Interview - Félix Elvis Le Pottier : scénariste et narrative designer

Félix Elvis Le Pottier : scénariste et narrative designer

L’industrie du jeu vidéo regorge de métiers qui ne sont malheureusement pas toujours mis en avant. Si nous connaissons tous les rôles de développeurs ou de scénaristes, il y a une multitude d’autres trajectoires professionnelles qui méritent tout autant d’être mises en avant. C’est le but premier de ces interviews, car nous avons à cœur de mettre en lumière toutes les mains qui aident à faire ces œuvres que nous aimons, et sur lesquelles nous passons tant de temps. Aujourd’hui, c’est Félix Elvis Le Pottier qui nous fait le plaisir de nous parler de son métier de narrative designer, et de son expérience auprès de studios réputés comme DON’T NOD ou Quantic Dream.

Félix Elvis Le Pottier narrative designer

Pourrais-tu tout d’abord présenter le métier de narrative designer dans le jeu vidéo et la bande dessinée ? Quelles sont les similitudes/différences qui caractérisent ton métier en fonction du médium ? 

Hello ! Merci beaucoup pour l’invitation.

Le métier de narrative designer, c’est d’un côté de designer les mécaniques et systèmes d’un jeu liés à la narration. Donc inventer, répertorier, choisir, décrire, et parfois intégrer, les différentes manières dont les joueurs et les joueuses auront accès à l’histoire, à l’univers. Ça peut aussi bien consister à définir des mécaniques de dialogue (quelles interactions avec les personnages, ou avec les autres joueurs et joueuses) que de décider quels types de textes pourront être lus, ou sur quel système seront basées les quêtes. De ce point de vue, on peut considérer que c’est une branche du game design spécialisée dans la narration.

De l’autre côté, notre métier, c’est aussi de dialoguer avec toutes les personnes de l’équipe pour s’assurer de la cohérence narrative de tous les éléments du jeu, quels qu’ils soient.

C’est difficile d’avoir une définition plus précise, car le rôle de narrative designer peut être très différent en fonction des projets, de leur taille, ou du studio dans lequel on travaille. Parfois, c’est la même personne qui écrit (writer) et qui fait le narrative design, parfois non. Parfois, le travail est divisé entre plusieurs narrative designers. On peut se spécialiser dans les systèmes, dans les cinématiques, dans le design de dialogues, de quêtes, etc. C’est un rôle à définir et à réinventer sur chaque projet ! Et c’est en partie ce qui le rend passionnant.

Je viens de la bande dessinée, et avant ça, j’ai étudié le cinéma. Je travaille dans le jeu vidéo depuis 4 ans maintenant, en tant que writer et narrative designer. Pour ce qui est de l’écriture, donc la création d’univers, de personnages, la structure narrative, l’écriture de dialogue, il y a beaucoup de similitudes entre ces différents médiums. La structure globale d’un jeu ne sera pas toujours linéaire, mais si on zoome sur des chapitres du jeu, des régions, des quêtes, on retrouve des principes communs dans la manière dont on va construire le récit. Pareil pour les dialogues.

Il n’y a pas de narrative designer dans la bande dessinée, mais en tant que scénariste, je travaille toujours en équipe avec des dessinateurs et dessinatrices. On met en commun nos inspirations, on construit l’univers ensemble, on réfléchit aux détails qu’on place dans le décor pour faire passer au mieux tout ce qu’on veut raconter. Là aussi on peut trouver quelques parallèles, mais le travail de narrative designer est quand même très spécifique au jeu vidéo.

Qu’est-ce qui t’a amené vers le jeu vidéo et Quantic Dream ?

Je voulais étudier le jeu vidéo quand j’étais au lycée. Déjà à l’époque, je m’amusais à prototyper des jeux sur papier, à créer des univers dont je définissais les règles. J’écrivais aussi pour des projets de création de jeux vidéo amateurs, sur des forums. Mais je me suis dit que ce n’était pas possible de faire des études dans ce domaine . Ça me semblait loin de chez moi, et j’étais un peu dans la lune.

Je me suis donc inscrit en fac de cinéma à Rennes. J’ai adoré, mais l’envie est restée de faire du jeu vidéo. Surtout qu’à Rennes il y a le Stunfest, un incroyable festival de jeux vidéo où je vais encore tous les ans. Après quelques années à écrire de la bande dessinée, je me suis relancé dans ce projet. Je crois que le déclencheur, ça a été la découverte de Zelda Breath of the Wild.

