Indika ou les labyrinthes de la foi
Ô Indika, jeune petite nonne au cœur d’une Russie glacée – que te réserve ta faible nature pécheresse ? Qu’aura à endurer cette chair maudite drapée d’épais tissus qui maltraitent ton corps et ne laissent deviner de toi qu’un visage de sainte ? Ton existence est un mystère pour ceux qui s’en approchent comme pour toi-même. Puisses-tu être guidée jusqu’à bon port dans ta mission sacrée.
En guise d’introduction
Indéniablement, Indika est d’abord et avant tout une œuvre sous influence. Toute la question étant de savoir si elle parvient à être également autre chose. On y trouve de l’aveu même des créateurs, du cinéma (Aster, Aronofsky) et évidemment de la littérature (Dostoïevski, Gogol, Boulgakov). S’il n’est pas cité, j’y ai vu, pour ma part, beaucoup de Sous le soleil de Satan de Bernanos : histoire d’un curé de campagne quasi-saint tenté par le démon et sans cesse en lutte avec lui-même, où le grand péché qui menace n’est pas tant celui de la chair que celui de l’incroyance et de la plongée dans le nihilisme. Un livre, soit dit en passant, que je ne peux que recommander. Bref, revenons-en à notre nonne russe.
Que nous raconte Indika ? Au cours de quatre à cinq heures de jeu, nous accompagnons la jeune nonne qui donne son titre au jeu. Vivant dans un couvent, vraisemblablement peu appréciée de ses sœurs de prière, Indika va rapidement se voir confier une mission qui l’envoie hors de sa morne vie monacale. Un peu d’air, enfin ! C’est qu’immédiatement le jeu nous plonge dans une ambiance dérangeante, anxiogène, oppressante. Les malaises et les délires de notre religieuse nous font rapidement nous sentir à l’étroit dans cette forteresse chrétienne, trop chrétienne. Une fois dehors, la mission d’Indika prend rapidement des airs de road trip de l’étrange, en forme de walking sim, au milieu d’une Russie rurale enneigée et hostile. Sa rencontre avec Ilya, un bagnard échappé d’un train accidenté (encore une fois, Dostoïevski n’est pas loin), l’amène sur des chemins inattendus – tant extérieurs qu’intérieurs.

C’est qu’Indika entend être un double voyage : d’abord celui à travers un monde que la jeune femme, entrée au couvent à 15 ans, redécouvre avec toute sa violence mais aussi ses moments de grâce. Ensuite celui, intérieur, au travers des méandres de sa foi, puisque d’entrée de jeu, elle n’est en réalité pas seule. Son périple est rythmé par une voix qui s’adresse directement tantôt au joueur, tantôt à Indika. Tout autant narrateur que personnage intradiégétique, on comprend vite de qui il s’agit : ni plus ni moins que du diable lui-même. À moins que…
L’homme, cet animal religieux
Indika prétend nous parler frontalement de religion. C’est une thématique assez rarement abordée pour le soulever. Bien souvent, elle est réduite dans les jeux vidéo à un outil stratégique parmi d’autres (jeux de gestion médiévaux, par exemple) ; ou bien elle est un élément du lore plus ou moins importante selon les titres. Dans ce second cas, elle n’est souvent qu’une toile de fond et c’est trop rarement que le phénomène de la religiosité ou celui de la foi sont mis en scène dans leurs spécificités.
Par commodité, j’appellerai désormais dans cet article « phénomène de religiosité » ce qui a trait à l’apparaître extérieur des religions, et qui par conséquent touche à leur dimension sociale : organisations, rites, dogmes, prières, mais aussi effets de domination, etc. A l’inverse, j’utiliserai le terme de « foi » pour désigner ce qui touche à la conviction intérieure, à la vie intérieure de l’esprit en tant qu’en relation avec un être divin. Il est évident que ces deux réalités se croisent, s’influencent, se transforment mutuellement et nous nous y attarderons ; mais une mise au point sémantique s’imposait.

