéressantes, en m’inspirant de différentes personnes, d’archétypes et d’expériences personnelles. Cela m’a permis de tisser une tapisserie de récits et d’idées, transformant le jeu en un espace où les histoires et les personnages se croisent et résonnent de manière dynamique avec les joueurs.
PnT : Le jeu contient un certain nombre de thèmes cyberpunk, sans tomber dans les clichés d’œuvres plus récentes comme Cyberpunk 2077. Comment cette tendance vous a-t-elle influencé ?
GDM : Je me suis davantage efforcé de m’inspirer d’œuvres individuelles plutôt que de me conformer à des tendances ou à des thèmes. Je voulais créer un jeu qui explore les idées cyberpunk dans un sens contemporain, en réfléchissant à la façon dont ces concepts pourraient évoluer ou être réinterprétés dans le présent.
L’un de mes principaux points de référence était les premières œuvres cyberpunk de William Gibson, telles que Neuromancien et Comte Zéro. Je voulais revisiter ces livres et imaginer un monde où le genre cyberpunk n’aurait jamais existé. Mon objectif était de reprendre les idées de ces ouvrages et de les développer différemment, en tenant compte des changements sociétaux et des perceptions qui se sont produits depuis les années 80. Au départ, je n’ai pas voulu qualifier Citizen Sleeper de jeu cyberpunk, car je voulais explorer des thèmes allant au-delà des tropes cyberpunk conventionnels. Je me suis inspiré d’œuvres de science-fiction des années 70 et 80 qui, tout en contenant des éléments cyberpunk, n’étaient pas nécessairement classées dans ce genre. Mon intention était de travailler avec les thèmes et les idées que je trouvais intéressants, qu’ils correspondent ou non au genre cyberpunk.
Pendant le développement, il y a eu une discussion sur l’opportunité d’inclure le tag cyberpunk sur la page Steam. D’abord réticent, j’ai finalement accepté de l’ajouter en raison de pressions extérieures. La présence dominante de Cyberpunk 2077 dans l’industrie du jeu à l’époque a influencé ma décision. Cependant, au fil du temps, avec l’évolution du paysage, ma perception du terme « cyberpunk » a changé, et je suis devenu plus ouvert à l’accepter pour Citizen Sleeper. L’objectif était d’exprimer mes thèmes et mes idées, en permettant aux joueurs d’interpréter si le jeu s’inscrit dans le genre cyberpunk ou s’il l’élargit. La récupération du terme des influences négatives associées à des titres spécifiques est également devenue une considération.
PnT : Guillaume Singelin a joué un rôle essentiel dans la création visuelle de Citizen Sleeper. Comment sa collaboration a-t-elle influencé l’esthétique du jeu, et quelles discussions avez-vous eues sur la manière de représenter visuellement les thèmes centraux du jeu ?
GDM : Notre collaboration s’est traduite par une communication pratique et concise en anglais, souvent étayée par des images et des références. Au début, j’ai envoyé à Guillaume un dossier d’images qui, selon moi, capturaient l’esprit du jeu. À ma grande joie, il avait déjà plusieurs de ces images dans son dossier de référence, signe d’une compréhension commune du projet. En règle générale, notre collaboration implique que j’écrive une scène pour un personnage avant de demander un travail visuel. L’écriture de la scène m’aide à découvrir le ton de la voix, la posture et les manières du personnage. Une fois que j’ai bien compris, j’envoie à Guillaume de brèves descriptions ainsi que des atmosphères clés pour le personnage. Guillaume fournit alors des croquis, et la collaboration évolue au fur et à mesure que j’incorpore des aspects des dessins dans l’écriture. Ce processus itératif permet aux éléments visuels et narratifs de se développer ensemble, créant ainsi une expérience cohérente et interconnectée.