J’ai adoré ce jeu, et c’est encore aujourd’hui celui où je me sens le mieux. J’y joue pour m’y balader, pour l’ambiance, pour la liberté de pouvoir jouer en restant qui je suis. Le jeu me laisse progresser sans m’obliger à combattre, par exemple. Ou encore, il me donne toujours suffisamment d’options pour ne pas avoir besoin de couper d’arbre ou de tuer d’animaux. Et cette montagne ? Je peux l’escalader si j’ai envie, et planer jusqu’à l’horizon. Ou alors rester écouter un ruisseau, accroupi auprès d’une statue moussue. M’émerveiller en apercevant un dragon traverser les nuages, ou passer sur la pointe des pieds à côté d’un monstre qui ronfle tranquillement dans une clairière. Ce n’est pas forcément ce que doivent proposer tous les jeux, du tout, mais découvrir que cette liberté et cette poésie étaient possibles, que ça existait, m’a fait retomber en amour pour le jeu vidéo. Et puis, la direction artistique, la musique, ces environnements battus par les éléments, le sentiment d’aventure ! Toute proportion gardée, c’était une inspiration très forte dans mon travail sur Jusant.

Alors j’ai participé à des game jams, animé des ateliers de narration pour des étudiants en réalité virtuelle à l’École de design Nantes Atlantique, et je suis tombé sur une offre d’emploi de Quantic Dream. Ils cherchaient spécifiquement des personnes venant d’autres domaines que le jeu vidéo et ayant de l’expérience dans l’écriture. J’ai sauté sur l’occasion.

Félix Elvis Le Pottier narrative designer
Jusant, le prochain jeu de DON’T NOD

Quelles sont les œuvres qui inspirent ton travail de narrative designer ?

Ce n’est pas une question simple, parce que je m’inspire de beaucoup de choses très différentes. En premier lieu, il y a les jeux vidéo qui me plaisent le plus, particulièrement ceux qui ont changé ma vision de ce que peut être un jeu vidéo. De Monument Valley à Zelda BoTW dont je parlais, en passant par A Short Hike, Firewatch, Journey, Pokemon, Flower, Wide Ocean Big Jacket, Florence, Limbo et Inside…

Je collectionne aussi beaucoup les inspirations, dans tous les sens, et je suis tout autant inspiré par la musique que par l’architecture, le cinéma, la photographie, la mode, le design de manière générale. J’adore le design de voiture et de vieux trains, par exemple. Ou les cartes géographiques de la Renaissance, la danse dans les comédies musicales, les luminaires italiens, l’évolution des toilettes dans l’exploration spatiale, l’esthétique de la course automobile… Je n’ai pas encore travaillé sur un jeu où c’était utile, mais je ne baisse pas les bras !

Mais dans mon travail, j’essaie le plus possible de travailler sur les sensations, et pour ça je m’inspire surtout de ce que je ressens au quotidien. À quoi ça ressemble dans un jeu vidéo, un matin froid et sec qui pique les joues ? Comment traduire la satisfaction d’avoir atteint le sommet d’une montagne ? Le soulagement de trouver de l’ombre alors qu’on se trouve plein cagnard ? C’est quoi, l’aventure ? Et comment peut-on diviser tout ça en éléments palpables (level design, son, musique, FX, props et environnement, lighting, etc) qui s’ajouteront pour faire ressentir ce qu’on veut ?

Dans ton thread sur Twitter, tu évoques à plusieurs reprises le fait que ton métier nécessite de travailler avec toutes les équipes car la narration est distillée dans l’ensemble de l’œuvre. Selon ton expérience, à l’inverse, comment la narration et sa conception influencent les autres aspects d’un jeu vidéo et notamment son design global ?

Le travail en équipe, c’est un autre aspect du narrative design que je trouve passionnant. Sur tous les projets sur lesquels j’ai travaillé, j’ai été amené à travailler avec toute l’équipe, ou presque. Par exemple, une mécanique de dialogue, c’est un travail collaboratif avec l’UI (à quoi ça va ressembler, mais aussi comment on est informé qu’un dialogue peut être joué, etc), le game design (pour définir comment l’interaction s’intégrera au milieu de toutes les autres interactions du jeu), le son (s’il y a des voix ou des onomatopées, les bruitages d’interaction), l’animation, le ou la writer (pour écrire les dialogues), l’équipe dev (pour prototyper et intégrer), la localization (car il faut anticiper la traduction dans des langues où le nombre de caractères peut être très différent), l’équipe caméra… et puis évidemment la direction du jeu, le QA, la prod, la direction artistique, etc. Et c’est comme ça pour toutes les mécaniques liées à la narration ! Sachant qu’il y a souvent beaucoup d’allers-retours avant que ça soit validé, et de modification des mécaniques en cours de production. On discute donc beaucoup. 