Je crois que c’est d’ailleurs bien là le cœur du projet de Odd Meter : regarder à la loupe, titiller, chatouiller l’intrication de ces deux réalités. Est-ce réussi ? La question mérite d’être posée. Je n’irai pas par quatre chemins : jusqu’à aujourd’hui encore je garde un goût particulièrement amer de mon visionnage du Dune : Partie 2 de Denis Villeneuve. La faute à un traitement du phénomène religieux, à mon goût absolument ridicule – problème qui était déjà celui de son très bon Blade Runner 2049. Est-ce par incompétence ? Par lâcheté ? Sans doute un peu des deux. En matière de critique religieuse, Villeneuve est hanté par la crainte d’être incompris, d’être pris pour un glorificateur de la guerre sainte et de ses acteurs. Faut-il rappeler que le livre de Frank Herbert parle de Jihad et qu’à ce titre Paul Atréides n’est rien d’autre qu’un prophète-guerrier, sorte de Muhammad spatial ? Pour ce faire, Villeneuve use dès le début de son film d’effets comiques pour désamorcer le grand sérieux de la chose – la religiosité ne se caractérise-t-elle pas par son grand et morne sérieux ? Résultat : à aucun moment on ne croît à l’ascension politico-religieuse de Paul. Mettre une capuche et s’avancer d’une démarche chaloupée ne suffit pas à faire de vous un prophète. Dans un monde où existent des chefs-d’œuvre comme Stalker d’Andreï Tarkovski pour nous parler, certes non de religiosité mais de foi, difficile d’accepter ce genre de traitements. Je n’étais pas là pour parler de Dune à l’origine, mais c’était nécessaire pour dire une partie de l’état d’esprit avec lequel j’ai commencé Indika.
Je partirai, pour parler du jeu, de ce qui à mes yeux en est l’un des moments les plus brillants – tout à la fois complètement anodin et d’une intelligence vidéoludique rare. Au début de l’histoire, il est demandé à Indika d’apporter un panier à une autre sœur, à la suite de quoi on exige d’elle de remplir un tonneau avec l’eau d’un puits situé à quinze mètres de là. Pour le joueur, cela signifie effectuer cinq aller-retours au cours desquels il lui faudra à chaque fois remonter l’eau du puits, la mettre dans un seau puis vider celui-ci dans un tonneau. En elle-même, la séquence est déjà formidable, mais s’y ajoute la cinématique qui suit et qui voit une autre nonne renverser ensuite le contenu du tonneau au sol. Humiliation méchante, mauvais traitement, harcèlement ? Bref y voir l’illustration d’un lieu où Indika n’est pas à sa place, mal aimée, et qu’elle va devoir fuir ? Une telle lecture est naïve et relève à la fois d’une méconnaissance de la religion chrétienne, de ses dogmes et pratiques et d’un déplacement maladroit de tropes culturels occidentaux aujourd’hui devenus classiques. Lors du deuxième remplissage, le démon prend la parole. Son intervention pourra sembler à certains, connaisseurs, un peu forcée et par trop explicative. Il n’en demeure pas moins qu’elle permet de saisir précisément ce qui se joue alors véritablement – et, au fond, dans tout le jeu :
Le travail futile est le fondement du développement spirituel. L’obéissance est plus importante que le jeûne et les prières. Indika ne comprenait pas pourquoi elle devait aller chercher de l’eau dans le puits alors qu’il y avait une pompe juste à côté qui puisait directement dans la source sacrée. Elle ne comprenait pas pourquoi boire l’eau de la source était autorisé mais que cuisiner de la soupe avec, c’était pécher.
Le traitement que subit Indika n’a là rien à voir avec sa personne. Il n’a rien de personnel. Il est intrinsèquement lié à la pratique de l’obéissance dans le christianisme. Celle-ci est au cœur des pratiques monacales depuis les premiers siècles. Obéir, se placer sous l’autorité inconditionnelle de la volonté d’autrui c’est s’exercer à se déprendre de son propre vouloir, de son égoïsme, des vanités de la chair et du monde. Dès lors, l’obéissance à des ordres absurdes d’un supérieur clérical indique une soumission totale, par-delà toute rationalité et par conséquent une déprise de soi toute aussi grande. Une telle obéissance est hautement prisée. « Le fils de Dieu est mort ? Il faut croire puisque c’est absurde. Il a été enseveli, il a été ressuscité : cela est certain puisque c’est impossible » écrivait Tertullien dans son traité De la chair du Christ. Il y a dans le christianisme un défi destructeur lancé à la raison, un sacrificio dell’intelletto, véritable suicide de la rationalité au profit de la croyance, jusqu’à l’absurde. La foi véritable demande un saut par-dessus la rationalité, au-delà de celle-ci et se vit dans le mystère de la croix. Ébranlement de soi jusqu’à la paix retrouvée en Christ.

