La découverte de David Lynch
C’est toujours triste de se dire qu’on découvre un artiste à l’annonce de sa mort. Que c’est l’annonce de son décès, qui rappelle que ses œuvres sont toujours dans les classiques à explorer, dans une liste qui ne finit jamais. De David Lynch, je ne connaissais surtout que son nom et l’influence qu’il a laissée au cinéma – dans des jeux vidéo et des titres de films. Je savais que Twin Peaks avait laissé un héritage palpable dans le monde de l’art, j’avais vu Dune il y a bien longtemps, n’en gardant surtout que des souvenirs très psychédéliques. Elephant Man, vu plus récemment, a été un magnifique film à découvrir, mais aussi terriblement tragique et triste, humain et empreint de la solitude de son héros. Néanmoins, j’avais l’impression que c’étaient ses films les plus “accessibles” ou les plus “éloignés” de sa patte habituelle, notamment dans le cas de Dune qui est une adaptation et non une histoire originale de sa part.
Quand j’ai donc appris le décès de David Lynch, j’ai repensé à Mulholland Drive, Lost Highway, Blue Velvet, Twin Peaks, ces noms mystérieux qui ont laissé une profonde marque dans le monde du cinéma, et que je n’avais toujours pas pris la peine de découvrir. C’est la (triste) occasion de rendre un hommage modeste au réalisateur par cet article, après avoir enfin vu Mulholland Drive et Lost Highway, d’un simple point de vue de spectatrice.
J’ai été prévenue : David Lynch livre des films qui se ressentent, plus qu’ils ne s’analysent. Qui nous perdent plus que de nous dévoiler toutes les clefs. Où tout paraît étrange, irréel, comme un rêve, plutôt que la réalité. En effet. Mulholland Drive et Lost Highway débutent avec des lieux, des atmosphères, des noms de rues, une autoroute défilant à toute allure, plutôt qu’avec des endroits précis et un cadre structuré. On est dans le flou, mais toujours en partant d’un endroit anonyme, un lieu liminal, pour ensuite dérouler une histoire. J’ai probablement davantage aimé me perdre dans le labyrinthe de Mulholland Drive que celui de Lost Highway, par ailleurs.
“Une histoire d’amour dans la cité des rêves”
Mulholland Drive est donc une histoire d’amour. C’est même une histoire de fascination et d’obsession. De la rencontre entre deux femmes physiquement opposées – la candide et blonde Betty, la femme fatale brune surnommée Rita d’après un poster de l’actrice Rita Hayworth – réunies dans un même univers. Le monde du cinéma de Hollywood, ville des rêves du cinéma tout comme des rêves intimes. Rien ne semble les relier et pourtant elles se soudent d’une amitié irréelle, sur une rencontre où n’importe qui aurait mis Rita dehors plutôt que de l’accueillir, devenue amnésique et sans aucun indice d’identité suite à son accident de voiture.
Et pourtant, les deux femmes s’apprécient et s’unissent dans la quête des souvenirs perdus de Rita. Elles s’aiment durant une nuit, sans savoir réellement si l’une d’elles a vraiment vécu cette expérience auparavant. Elles se portent soutien et secours alors même que l’ombre d’une enquête et d’un assassinat planent sur Rita. Jusqu’à cet instant étrange où Rita disparaît, donnant naissance à une deuxième partie de film, où les actrices jouent de nouveaux rôles : Naomi Watts devient Diane (ex-Betty), une actrice visiblement ratée, mais toujours obsédée par Camille (ex-Rita, jouée Laura Elena Harring) et dont la fixation la mène dans une forme de folie dangereuse.