En tant que narrative designer, je dois aussi faire en sorte que les joueurs et joueuses comprennent l’univers et ses enjeux, quelle que soit leur manière de jouer. On peut donner beaucoup d’informations via des dialogues ou des cinématiques, mais ça passe aussi par l’environnement, que ça soit par la manière dont sont agencés les espaces (level design), leur esthétique (Art, enviro), les sons, la musique, l’animation… Là encore, il faut que je travaille avec tout le monde pour que les intentions des directeur-ices du jeu soient au mieux transmises aux joueurs et joueuses.

Ça marche aussi dans l’autre sens. Ma conception du narrative design, c’est que tout le monde dans l’équipe participe à la narration. Toutes les personnes qui travaillent sur le jeu ont des idées, soit dans le cadre de leur métier, dont elles sont spécialistes, soit plus généralement pour l’histoire, l’univers, les personnages. Une partie de mon travail c’est de voir comment ça peut s’intégrer, s’il faut l’intégrer ou non. Ça peut arriver de devoir modifier la narration du jeu pour l’adapter à une nouvelle mécanique de gameplay qui s’est ajoutée en cours de route, par exemple. Ou de rebondir sur un concept art pour venir enrichir ou préciser l’univers du jeu.

Comment as-tu découvert que l’écriture était une passion pour toi ?

Au collège, j’ai commencé à écrire des fanfictions, d’Harry Potter, Star Wars, Ratchet et Clank… Et puis un roman, que je n’ai jamais terminé. Et encore des fans fictions au lycée, et mille idées de romans à peine commencées. Et puis des prototypes de jeu, des scénarios de films à la fac, des bandes dessinées. Je n’ai jamais arrêté d’écrire depuis le collège, en fait.

J’ai fait pas mal de petits boulots à côté de l’écriture, les premières années. Équipier dans un fast-food, serveur puis responsable de nuit dans une brasserie, ouvreur dans un cinéma. J’ai tout aimé, mais l’objectif c’était de vivre de l’écriture.

Félix Elvis Le Pottier narrative designer

Quelle formation as-tu suivie pour devenir Narrative Designer ? Existe-t-il des formations spécifiques ou est-ce un domaine où l’on peut se spécialiser à partir de différentes disciplines ?

J’ai fait des études de cinéma, et j’ai appris sur le tas. Il y a sans doute plus efficace ! Avoir fait des études en rapport avec l’écriture ou la littérature peut être un plus, mais de ce que j’ai vu, tous les parcours sont possibles pour le narrative design. Il y a aussi possibilité de se former d’abord en game design, en production, en développement, QA ou tout autre métier du jeu vidéo, avant de se spécialiser en narrative design.

Dans le jeu vidéo, quelle que soit la formation, on continue d’apprendre un peu tout le temps. Là par exemple je me suis inscris à une formation Unreal, parce que je ne suis pas vraiment autonome dessus alors que je l’utilise pratiquement tous les jours dans mon travail. Mais je lis aussi des livres sur le narrative design, je lis la presse de JV (Canard PC <3), je regarde des talks de professionnel-les qui partagent leurs réflexions et leurs expériences, comme le collectif Mauvaises Herbes, les vidéos de H sur YouTube, etc.

Pour les personnes qui voudraient se lancer dans le métier, il y a un Discord qui existe, avec énormément de ressources et une super communauté : Design & Narration. C’est sur invitation, mais demandez-moi, ou à un-e autre ND, et ça ne devrait poser aucun problème.

Quels sont les principaux défis auxquels tu es confronté en tant que Narrative Designer ? Comment fais-tu face aux contraintes de temps et de ressources ?

Le plus grand défi auquel je fais face, c’est la communication. Je l’expliquais juste avant, il faut que je travaille avec tout le monde ou presque. Je dois réussir à discuter du travail de chacun-e, en rapport avec la narration, sans empiéter sur leurs compétences. C’est un travail d’équilibriste, et ça m’amène au deuxième défi de mon quotidien de narrative designer : ce n’est pas moi qui dessine, qui code, qui anime, ou autre, donc une grande partie de mon travail est totalement dépendante du travail des autres et de leur emploi du temps. Il y a beaucoup de gens à convaincre, c’est beaucoup de négociations, de compromis, et d’énergie dépensée. Certaines choses passent à la trappe, mais chaque fois que j’y arrive c’est une petite victoire.