Mais en retour, c’est précisément la haute valeur spirituelle de l’obéissance et de l’abandon de soi qui en font, pour celui en quête de sainteté, tout autant une pratique à rechercher qu’un piège du démon offert à la faible vanité des hommes. Le démon peut même se cacher dans la recherche de la perfection spirituelle, dans l’abandon le plus total de soi. C’est pourquoi l’attention du pratiquant, loin de pouvoir à un moment se relâcher, doit au contraire aller toujours en s’intensifiant. C’est le point central de Sous le soleil de Satan de Bernanos : est-ce là sainteté et communion dans le corps du Christ ou bien péché mortel, ultime piège du malin ?
Il y a dans la foi chrétienne une formidable et terrible puissance d’auto-accroissement. La foi du pratiquant se nourrit intérieurement de son propre progrès spirituel. Chaque acte réalisé et augmentant la foi appelle ainsi le suivant.
Dans une sorte de dialectique, l’homme le plus saint apparaît alors paradoxalement comme celui le plus à même de pécher, le plus soumis à la tentation, comme celui qui dans le moindre de ses faits et gestes met en jeu, au plus haut point, le salut de son âme. À l’opposé, l’homme le plus vil – le bagnard, le criminel, le meurtrier – se révèle avoir une proximité toute singulière avec la sainteté. Sa propre misère le rapproche des compagnons du Christ en croix. Il a tant chu qu’il est celui qui peut, d’un coup un seul, être frappé par la lumière divine, transfiguré, sauvé dans la communion avec le corps du Christ. On touche là la partie théologique de ce que le XIXe siècle s’est pris à désigner sous le syntagme d’« âme russe » et qui sera central dans les écrits d’un Dostoïevski notamment. On pensera aux Souvenirs de la maison des morts, récit se déroulant dans un bagne de Sibérie, ou encore à Crime et Châtiment à la fin duquel Raskolnikov trouve la rédemption et la voie de la guérison grâce au personnage quasi-christique de Sonia, sorte de prostituée sainte mue par un amour infini du prochain.
Un diable, mais pour quels mondes ?
Ces quelques écarts théologiques, historiques et littéraires que je me suis permis plantent le décor dans lequel se joue Indika. Un monde qui nous est, à nous occidentaux du XXIe siècle, assez, voire radicalement étranger, et construit ce faisant un espace de jeu à l’ambiance étrange, ambivalente. Indika s’en empare pleinement et entend en jouer tout au long de sa courte aventure. À ce titre, les formidables doublages russes ajoutent au dépaysement intellectuel, culturel et moral dans lequel le joueur se trouve embarqué. Mais cela ne s’arrête pas là puisque le jeu s’amuse à déplacer ces mêmes repères par ses directions artistiques et sonores.
La grande qualité graphique du titre, qui semble mise au service d’une peinture réaliste de la Russie d’alors, joue en réalité un rôle tout autre. À mesure qu’avance le jeu, on comprend rapidement que l’univers dans lequel nous voyageons se situe dans une croisée des mondes presque surréaliste. La révolution industrielle balbutiante prend des airs de gigantisme aux accents presque steampunks. Les constructions s’y révèlent gigantesques, vertigineuses, parfois presque antiquisantes dans leur caractère irréel. Comme si Shadow of the Colossus avait rencontré une sorte de brutalisme façon XIXe siècle et du steampunk. Mariage étonnant s’il en faut, mais qui fonctionne à merveille et renforce l’impression produite sur le joueur par l’environnement. Dans un voyage où la quête du miracle devient centrale, c’est le monde entier qui semble tout à la fois converger vers celui-ci et s’y opposer. Dans cette recherche du miraculeux qui distord le temps et suspend les lois de l’univers par l’irruption directe du divin, temporalité et spatialité sont déjà pris dans cette spirale qui confine aux cimes de l’être.

J’en oublierais presque de parler de la bande son absolument brillante, elle-même totalement intempestive. Le jeu est accompagné d’une bande originale composée principalement de musique électronique – la surprise est presque tétanisante lorsque commence le jeu. Rarement un jeu m’avait autant surpris par sa musique ; jamais je n’avais entendu pareille chose et surtout en tel décalage avec l’attente musicale suscitée par l’univers du jeu. D’autant que non content de proposer de la musique électronique, celle-ci avoisine souvent le genre de la noise (ou musique bruitiste). Les moments les plus mémorables étant ceux où la présence de l’archange déchu se fait plus importante.