Le travail de Guillaume est une source d’inspiration constante. Notre collaboration s’est faite par hasard, car nous avons découvert le travail de l’autre par admiration mutuelle. Guillaume avait créé un fan art pour mon jeu précédent, In Other Waters, tandis que je lisais son roman graphique PTSD pour m’inspirer. Nos préférences esthétiques sont très proches, avec un amour commun pour les animes de science-fiction des années 90 et du début des années 2000, y compris des titres comme Ghost in the Shell. L’attention méticuleuse que Guillaume porte aux détails, même dans les décors fantastiques, contribue à un certain réalisme qui complète la qualité de mon écriture. Nous apprécions tous deux l’importance des détails spécifiques, qu’il s’agisse du contenu du sac d’un personnage ou de l’équipement qu’il utilise dans le cadre de son travail. Cette appréciation commune de la narration nuancée et de la conception visuelle complexe a fait de notre collaboration un partenariat naturel et heureux.
Vous pouvez retrouver notre podcast avec Guillaume Singelin juste en dessous. Nous y abordons notamment son travail sur Citizen Sleeper ainsi que sur sa dernière BD, Frontier.
PnT : Toujours sur le thème du cyberpunk, une partie du jeu se déroule dans un sous-réseau où vous êtes poursuivi par des créatures qui se situent quelque part entre les fantômes et les entités numériques. D’où vient l’inspiration pour cette partie du jeu et ces ennemis ?
GDM : L’inspiration provient des premières œuvres cyberpunk, en particulier des premiers écrits de William Gibson. Dans ces œuvres, le concept des réseaux numériques était imaginé comme une sorte d’espace de rêve psychique où l’internet ressemblait à un monde de rêve avec une logique différente, rempli de dieux, d’esprits et de lieux hantés. Cette qualité onirique de la technologie, les réseaux étant considérés comme des espaces de rêve, a eu une influence significative sur le jeu. À l’origine, dans la première version du jeu, le piratage du réseau se produisait lorsque le joueur était endormi, ce qui accentuait l’idée que le monde numérique était un rêve. Le symbole de l’entrée dans les réseaux est un œil, signifiant la transition de l’espace physique à l’espace onirique. Le Sleeper, le personnage central, a été envisagé comme un intermédiaire entre le monde onirique des réseaux et le monde physique, étant tiré dans les deux sens. La notion de médium du Sleeper se reflète dans le symbole de l’entrée dans les réseaux – un œil qui se ferme.
Le réseau est perçu comme un espace magique, une représentation d’un monde spirituel riche, chaotique et animé d’entités et de signaux. La référence visuelle et atmosphérique de cet espace comprend les scènes du Seigneur des Anneaux où Frodon met l’anneau, révélant le monde des esprits comme une rivière de fumée, de nuages et de hurlements. L’idée était d’évoquer un espace plus chargé et plus animé que le monde réel, rempli de fantômes, de signaux et de systèmes fonctionnant simultanément. Pour le Sleeper, le réseau est un lieu de fantaisie, de rêve et d’évasion. La nature chaotique et obsédante de cet espace vise à évoquer un sentiment de magie plutôt qu’une représentation réaliste des réseaux numériques. Les thèmes entourant le réseau dans le jeu impliquent l’évasion, le fantasme d’abandonner le corps physique et de se transformer en quelque chose d’autre.
Le concept des rêves numériques est essentiel aux thèmes du jeu. Le nom « Citizen Sleeper » est antérieur au jeu lui-même, puisqu’il avait été initialement envisagé pour une autre idée. Cependant, le nom est resté, et lorsqu’il a été utilisé pour ce jeu, il résumait l’essence du rêve dans un royaume numérique. En ce qui concerne la transmission des messages, je préfère que le jeu serve d’expérience atmosphérique plutôt que de support explicite de leçons ou de messages. L’objectif est d’immerger les joueurs dans une atmosphère qui pourrait laisser un impact durable, un peu comme les restes d’une odeur qui collent aux vêtements après avoir quitté un endroit.
PnT : Citizen Sleeper semble mettre l’accent sur la solidarité et la possibilité de remporter des victoires dans les moments difficiles. Comment ces thèmes ont-ils été intégrés au gameplay et à la narration, et quelles leçons voulez-vous que les joueurs retirent de leur jeu ?