Passé le stade de la conception, au tout début, où les idées fusent dans tous les sens, le développement d’un jeu vidéo est entièrement fait de contraintes. Il est très important que je respecte les contraintes identifiées par les responsables de chaque département (animation, environnement, art, etc), car sans ça on crunch. Si on me dit qu’il ne pourra pas y avoir plus de 10 personnages et animaux dans tout le jeu, je dois faire avec. S’il ne peut y avoir que trois expressions différentes pour les personnages avec qui on a des dialogues, à moi de les choisir avec attention. Les textes doivent partir en traduction dans trois semaines ? Alors je m’organise pour tout écrire, faire valider, et revalider, et rerevalider par tous les échelons de la production d’ici là. On ne parvient pas à recruter pour tel poste, il faut donc modifier une des mécaniques de narration. Si on doit couper la moitié du jeu parce qu’on se rend compte qu’on ne pourra pas tout faire, à moi de retravailler toute la narration, sans changer ce qui a déjà été fait, pour que ça marche malgré tout. C’est comme ça pendant toute la production d’un jeu. Ce qui n’empêche pas d’avancer !

À moi d’être intelligent et d’apprendre à tricher. On triche toujours sur tout quand on développe un jeu vidéo. C’est comme un décor de western, ça tient parfois avec de la colle et trois bouts de ficelle, mais tant qu’on maintient l’illusion, c’est bon ! C’est un truc que j’apprends au fur et à mesure, car pour réussir à contourner les contraintes, il faut connaître au mieux les métiers de chacun-e.

De quelle manière collabores-tu avec les autres départements durant la production d’un jeu vidéo ?

Je vais répondre ici en tant que writer et narrative designer, car j’ai toujours eu les deux casquettes et que ça se mélange pas mal dans mon expérience.

Idéalement, j’arrive sur un projet au début de la conception (au tout début du projet), pour co-créer l’univers avec l’équipe. Par exemple, quand je suis arrivé sur Jusant, on m’a exposé l’idée principale : on va escalader un monde vertical, une sorte d’immense montagne. J’ai ensuite travaillé avec l’équipe pour définir dans quel univers, avec quel personnage, pour quelle raison, et les principaux enjeux qui sous-tendent l’aventure. Et puis on a précisé l’arc narratif du jeu, les différentes ambiances (régions, faune et flore, etc) qu’on allait traverser et ce que chacune raconte de notre univers.

Sur Jusant, j’ai ensuite travaillé en binôme avec les level designers pour imaginer chacune des régions, et ensuite chaque lieu de ces régions. Comment organiser l’espace pour le faire correspondre à la structure narrative du jeu, du chapitre, de la quête ? Quelles sensations est-ce qu’on veut faire passer et à quel moment ? Est-ce que le lieu est cohérent avec l’univers ? Est-ce qu’il y a une forte densité de population ? Comment les gens y vivent, et qu’est-ce que ça implique dans la manière dont on va pouvoir s’y déplacer ? Quelles professions prédominent, et pourquoi ? Comment illustrer ça avec quelques lieux clefs ? C’est une étape très intéressante, sur laquelle tout le reste du jeu va se baser.

En parallèle de tout ça, je travaille sur des mécaniques liées à la narration (les dialogues, par exemple). Là aussi il faut discuter avec d’autres départements, car chaque élément du jeu est toujours fortement connecté aux autres. Il faut une expérience qui soit fluide pour les joueurs et joueuses, et il faut que ça s’intègre dans le calendrier de production de chacun-e de mes collègues !

Rapidement, sur Jusant, j’ai eu un layer dédié à la narration dans Unreal. Comme un calque, où je pouvais poser moi-même tout ce qui avait directement trait à ces mécaniques de narration. Les lettres, les coquillages, les affiches… Mais aussi mettre des indications directement dans l’univers du jeu, comme des petits post-it. Je travaille avec l’équipe environnement quand c’est le moment d’habiller les niveaux du jeu (qui jusqu’ici n’étaient constitués que de gros cubes), avec l’équipe art qui se base sur le level design pour créer des concepts, et avec les concept artists également pour imaginer des objets présents dans le décor du jeu (props) qui racontent au mieux l’univers. 

Félix Elvis Le Pottier narrative designer

Avec l’équipe son pour une mécanique qui se base sur l’audio, avec l’équipe game design pour prototyper les mécaniques que j’ai désignées, et l’équipe dev par la suite, pour les intégrer pour de vrai. Je travaille avec l’équipe animation pour l’attitude des personnages et des animaux, pour des idles (des poses) qui illustrent leur caractère ou un aspect de l’univers, pour travailler sur l’animation des dialogues, etc. Comme tout le monde, je travaille beaucoup avec l’équipe QA pour m’assurer que je n’ai fait d’erreur nulle part, ou que les changements effectués par un autre département n’aient pas cassé quoi que ce soit. Ou à l’inverse, que je n’ai pas cassé le travail de tout le monde en faisant une fausse manip ! Je n’ai pas travaillé directement sur les cinématiques de Jusant, mais j’ai pu discuter du storyboard de chacune. Ce sont seulement quelques exemples, mais ça illustre bien ce que j’ai pu faire pendant la production.