Mais Indika possède une double dimension visuelle. Le jeu commence d’ailleurs sur une séquence en pixel art : une chute qui oblige le joueur à collecter des objets lui faisant gagner des points. Sorte de chute originelle et de premiers pas sur la voie salvatrice du Christ. Ce style visuel revient plusieurs fois dans le récit : c’est à chaque fois l’occasion d’un flash-back sur la vie de la jeune nonne et in fine sur la raison qui l’a poussée à entrer dans les ordres. En effet, si la jeune femme est entrée dès ses quinze ans au couvent, ce n’est pas sous l’effet de la contrainte – extérieure du moins -, mais par choix. Était-ce d’ailleurs véritablement un choix ? Car ce sont bien des motifs – la culpabilité de l’amant criminel violemment tué par son père sous les yeux de la jeune fille – qui ont mené Indika là où elle se trouve. Où est la liberté, le libre choix ici ? Cette question des motifs intérieurs et de l’existence ou non de la liberté et de la responsabilité morale, irrigue l’œuvre dans son ensemble.
La présence permanente d’un score en haut de l’écran, affiché en pixel art, rappelle en constamment cet « autre monde », celui du passé de l’héroïne. Ce point est d’autant plus important que c’est cette culpabilité initiale et paradoxale qui est le terrain sur lequel pousse la foi de la jeune religieuse. Culpabilité paradoxale dans la mesure où Indika se sent responsable de la mort de son jeune amant : elle n’est cependant pas celle qui l’encourage à voler son père – au contraire même – ni celle qui appuie sur la gâchette. Mais n’est-elle pas responsable par la passion qu’elle a suscitée en lui et le péché de concupiscence qu’elle a consommé dans l’acte sexuel ? C’est ce labyrinthe fascinant des motifs humains qu’Indika entend explorer, jusque dans la volonté d’aller aux racines de comportements en apparence absurdes, voire contradictoires les uns avec les autres. La filiation avec Dostoïevski ne saurait être plus claire ici.
Car ce score à l’écran ne représente rien d’autre que des points de foi, et du même coup le seuil à atteindre pour passer de niveau. Indika commence l’aventure au niveau neuf. Chaque palier (honte, culpabilité…) est l’occasion d’un bonus qui permet de voir s’accroître les gains de points (par un gain immédiat ou un gain augmenté plus tard). Mais… le jeu s’amuse de nous et de notre comportement aveuglés et soumis à notre logique vidéoludique de joueur. Plusieurs fois, lors des temps de chargement, il est précisé que ces points ne servent strictement à rien. Qui parle alors ? Les développeurs ou le prince de ce monde ? La question se pose dans la mesure où ce dernier semble avoir déjà perverti les fonctions narratives du soft.
De même que la plus grande ruse de Satan consiste à faire croire qu’il n’existe pas, n’est-ce pas là un autre de ses pièges ? Nous faire croire que notre avancée dans la foi serait… vaine – oserais-je dire, vanité !
Le jeu s’amuse de l’histoire du médium et des codes vidéoludiques qu’il met au service de son propos. À cet égard, il manifeste une attention toute particulière aux ressorts psychologiques de la foi et à leur utilisation dans le jeu. Ce que j’ai décrit jusque-là, aussi simple que cela puisse paraître, relève d’une brillante intelligence vidéoludique. Ces intuitions n’ont rien à envier à un jeu comme Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty.
Seulement… seulement…
Le jeu vidéo, un art cruel
Seulement, le jeu vidéo est un art cruel ! Il l’est parce qu’il impose le jeu. Je crois qu’il faut prendre très au sérieux le jeu, le play, en tant que contrainte. Par certains aspects, Indika m’a rappelé Decarnation des Français de Studio QDB. Les deux ont en commun de jouer sur l’horreur psychologique et de partager de forts moments de non-jeu. Les plus formidables de Decarnation sont ceux où Gloria se trouve simplement dans la cellule que lui a réservé son ravisseur. Elle n’a d’autre chose à y faire que de tourner en rond, regarder ce qu’elle a sous la main, écouter les discours du pervers qui la retient captive ou sombrer doucement dans la folie – on peut ajouter à cela une bonne partie des séquences narratives qui nous font en apprendre davantage sur le parcours de Gloria, ou encore la scène d’ouverture qui fait d’elle une sorte de Dorian Grey inversé, dépossédée de sa propre corporéité. Là, dans ces moments, Decarnation est absolument formidable ; le reste est superflu et artificiel. On sent bien qu’il fallait faire jouer, alors on a fait jouer. M’a-t-on seulement compris ? Que l’on me comprenne bien : j’ai apprécié Decarnation, de même que j’ai, par moments, beaucoup apprécié Indika. Cependant ces jeux sont trop souvent pris dans les rets des injonctions de leur propre médium – ou de ce qu’on en attend – dont ils peinent à réellement se départir.