GDM : Dans ce contexte, l’anarchisme est considéré comme la croyance que les gens sont plus importants que les systèmes et qu’ils ont la capacité de s’auto-organiser, de se protéger les uns les autres et de fonctionner sans avoir besoin d’autorité ou de punition. Avec Citizen Sleeper, je veux offrir aux joueurs un espace pour explorer ces idées plutôt que de leur dicter une perspective spécifique. J’explore la notion que les humains, malgré les défis et les systèmes oppressifs, peuvent former des liens, avoir des relations et s’influencer les uns les autres de manière positive. Les personnages du jeu, qui résident dans l’Oeil, ne sont peut-être pas tous anarchistes ou ne réussissent pas tous dans leurs entreprises, mais ils représentent différentes perspectives et approches de la vie.
La tension centrale du jeu tourne autour de l’idée que, malgré le potentiel de liens significatifs, les vies peuvent être anéanties par des forces extérieures, symbolisées par la machine du capitalisme, du commerce et de l’industrie. Le jeu pose la question de savoir si cette constatation est l’aspect le plus déprimant ou le plus beau de la vie. J’explore le contraste entre la morosité des systèmes externes et le potentiel de connexion humaine, laissant les joueurs réfléchir à la complexité de ces thèmes. Les différentes fins et sections du jeu permettent aux joueurs de s’engager et de réfléchir à ces idées, sans nécessairement fournir une conclusion définitive. Je reconnais la nature mélancolique de ces réflexions et vise à évoquer une gamme d’émotions, permettant aux joueurs de considérer la beauté et la laideur de la vie sous différents angles. Le jeu devient un espace où les joueurs peuvent naviguer dans ces sentiments contrastés et tirer leurs propres interprétations de l’expérience.
PnT : Enfin, que pouvez-vous nous dire sur Citizen Sleeper 2 ? Vous avez créé quelques histoires sur Substack pour compléter l’histoire entre ces deux épisodes par exemple. Qu’est-ce qui nous attend ?
GDM : Citizen Sleeper 2 se déroule dans la ceinture d’astéroïdes autour de l’extérieur du système, et présente un autre Sleeper confronté aux complexités d’une guerre chaude et froide au centre du système. Le jeu aborde les thèmes de la crise et explore la façon dont les individus réagissent à de telles situations. La crise devient un aspect central, reflétant les défis constants auxquels nous sommes confrontés dans le monde réel et l’importance des réponses que nous y apportons. Un changement important dans Citizen Sleeper 2 est l’exploration de la solidarité et des besoins mutuels. Contrairement au premier jeu où l’aide est souvent unidirectionnelle, les joueurs ont désormais un vaisseau et un équipage, ce qui crée une dynamique où ils doivent offrir de l’aide aux autres et gérer les relations interpersonnelles. Le jeu s’inspire de séries comme The Bear, qui met en scène un groupe de personnes confrontées à leurs propres problèmes et qui trouvent dans le travail un sens de la solidarité et de la communauté. L’accent est mis sur la beauté que l’on trouve à travailler ensemble vers un but commun.
Citizen Sleeper 2 introduit un navire comme élément central, permettant aux joueurs d’offrir des choses aux autres, formant ainsi des liens temporaires ou plus permanents. Le jeu explore des questions telles que la manière de répondre aux besoins des autres, de maintenir la cohésion d’un groupe et de savoir s’il est acceptable que les gens aillent et viennent. La complexité narrative est accrue, offrant plus d’embranchements et mettant davantage l’accent sur les relations entre les personnages. Le jeu offre aux joueurs une plus grande liberté pour se rendre dans différents endroits, bien qu’il ne s’agisse pas d’une aventure dans la galaxie. Il s’agit plutôt de posséder un bateau sur le canal de Londres, où les déplacements sont plus localisés. Le développement est actuellement en cours et promet une expérience narrative riche en choix et en défis pour les joueurs.