Peut-on parler d’histoire d’amour quand tout semble n’être qu’un rêve ? La caméra de Lynch est lente, contemplative, les images surréalistes. Parfois, des morceaux de scène semblent complètement déconnectés du reste, comme indépendants à la trame principale. Une scène dans un théâtre laisse voir que la chanteuse qui s’évanouit sur scène après avoir chanté de tout son cœur, était pourtant déjà enregistrée en play-back, faisant de tout cela une “illusion”. La musique elle-même appelle à l’onirisme, flottante et pesante à la fois, évanescente, dotée de mélodies lancinantes et lointaines.
Que penser alors de cette histoire scindée en deux parties ? Elle paraît tantôt comme une vie rêvée, avant de revenir à une réalité plus froide et plus cruelle. Parfois, ce sont les deux femmes qui paraissent se projeter l’une dans l’autre. Ou la non-linéarité du film peut pousser à faire apparaître la seconde partie comme en fait la première. Mais pèse encore ce silence de fin du film, qui amène à croire que tout cela était joué d’avance, une histoire, un fantasme. C’est la beauté, sans aucun doute, de Mulholland Drive : en rêvant, on ne peut faire que des suppositions. Sans tout comprendre. En acceptant de ne pas tout comprendre. Ça change des films de maintenant où tout doit être explicité au point d’infantiliser le spectateur.
Pourtant, c’est une histoire d’amour que j’ai ressentie de façon profondément sincère, comme deux femmes qui ont la chance de se trouver amoureuses et de se compléter, tout en amenant une personnalité ambiguë. La candide Betty, fraîchement arrivée dans le monde d’Hollywood, possède un étonnant courage et une audace insoupçonnée, qu’il s’agisse de jouer une scène sensuelle en audition ou d’entrer dans un appartement par effraction. Rita, si froide et si vide en apparence, se retrouve apaisée et confortée par le soutien de Betty. Avec générosité. Sans rien attendre en retour. À part peut-être cet amour insaisissable qui ne dure pas.
Car la deuxième partie devient encore plus cruelle en faisant de Betty une actrice ratée et de Rita une vedette triomphante. Si la critique du monde du cinéma et des auditions apparaissait déjà en première partie, en seconde, c’est encore pire. Camille/Rita donne l’impression d’avoir profité de toutes les occasions pour faire avancer sa carrière, même à se marier à un réalisateur qui ne l’aime pas, à écraser les autres et à se vendre. L’amour pour Diane/Betty devient une indifférence et une moquerie, comme si cela n’avait jamais existé que dans la tête de cette dernière. La souffrance de Diane en est poignante, douloureuse, à travers le filtre de l’écran. La gloire s’est inversée, le songe d’amour s’est effondré. A-t-il jamais existé ou a-t-il été détruit par l’ambition de la cité des rêves ?

Il est de ces espérances, au réveil, qui font souffrir par leur fausse douceur, la prise de conscience d’une situation qu’on pensait enfin avoir réglée avec idéal. Comme pour corriger une réalité trop amère et une solitude trop prégnante. La jaquette de la version remasterisée du film, s’inspirant du tableau Morning Sun de Edward Hopper – et qui m’a toujours fascinée – prend alors tout son sens de la solitude de ces deux femmes.
Les rêves et cauchemars sont eux-mêmes bien présents dans Lost Highway. Quand le musicien Fred et sa femme Renée (Patricia Arquette) reçoivent des cassettes vidéo contenant des enregistrements d’eux-mêmes à leur insu, ils se voient dormir. Fred cauchemarde d’une cabane enflammée, Renée rêve d’un homme qui ressemble à son mari. D’ailleurs, en seconde partie de film, Fred est accusé de meurtre et mis en prison. Mais l’homme présent dans la cellule est ensuite Pete, un simple mécanicien, qui tombe amoureux de la maîtresse, Alice (toujours Patricia Arquette) du gangster pour qui il travaille. Cette histoire d’amour, elle aussi, ne peut que mal finir.
Les échos de l’être
Betty/Diane et Rita/Camille se font sans cesse écho tout au long de Mulholland Drive. Par leurs carrières d’actrices, par ces parties où les actrices changent de rôle, par cette scène où Rita devient presque la jumelle de Betty en revêtant une perruque blonde. Une fusion, un miroir où elles se reflètent en même temps qu’elles s’aiment. Puis par ces carrières inversées où Camille semble être devenue tout ce que Betty s’apprêtait à être, là où Diane reste sur le carreau, amère, résignée, comme trahie par son amante. Chaque changement de visage et d’identité trouble encore plus les frontières de ce que l’on croit voir à l’écran.

Ces détours de l’être, ces effets miroir, ils se retrouvent aussi dans Lost Highway. D’abord par la dualité de Fred, qui devient Pete en changeant de visage d’acteur, avant de redevenir Fred. Par Patricia Arquette, aussi ; d’épouse brune, elle devient une femme fatale blonde, correspondant à toutes les cases de ce stéréotype au cinéma. Mais n’était-ce pas une figure féminine qui était/sera déjà là dans Mulholland Drive ? Rita, avec sa beauté froide et son amnésie, sa façon de trouver de l’aide auprès de Betty, désemparée, qui témoigne de cette vulnérabilité suggérée par les femmes fatales pour se faire protéger par autrui. Mais c’est encore plus marquant avec Renée/Alice, que certains essayent de tuer, par ce personnage d’Alice insaisissable. Elle oscille entre la fragilité et l’ambivalence, l’élégance et la séduction, tantôt amante de Pete, tantôt du gangster de l’histoire, au point de pousser Pete au meurtre. Et cette phrase “Tu ne m’auras jamais”, alors que Pete et elle semblent enfin ensemble, mais la rendant toujours plus froide et insaisissable, comme l’ont été la Carmen de Bizet ou la Rita Hayworth du film Gilda.