De tels jeux posent somme toute une question intéressante : jusqu’où est-il nécessaire de faire jouer le joueur ? Et à l’inverse, jusqu’où est-il tolérable de ne le pas faire jouer ? Le walking sim est un genre tout à fait passionnant et il fonctionne parfois à merveille sans besoin de se travestir et sans susciter l’ennui (sauf celui nécessaire à son propre rythme). Firewatch, par exemple, s’affirme comme un des maîtres du genre. D’un dépouillement ludique extrême, sans artifice de jeu aucun, la maîtrise de son écriture combinée à son petit panel d’actions en font une œuvre au calibrage et à l’intelligence ludique rare.

À l’inverse, Indika souffre par moments de trop vouloir, encore, être un jeu vidéo. Et il ne le fait pas toujours bien. Sur la manette, la touche L2/LT est dédiée à l’action de prier. Celle-ci ne sert, en temps normal à rien : seulement à faire faire un signe en croix à Indika. Son utilité se révèle à deux reprises seulement : lors des phases de réflexion-plateforme. Dans ces moments, l’architecture du lieu semble s’éclater par la présence croissante du prince des démons dans l’esprit de la nonne. Les perturbations spirituelles de la jeune femme viennent alors éclater un monde annonçant déjà les portes de l’Enfer. Les couleurs rougissent, les bruits se font oppressants, enfin la musique et la voix de Lucifer saccadent nos oreilles d’informations. La touche de prière sert alors à faire revenir Indika dans un monde normal, apaisé, où la voix du diable ne se fait plus entendre. Si artistiquement – tant visuellement qu’au niveau du sound design -, ces scènes sont des réussites, il n’en demeure pas moins qu’elles ont un goût d’aveu d’échec. Fallait-il qu’un des seuls moments où le gameplay interagit véritablement avec le fond du jeu, cela se fasse de façon aussi artificielle ? Alors certes me dira-t-on, le jeu, dans ces deux scènes, oblige à alterner entre les phases de prière et celles où le diable revendique sa souveraineté totale sur le monde. On m’avancera alors que pour avancer, Indika devant s’appuyer à la fois sur la part de diable et celle de sainte en elle, doit embrasser l’ensemble de sa person… Blablabla. Fadaises, mauvais goût et enfantillages. Grandissons un peu et apprenons à ne pas nous satisfaire d’aussi petites raisons.
Je peux entendre, à la limite, que l’inutilité de la prière entre en résonance avec l’inutilité des points de foi. Mais alors il aurait fallu la rendre totalement inutile ! Dédier un bouton, tout le jeu durant, à une action sans aucun effet ludique, voilà qui aurait eu du sens. Ou alors, à l’inverse, pouvoir faire taire le diable à chaque instant, lorsqu’il s’adresse à nous, par les prières. Car en l’état, c’est uniquement dans les moments où sa présence est la plus forte qu’il peut être chassé. Cela semble bien discordant. Si ces deux moments sont excellents par leur ambiance – surtout le premier du fait de la surprise – ils appelaient, sans doute, une montée crescendo qui n’a pas lieu. Or, à mesure que le jeu avance, on se demande parfois si le seigneur des ténèbres n’est pas plutôt un petit diablotin farceur peu talentueux. Jamais le jeu ne parvient à véritablement suggérer la tentation, encore moins ludiquement parlant. Jamais n’est-on même tenté par le mal pour le mal. Jamais la croisade intérieure ne parvient à se montrer comme le chemin de croix qu’elle est. Mais au fond, peut-être sommes-nous trop modernes pour cela – pour ressentir cela ; pour ressentir même l’idée d’une conflictualité spirituelle intense où le mal, partout se niche.