J’ai aussi écrit tous les textes du jeu (sauf le tutoriel et quelques textes de menus), géré leur intégration, et leur traduction. J’ai appris beaucoup de choses encore à ce moment-là car je n’avais jamais travaillé sur la traduction, et le jeu est traduit en 10 langues, ce qui est assez conséquent. Les nombreux échanges avec les traducteur-ices m’ont d’ailleurs beaucoup fait progresser dans mon écriture.

Une fois les mécaniques désignées, intégrées, les textes écrits, traduits, et les environnements du jeu posés, il reste à polish tout le jeu, à faire la chasse aux bugs, à passer les certifications de toutes les plateformes, qui ont des attentes précises de qualité pour qu’un jeu puisse y être distribué, et encore d’autres choses où ma présence n’est plus nécessaire. Donc c’est là que je laisse l’équipe continuer sans moi !

Quel est l’aspect de ton métier de narrative designer qui t’apporte le plus de plaisir ? 

J’aime beaucoup le travail en équipe, et je me fais toujours de très bons amis parmi mes collègues. C’est vraiment un plaisir de voir leurs têtes tous les jours, même en télétravail, et c’est quelque chose de traverser ensemble toute la production d’un jeu vidéo !

Et puis, ce qui me passionne c’est de voir l’univers qu’on crée ensemble prendre forme petit à petit. Ce n’est pas toujours simple de travailler dans le jeu vidéo, mais c’est aussi rempli de chouettes moments où on voit soudain une nouvelle pièce du puzzle s’ajouter au reste. On sait le travail considérable que ça a demandé, et il y a toujours une sorte de joie enfantine à voir un nouvel élément intégré dans le jeu. Ça peut être la manière dont bouge l’habit du personnage, un pan entier d’environnement ajouté la veille, où un FX particulier qui est en test, un design d’animal, une nouvelle musique de la personne qui compose. Clairement, les occasions de s’émerveiller ne manquent pas.

Tu travailles maintenant en freelance. Est-ce par choix pour pouvoir travailler sur différents projets en même temps ou est-ce induit par l’économie du jeu vidéo et de la bd ? 

Je n’ai pas toujours été en freelance dans le jeu vidéo, mais jusqu’à maintenant le choix était simple : freelance ou CDD. Les deux sont plutôt précaires. Être freelance me permettait d’être mieux payé et il y a un côté pratique à garder le même statut que quand je travaille dans la bande dessinée. Mais aujourd’hui je préférerais être en CDI, principalement parce qu’à la fin de mon travail sur Jusant je me suis rendu compte que j’avais envie de m’impliquer à plus long terme dans les projets d’un studio. 

Peux-tu nous expliquer à quoi ressemble ton processus d’écriture ? Et quelles sont les choses que tu fais pour continuer à te développer et à évoluer en tant qu’écrivain ?

Vous voyez le meme de la petite fille qui pleure en essayant de dessiner, devant une page blanche ? Ou les captures d’écran du documentaire sur Miyazaki qui désespère dans sa cuisine ? Ça résume à peu près mon processus de travail.

Hayao Miyazaki

Plus sérieusement, je commence souvent par avoir des idées d’univers (qu’il soit dans notre réalité ou fantastique), d’esthétique. Ou de choc, de mélange entre plusieurs esthétiques. Je fonctionne beaucoup par collage. Je rassemble beaucoup d’inspirations très diverses, photo, musique, film… et j’essaie de comprendre ce qui m’a attiré dans cette première idée, la tension qui sous-tend l’univers, le fil rouge. Donc comprendre le discours que je mets derrière ces images.

Puis viennent les personnages, les lieux, les ambiances, les sons, la lumière, le point de vue. Bref, je zoome au fur et à mesure. Parfois le point de départ est au contraire une scène en particulier, qui m’amène à imaginer tout le reste. Mais le processus de collage reste le même. Mon plus grand défi c’est toujours d’articuler tout cela dans une structure narrative, la colonne vertébrale de l’histoire. Pour y parvenir il faut comprendre parfaitement ce qu’on raconte, et surtout choisir ce qu’on ne racontera pas. Ce n’est pas simple pour moi, et c’est aussi ce que j’aime dans le jeu vidéo : on peut se permettre d’explorer plusieurs options. Une fois que je suis satisfait de la structure, ça déroule !