La marque du genre “film noir” sur ces deux œuvres de David Lynch est incontestable. L’ambiance cryptique, les meurtres et enquêtes dans une atmosphère lourde et pesante, les personnages de femmes fatales qui poussent le héros ou l’héroïne dans ses derniers retranchements. Mais ce sont aussi des plans obscurs et mystérieux, cette sorte de brume invisible qui distord tout, qui rend l’intrigue incompréhensible tout d’abord, cette façon de parler si vaporeuse et lointaine des protagonistes. Plus d’une fois, notamment dans Lost Highway, le décalage entre les réactions et les liens supposés des personnages se fait profondément ressentir. Renée et Fred sont mariés, mais aucune complicité ne les lie ; chacun met un temps infini pour répondre à l’autre… quand il ne répond pas à côté.
À bien des reprises, j’ai mesuré à quel point cela avait dû être une influence sur la saga Silent Hill, dans ces conversations si décalées et étranges entre personnages, comme si chacun répondait d’une réalité différente, avec ce laps de temps qui rend tout nébuleux et flou. Sorti tout droit d’un rêve… L’amnésie, les troubles dans l’identité et dans la quête des protagonistes, m’ont fatalement fait penser à Maria et James de Silent Hill 2. Un effet accentué par le côté très électro et urbain de la musique de Lost Highway.

Un mystère prégnant
À rebours, après avoir vu Mulholland Drive et Lost Highway, j’ai repensé aux images que je connais de Twin Peaks sans avoir vu la série. Je repense à Alan Wake 2 dont la petite bourgade américaine aux sombres secrets garde la profonde empreinte de cette série. Aux plans d’un bleu surréaliste du film Come True, avec ses rues et ses routes désertes, entre cauchemar et réalité. Je pense aux lieux dénués de chaleur, plus que minimalistes de Lost Highway. Ils m’évoquent autant la brume muette de la ville perdue de Silent Hill que les tableaux d’Edward Hopper, imprégnés d’une profonde solitude dans les cités américaines. À ses personnages abîmés dans leurs pensées, errant dans des rêves de liens avec les autres et de renouer avec une existence vivante.

Les protagonistes immobiles et figés au milieu des routes – Alice après que la voiture la dépose, Rita parcourant les rues seule dans l’obscurité – m’ont parfois fait penser à la série Mr. Robot. Tout comme dans cette série, les héros et héroïnes de David Lynch sont écrasés par la caméra, égarés dans leur solitude et leur absence de communication, parfois partant vers une destination qu’on ne comprend pas, disparaissant. Ils se font écho l’un de l’autre au point qu’on se demande si ce ne sont pas toujours les mêmes personnages ou des projections de chacun vers d’autres. Un jeu de rôles et de masques où “tout est déjà enregistré”, et où à la fin ne reste que le silence, à l’instar de Mulholland Drive. Une scène où se succèdent les interprètes sous différents visages, avec cette étrangeté qui laisse planer le doute sur la réalité de ce que nous offrent la caméra et leur vision.
“La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.” (William Shakespeare, Macbeth)

Toutes ces étrangetés dans ces deux films laissent parfois sur le bas-côté. On se demande ce que vient faire ici telle ou telle scène. On la trouve dérangeante quand elle s’appesantit sur le trait d’un personnage, sur un sourire, sur un détail absurde qui met mal à l’aise, sans savoir pourquoi. Ou complètement insensée et libératrice, quand les gangsters armés font la morale sur le code de la route à des jeunes. Mais il y a des marques qui restent après le visionnage. Trivialement, les coupes de cheveux de Naomi Watts dont je suis amoureuse. Plus sérieusement… La disparition soudaine de Rita, le plan fixe sur Alice immobile, la cabane enflammée, la scène pré-enregistrée au théâtre, les larmes de Betty, ces néons clignotants dans la nuit, l’homme-mystère, les coups de fils cryptiques et annonciateurs des événements, ces regards perdus dans le vide. Dans la prunelle des personnages, il y a toute l’immensité d’une vie intérieure, d’une existence nourrie par les rêves et les émotions de chacun(e), et pourtant toujours troublée par une profonde solitude et l’obscurité d’une ville étouffante. Les rêves sont-ils une échappatoire, ou bien toujours noyés, destinés à ne jamais se réaliser dans le second souffle du film ?
David Lynch a laissé une profonde empreinte dont j’ai pris conscience après-coup, en découvrant un peu plus ses films, cette ambiance néo-noir qui fascine et perd à la fois, telle un dédale de pensées, de songes et de jeux avec la réalité. Un héritage dans des œuvres que j’aime énormément et dont pourtant je ne soupçonnais pas son influence. Ces visionnages, je les ai enfin réalisés, (trop) tardivement, par crainte de passer complètement à côté de ces films aussi mythiques que singuliers. De ne pas les comprendre. Ce, malgré l’aura attrayante dont se teintent les noms Mulholland Drive, Lost Highway, Twin Peaks. Je n’ai pas tout compris de la destination, mais j’ai aimé le voyage. Et j’espère que l’influence de David Lynch continuera, en fascinant par ses films si particuliers et oniriques, et en laissant une marque sur d’autres œuvres après lui.