Le diable et la nonne
D’autant que le jeu, dans sa structure, ne démérite pas et entend tenir son propos avec une certaine justesse jusqu’au bout. J’ai longtemps parlé de la foi et volontairement laissé de côté toute la dimension de ce que j’ai appelé « phénomène religieux ». Deux points retiennent l’attention : vers la fin du jeu, dans un puzzle surréaliste nous faisant boucler dans une salle par laquelle nous rentrons à chaque fois par une nouvelle entrée et de laquelle nous devons sortir, Indika s’aperçoit dans la prochaine salle qui n’est autre que la même mais selon un autre angle de vue. Elle s’y voit sous les traits de la Bête. Que ce soit elle-même qu’elle perçoive alors ne devient clair que lors de la dernière scène du jeu où c’est le démon qui se tient en lieu et place de son reflet. Visuellement, nous sommes alors mis devant le face-à-face déchirant de la jeune nonne avec elle-même.
Le deuxième point que je veux mentionner tient dans la présence, à peine visible, de la sœur supérieure du monastère dans l’histoire. Elle apparaît au début et c’est de sa bouche que sort un petit être lors d’une hallucination d’Indika. Puis elle réapparaît furtivement après l’énigme de la salle susmentionnée, comme un rappel, une présence énigmatique et angoissante qui se caractérise paradoxalement par son absence.

Et maintenant, revenons à ce que nous avons laissé en suspens dès le début de cet article : est-ce bien le diable qui nous parle et murmure à l’oreille d’Indika depuis le début du jeu ?
L’ambiguïté de cette présence règne en maître sur l’ensemble du jeu. Indika entend-elle le malin lui chuchoter la tentation au creux de l’oreille ? Est-elle tout simplement folle ? Ou bien est-ce encore autre chose ? La deuxième option n’a, je crois, aucun intérêt pour elle-même. Elle ne servirait qu’à rejouer un trope vu et revu et bien souvent traité trop par-dessus la jambe. Elle n’a de sens, au mieux, que rabattue sur les deux autres possibilités. Mais quelle est cette dernière option ?
C’est la sœur supérieure qui donne à Indika la mission qui lance son aventure : elle doit délivrer une lettre cachetée. Rapidement, on l’aura compris, son chemin s’écarte de cette tâche, si bien qu’Indika finira par ouvrir la lettre en question. Nous ne saurons jamais ce qu’il y avait écrit dedans, mais la voix du diable laisse entendre que le contenu de la lettre n’est au fond qu’un prétexte et qu’elle savait que celle-ci serait ouverte – en somme, qu’Indika désobéirait. La sœur supérieure constitue, pour la jeune nonne, la matrice de son obéissance terrestre. Elle est celle à qui elle doit obéissance et, on peut le supposer, réceptrice de ses confessions – puisque comme dans le catholicisme, le patriarcat orthodoxe de Russie donne une place importante au sacrement réitéré de la confession. Si la sœur supérieure est l’œil extérieur, la source extérieure de l’obéissance des sœurs du couvent et l’instance qui juge leurs écarts de conduite ; n’est-ce pas au fond – et n’est-ce pas là le rôle fondamental de tout prêtre ou religieux – le médiateur nécessaire à l’apparition et au développement de l’œil intérieur, celui de la conscience morale du croyant ?
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn
« La Conscience », Victor Hugo
Cet œil que cherchait à fuir Caïn, c’était évidemment celui de Dieu ; mais c’est l’œil de Dieu intérieur, celui de la conscience morale. Par la pratique des rites, de la confession, de l’obéissance aveugle, c’est la conscience morale que cultive le croyant, mais celle-ci ne peut passer que par l’intermédiaire de ce tiers qu’est le directeur de conscience. Au fond et pour le dire en peu de mots : il n’y aurait de diable que pour autant qu’il y a de la mauvaise conscience, que pour autant que cette mauvaise conscience est cultivée, savamment entretenue par un travail tant extérieur qu’intérieur. Produire le désir de l’autoflagellation, de l’auto-humiliation, de l’auto-abaissement, voilà le but. Bref, Indika n’est pas poursuivie par le diable, le vrai, elle n’est que le sujet de sa propre mauvaise conscience ; et le savant gouvernail de cette dernière, c’est la sœur supérieure. Il n’y a alors pas plus de péché dans Indika que dans le reste du monde, mais une intériorisation des normes et des pratiques de soi religieuses devenues pathologiques. On le voit, c’est seulement là que la folie peut éventuellement intervenir : comme réaction au pouvoir, à ses pratiques sur les corps et les esprits.