L’écriture, pour moi, c’est un travail, ça s’apprend. On devient meilleur avec l’expérience, en échangeant avec ses pairs, en faisant des formations. La réalité du travail d’auteur-ice, c’est qu’il faut se mettre devant son clavier, et écrire. Toute la journée, tous les jours. On ne peut pas se reposer sur une éventuelle inspiration soudaine. Mais c’est comme un muscle. Plus on écrit, plus c’est facile.

Sauf que dans mon travail de narrative designer, il peut y avoir de longues périodes où je n’écris pas du tout. Ou alors seulement de la documentation. Donc j’essaie de continuer à écrire à côté, autant pour le besoin de m’aérer l’esprit en me plongeant dans un autre univers que pour ne pas trop rouiller. Parce qu’une fois que vient le moment d’écrire dans la production d’un jeu vidéo, il faut être efficace !

Comment as-tu commencé à travailler sur Jusant et quels ont été les principaux challenges pour ce jeu ? 

J’ai trouvé ce projet après une candidature spontanée chez DON’T NOD. C’est un studio passionnant, donc quand ils m’ont rappelé pour un entretien téléphonique, j’étais super content (et aussi j’étais en train de faire le plein de ma voiture). J’ai passé un test d’écriture, ce que j’avais fait également pour Quantic Dream, puis j’ai emménagé à Paris pour aller travailler au studio… la veille du deuxième confinement. Donc forcément, j’ai assez peu vu l’équipe. Au bout d’un an, quand le studio a décidé de proposer le télétravail à long terme à tout le monde, j’ai redéménagé en Bretagne, là où j’avais grandi. Ce quotidien au bord de la mer m’a beaucoup inspiré pour Jusant.

Les challenges ont été très nombreux pour moi, car c’était ma première vraie expérience en tant que narrative designer sur une production complète. J’étais seul pour tout écrire, et pour faire le travail de narrative design en plus de ça. C’était un peu juste, mais je manquais d’expérience pour anticiper parfaitement la quantité de travail à produire. Finalement, on a réussi ! J’ai appris à utiliser Unreal (grâce à mes super collègues), à gérer la traduction d’un jeu (encore une fois grâce à mes collègues) et à mieux connaître le travail de chacun-e pour proposer des idées plus concrètes.

Le télétravail était un challenge en termes de communication. Mais j’étais entouré de personnes vraiment pro, patientes, et attentionnées. Donc même si la production d’un jeu ressemble à des montagnes russes, dans l’ensemble je suis très heureux de mon expérience.

Est-ce que tu pratiques l’escalade ? Était-ce primordial d’avoir des connaissances avancées de cette pratique sportive pour mener à bien tes recherches ? 

Je ne pratique pas l’escalade, et la question s’est posée plusieurs fois d’emmener l’équipe de Jusant dans une salle s’y essayer, mais lorsque nous étions encore toutes et tous à Paris tout était fermé à cause du COVID (à raison). Ensuite, l’équipe s’est dispersée et c’était plus compliqué.

Dans Jusant, l’escalade c’était plutôt le travail des game designers. Moi, je travaillais sur tout le reste ! Je trouve ça important d’écrire sur ce qu’on connaît, mais on peut aussi partir de ce qu’on connaît pour écrire sur autre chose. Personnellement, j’ai surtout été inspiré par la randonnée. Pas tant par l’escalade que par la montagne elle-même. Les grands espaces, le vertige, le dépassement de soi, le lien physique à la roche et à la nature. L’émerveillement, la solitude, le côté très méditatif.

As-tu des liens vers de bons articles ou des vidéos qui, selon toi, pourraient donner des conseils à quelqu’un qui débute dans cette fonction ?

Il y a beaucoup de ressources disponibles (souvent en anglais) pour des personnes qui seraient intéressées par le narrative design, ou qui souhaiteraient se former. Je vais surtout citer, en vrac, celles que j’utilise dans le cadre de mon travail :

Les conférences du collectif Mauvaises Herbes et les essais vidéo de H, que j’ai déjà évoqués, sont vraiment des contenus très précieux pour réfléchir nos jeux. N’hésitez pas à suivre le travail de Jon Ingold et ses articles ou conférences, par exemple dans le cadre des conférences organisées régulièrement par la Writers’ Guild of Great Britain. Les vidéos de la GDC ou autres conférences comme le Game Camp sont un bon point d’entrée pour aborder plein de thématiques et voir comment les autres travaillent. La chaîne Youtube Cinéma et politique est super, même si ce n’est pas du jeu vidéo, et celle de Stuffed Wombat est très intéressante pour réfléchir sur ce que sont les jeux vidéo (ainsi que son blog). Le documentaire réalisé sur Double Fine, PsychOdyssey, est assez incroyable et même si ça ne parle pas spécifiquement narrative design, j’y ai appris énormément de choses.

Il y aussi des livres, comme celui de Kaitlin Tremblay, Collaborative Worldbuilding for Video Games, ou celui d’Anna Megill, The Game Writing Guide.

La SAG-AFTRA a voté à l’unanimité pour l’extension du droit de grève à ses membres dans l’industrie vidéoludique. Penses-tu que cela aura un impact sur les scénaristes / narrative designer dans l’industrie du jeu vidéo ?

J’ai l’impression que ce qui se passe en ce moment aux USA est très important. C’est un gigantesque bras de fer entre les personnes qui créent la valeur et celles qui en profitent. La législation en France est différente, mais le jeu vidéo est une industrie très internationale et je pense que l’issue de ce combat aura des répercussions sur les travailleurs et travailleuses, où que ce soit.

Je connais mal l’histoire des luttes syndicales dans le jeu vidéo, donc j’espère ne pas dire de bêtises. Avec la SAG-AFTRA j’ai l’impression que la question de la répartition de la valeur se pose plus fort qu’avant. Qui profite des ventes d’une série, d’un film, d’un jeu vidéo ? Tous les comédiens et comédiennes du jeu vidéo, et les personnes travaillant en motion capture (acting, danse, chorégraphie, stunt, etc) peuvent maintenant rejoindre le mouvement. Une des demandes concerne une meilleure répartition des royalties des ventes des jeux. Et si elleux y ont droit, pourquoi pas le reste des employé-es ayant créé le jeu ? Je pense que c’est là où il peut y avoir des discussions intéressantes en France aussi, surtout que les studios français font souvent appel à des anglo-saxon-nes pour la motion capture et les voix de leurs jeux.

Il existe déjà des studios en coopérative, en France et ailleurs, où ces discussions existent depuis longtemps, et où une partie des bénéfices est redistribuée entre toutes les personnes salariées. Le mouvement de la SAG-AFTRA est intéressant parce qu’il est très médiatique, qu’il met ces discussions sur le devant de la scène, et pas seulement pour des studios indépendants.

La grève décidée par la SAG-AFTRA concerne aussi l’usage d’IA génératives. Leur communiqué sur le sujet précise que SAG-AFTRA n’est pas contre leur usage, mais souhaite que ça soit rémunéré et inclus dans des négociations de contrat. Personnellement, je pense que l’usage des IA génératives n’est pas un avenir souhaitable, que cela soit rémunéré ou non.

De façon plus large, comment te positionnes-tu face au sujet de l’Intelligence Artificielle ? Vois-tu cela comme une menace ? Ou comme un outil prometteur si des réglementations sont rapidement mises en place ? 

Il y a plusieurs types d’intelligence artificielle. On crée beaucoup de petites IA dans le jeu vidéo, par exemple pour gérer le comportement des gardes dans un jeu d’infiltration, ou pour s’assurer que les pieds des personnages se poseront comme il faut sur le sol, si le sol n’est pas droit. Ce sont des outils indispensables, créés par les équipes elles-mêmes.

Les IA génératives (comme ChatGPT ou DALL-E) sont très différentes. En tant que writer et narrative designer, je vais surtout parler des IA génératives de texte. Moralement, je suis contre. Comme le résume la Ligue des Auteurs Professionnels, les IA génératives « fonctionnent en utilisant de manière illicite des contenus protégés au titre du droit de la propriété intellectuelle. Elles constituent une menace extrêmement inquiétante pour les auteurs, les ayants droit et titulaires légitimes de droits ». Pour les entraîner on a donc volé le travail des auteur-ices et artiste sans leur accord, et sans les rémunérer. Puis pour qu’elles fonctionnent bien on sous-paye des millions de travailleur-euses précaires à l’autre bout du monde pour en corriger les erreurs. Ensuite, leur usage se fait de nouveau au détriment des auteur-ices et artistes, en les remplaçant. C’est également un choix de société : est-ce qu’on veut des histoires et des créations faites par des personnes sensibles, ou du contenu généré aléatoirement par des programmes ? Qu’est-ce qui nous élève en tant que société ?

De mon point de vue, les IA génératives de texte posent deux problèmes pour les studios : elles créent du risque, et par nature elles ne font que remâcher l’existant.