Les choix de caméra eux-mêmes jouent ce jeu en permanence. Lorsque nous jouons Indika, l’objectif est extrêmement rapproché. En revanche, dès que commencent des cinématiques, elle s’éloigne. Mais elle le fait d’une façon très précise : les emplacements et les angles choisis, les légers mouvements de celle-ci suggèrent un observateur tiers. Ainsi se renforcent l’anxiété et la claustrophobie intérieure : on est sans cesse resserré sur la protagoniste et toute échappée, toute sortie est rabattue, de l’extérieur, sur elle par ces caméras et le sentiment de danger qu’elles produisent. S’ajoute à cela le gigantisme de certains décors auquel fait face la fébrilité apparente de la nonne et on obtient un monde largement hostile, suspendue au-dessus sa tête, prêt à l’écraser à la moindre faiblesse.
Si Indika n’est pas seule, c’est bien le fait d’une présence diabolique – mais d’une présence induite, savamment créée et orchestrée jusqu’à la maladie. Le diable comme symptôme terminal de la maladie christique. Et dès lors, la vaine accumulation des points de foi prend tout son sens. C’est une logique qui, fondamentalement, tourne à vide dans le jeu et ne vise que son propre renforcement, de même que la progression dans la foi. Plus on s’approche de la sainteté, plus le risque est grand et plus la surveillance de soi par soi est de mise. Il n’y a pas de fin, pas de récompense finale autre que celle de renforcer soi-même, l’emprise sur soi.

J’essaie, autant que possible, de m’éloigner des lectures qui attendent trop de la parole des artistes eux-mêmes sur leurs œuvres. Toute œuvre a une vie propre et s’évade, dans sa création même, de l’emprise consciente de ses créateurs. Cependant, je ne rechigne pas à l’envie de rappeler qu’Odd Meter est un studio russe dont la majorité des membres a fui le pays peu de temps après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine et que le patriarcat de Russie s’est officiellement prononcé en soutien de Vladimir Poutine. De façon générale, la patrie des tsars a connu une longue histoire d’étroits rapports entre pouvoirs politique et religieux. Derrière la religion et ses dogmes, un pouvoir bien terrestre sur des vies humaines, bien humaines.
Ainsi, la fin du jeu, bien qu’un peu abrupte prend un sens tout à fait singulier : une fois révélé que le kudets, relique sainte productrice de miracles, est en fait vide ; une fois celui-ci secoué en vain, produisant des points de foi par millier jusqu’à la lassitude du joueur et la prise de conscience finale de la vanité de son geste (mais combien de temps lui faudra-t-il pour accepter que tout cela, ne sert à rien ?), alors les masques tombent, le reflet dans la glace change. La Bête laisse place à… Indika. Il n’y aura pas eu de miracle, pas de bagnard christique sauvé, il n’y aura pas eu non plus de délicieuse sainte salvatrice (ni sainte, ni putain, ni les deux – l’âme russe renvoyée dans les cordes de l’histoire). À la fin il n’y a qu’Ilya qui s’effondre psychiquement suite à son appel au divin resté sans réponse lors d’une séquence pathétique. Et puis il y a Indika…
La dernière scène est formidable de justesse. Une fois laissé derrière elle l’espoir d’un miracle saint venant du kudets, le diable disparaît du miroir, la voix se tait, la musique devient enfin plus apaisante, plus non plus de score en pixel art. Et surtout, la caméra a changé de point de vue. Les derniers instants se vivent en vue subjective : voilà disparu le juge inquisiteur intérieur, l’auto-observation pathologique de soi-même, la vivisection à vif de l’âme jusqu’à la folie. Par le changement de point de vue, c’est tout un rapport à soi qui est esquissé en un fugace instant. Puis, un regard vers la porte ouverte, le monde extérieur est gorgé de lumière. Nul besoin d’en dire plus – rideau.

… Et si, et s’il avait finalement gagné ? Et s’il l’avait emporté en parvenant à nous convaincre… qu’il n’existe pas ?
Remerciements spéciaux à @shkegulka qui a accepté que nous utilisions ses photographies virtuelles pour illustrer l’article.