Elles créent du risque parce qu’elles sont entraînées avec d’immenses corpus scrapés sur internet sans contrôle, et sans aucune idée des biais idéologique des textes ou créations qui les composent. Je ne pense pas qu’on soit en mesure d’identifier les moments où elles se contentent plus ou moins de faire du copier-coller, ni de l’intégralité des idées qu’elles reprennent. Or, en termes financiers et de réputation, je crois qu’un studio ne peut pas se permettre de risquer des attaques en justice pour du plagiat, pour du contenu potentiellement raciste, ou autre.

Les IA génératives se basent sur des corpus du passé. Comme l’explique bien cet article, elles sont incapables d’imaginer l’avenir. Elles ne peuvent d’ailleurs pas imaginer, on parle ici de programmes qui enchaînent les mots en calculant une probabilité. Les IA génératives copient, elles sont par nature réactionnaires : elles conservent le statu quo, là où les histoires devraient, selon les mots d’Ursula K. Le Guin, être libératrices, proposer des alternatives, imaginer d’autres manières d’être.

La réglementation européenne sur les IA génératives est en train de se mettre en place, mais semble insuffisante, toujours selon la Ligue des Auteurs Professionnels. De mon côté, j’attends aussi que les studios de jeu vidéo se positionnent. Et en tant que travailleur-euse du jeu vidéo, nous avons un vrai poids dans la balance. Je suis persuadé que si la plupart des studios ont évité d’aller vers les NFT, c’est parce que leurs employé-es étaient majoritairement contre. Nous pouvons faire la même chose pour les IA génératives.

Si tu devais nous parler des œuvres vidéoludiques qui ont façonné ton amour du jeu vidéo, lesquelles citerais-tu ?

Si je dois remonter le temps, les premiers jeux qui m’ont accroché sont Sonic, NBA Jam et Castle of Illusions sur la Sega Megadrive. Sur l’ordinateur, j’ai joué des heures à StarCraft, Baldur’s Gate, Fallout, Star Wars KOTOR II, Quake III, Star Wars Episode I: Racer, Rayman 2: The Great Escape. Et puis à Pokémon bleu, sur une vieille Game Boy que m’avait prêtée un ami. Et avec les amis aussi, on jouait à l’infini à Mario Kart Double Dash sur la GameCube.

J’ai déjà parlé un peu plus haut de Monument Valley et Zelda BoTW, A Short Hike, Firewatch, Journey, Florence, qui ont tous changé ma vision de ce que pouvait être le jeu vidéo. Plus récemment, j’ai adoré Minit, Hidden Folks, Wide Ocean Big Jacket, Mutazione, Alba: A Wildlife Adventure ou Sky: Children of the Light. Chacun de ces jeux me donne envie de créer des jeux vidéo moi aussi. C’est super inspirant.

Une petite recommandation culturelle pour clôturer cette interview ?

Je viens de regarder la deuxième saison de Abbott Elementary, et c’était vraiment génial. C’est si bien écrit, et les acteur-ices sont incroyables. En parlant de saison 2, celle de Drag Race France aussi c’était fou.

En photographie j’ai découvert récemment le travail d’Evelyn Hofer, que j’adore. En série, c’est Somebody Somewhere qui m’a scotché, c’était tellement, tellement bien. Et en cinéma, je commence à regarder les films de Hirokazu Kore-eda, que je n’avais jamais vus. J’aime beaucoup sa poésie. En musique, ces derniers temps j’écoute Myriam Gendron et Branko Mataja. Et le mix anniversaire de You’ve Come A Long Way, Baby, de Fatboy Slim à peu près une fois par jour ! Je suis aussi hypnotisé par les clips de Jungle, que je n’avais pas vu passer à leur sortie. Et aussi, est-ce que vous connaissez le podcast Vulgaire, de Marine Baousson ? C’est top, il faut écouter. Ou Petit Vulgaire, si vous avez des enfants, neveux ou nièces !

3 Commentaires

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Horreur 404répondre
octobre 29, 2023 at 9:38 pm

C’était super intéressant ! Merci beaucoup pour cette interview 🙂

Vincent Molletrépondre
novembre 12, 2023 at 10:49 pm

Je viens de finir Jusant que j’ai beaucoup apprécié et qui, je sens, ne va pas quitter mon esprit de si tôt.
Merci beaucoup pour l’interview ! Content de voir quelqu’un qui est aussi passé par la licence cinéma de Rennes 2 haha

Aymar Azaïzia : Directeur transmedia et développement d’affaires – Point'n Thinkrépondre
décembre 7, 2023 at 10:05 am

[…] de faire au sein des studios que nous nous évertuons à donner la parole, en podcast ou à l’écrit, aux gens qui font vivre notre petit monde virtuel. Aujourd’hui, c’est Aymar Azaïzia, […]

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