Death Stranding et les chairs du monde
Cette analyse de Death Stranding est née d’une volonté de discuter avec l’essai vidéo « L’essence de Metal Gear » de la chaîne La Croûtique. Il s’avère qu’au cours de sa gestation, il a progressivement pris une forme différente, moins directement dialectique et davantage créative. Ce faisant, la dimension immédiatement dialogique s’est progressivement effacée. C’est pourquoi il me semblait important de rappeler ce qui pour moi était une évidence mais ne le sera pas pour le lecteur – d’autant plus étant donné la grande qualité du travail avec lequel j’entendais nouer un dialogue.
En guise d’introduction
Si j’ai toujours ressenti une grande joie à jouer à Metal Gear, le dernier-né de Kojima m’a toujours laissé bien plus circonspect. Malgré une proposition de gameplay fascinante et riche de propos, j’ai éprouvé un profond ennui devant son scénario. Tout y est un peu ridicule, un peu trop baroque et surjoué. Les personnages et leurs relations y sont un poison pour quiconque possède une once de bon goût… Est-il besoin de mentionner la prétention qui semble transpirer de l’ensemble ? Si Metal Gear fut toujours une évidence, Death Stranding est le lieu d’une relation toujours inachevée, en train de se faire, matrice d’un problème empli d’une actualité sans arrêt renouvelée.
Once, there was an explosion, a bang which gave rise to life as we know it. And then, came the next explosion. An explosion that will be our last.
Récitées sur un fond noir, avant même que le joueur n’aperçoive la moindre image du jeu, ainsi résonnent les premières paroles offertes à ses oreilles. En plus d’être scientifiquement douteux, l’absence de toute mise en scène entend insister sur le poids de ces mots.
Au fond, cette ouverture résume assez bien l’échec cuisant de ce que le scénario de Death Stranding entend nous raconter : une histoire qui d’une ligne une seule va du métaphysique au psychologique en passant par le politique. Une sorte d’œuvre totale. Certaines parviennent à l’être avec succès, ici rien de cette superbe. Et pourtant, on en mangera tout au long des dizaines d’heures qu’il faut pour arriver au bout de l’aventure. On en reprendra, contre notre gré, encore et encore. Sans cesse, l’interminable fin du titre se rappelle à moi accompagnée d’une émotion peu flatteuse. Elle est là, dans ma chair.
Le lore de Death Stranding est, dans nombre de ses aspérités, médiocre et inutilement complexe, ses personnages sont des caricatures à la limite de l’insupportable, le scénario et les interminables mails à lire ne parviennent jamais à convaincre. Et encore cette odeur moite de prétention – de celle où pousse la moisissure. Longtemps, j’ai pensé qu’il fallait y voir la seule conséquence d’un Hideo Kojima désormais sans entraves – entraves qui, par le passé, auraient donné un cadre au créateur.
Je ne suis jamais vraiment revenu de cette interprétation. Mais je pense avoir, rencontré, tissé une autre relation possible à ce titre. Tout cela est-il bien compatible ? Sans doute pas, mais qu’importe. Je ne suis pas de ceux incapables de vivre dans la contradiction – elle ne me ronge pas, bien au contraire.
Tout cela est-il bien sérieux ?
Je partirai d’une question qui n’est pas la mienne, mais a participé à donner son souffle vital à ce travail. Faut-il véritablement prendre ce que raconte Death Stranding au sérieux ?
Au fond, Death Stranding n’est-il pas un jeu qui ne raconte pas ce qu’il raconte ? – qui regarde avec une certaine hauteur les discours de ses personnages : leurs bons sentiments, leur naïveté, leur morale patriotique. Toute cette histoire de « relier les gens », « produire du lien », est-ce bien sérieux ? Kojima y croit-il lui-même ? Tel un Flaubert moderne, n’observe-t-il pas ses personnages et sa trame avec le regard moqueur, parfois méchant de l’auteur qui les surplombe ? N’est-ce pas ce que nous incite à penser le gameplay du jeu qui semble contredire le récit et les propos de ses personnages pour les décrédibiliser ? En effet, toutes nos constructions (que nous partageons avec les autres joueurs) sont laides, elles dégradent esthétiquement l’environnement en même temps qu’elles détruisent le plaisir du jeu (celui de la marche lente, de la découverte, de ce rapport symbiotique à la nature par l’apprentissage de celle-ci).
La mission qui est celle de Sam, à savoir travailler à la renaissance des USA, à la réaffirmation de leur puissance politico-économique en vue de « sauver le monde », tout cela semble entrer en contradiction profonde avec la démarche qui a été celle de Kojima pendant plus de vingt ans sur la saga Metal Gear. Derrière le scénario de blockbuster américain d’un goût douteux, sa destruction minutieuse de l’intérieur, par le jeu. Ainsi, il parviendrait à ne pas être ce qu’il prétend critiquer. Au cœur de Death Stranding, son gameplay, son rapport à la matière, celle que l’on arpente, que l’on touche, celle qui nous blesse, celle que l’on apprivoise, celle que l’on contemple. Un contact physique, charnel, sensuel même, déjà à l’œuvre dans Metal Gear. Le jeu comme lieu d’expérimentation chiasmatique des chairs réelles et vidéoludiques. En somme, Death Stranding fait beaucoup par son gameplay, bien peu avec son histoire. On s’interroge alors sur l’omniprésence de ces cinématiques interminables aux relents nauséeux, d’autant plus quand Metal Gear Solid V avait largement transformé les modalités d’expression de Kojima. Omniprésence jusqu’au malaise pour être mieux balayées ?
Les corps et leurs chairs, voilà ce dont nous partirons pour reprendre à notre compte toute cette question.
Souffrir
Symptomatiques d’une hyper-excitabilité, d’une irritabilité exacerbée, Sam et la galerie de personnages incarnent un certain rapport au monde et davantage encore à la souffrance. A fleur de peau, le moindre contact, la moindre caresse est vécue par le corps du protagoniste comme une agression. Fuite devant la réalité, recherche d’un état de calme synonyme d’absence totale de friction avec le monde, Sam incarne – au milieu de ce monde dévasté – l’épuisement du vouloir. Ce qu’il vit comme sa faute est le poison qui chaque jour lui rend la vie plus insurmontable, l’être au monde plus impossible. Cette impossibilité de vivre s’incarne concrètement par l’impossibilité de tout contact, de toute friction avec ce qui existe.
Cette détresse, cette fatigue, Death Stranding ne se contente jamais de la raconter cependant. Il la fait vivre au joueur au travers de ses déplacements dans l’espace. Élémentaire, voire classique puisqu’elle était déjà au cœur de Spacewar !, cette mécanique est retournée contre le joueur-même. D’abord, parce qu’elle est remise au centre du jeu pour mieux la subvertir : marcher, rien d’autre que marcher – se déplacer, là est le cœur. Mais plus encore, parce que c’est tout un apprentissage qui est pris à rebours. En effet, le déplacement dans un espace en trois dimensions suppose une assimilation : il demande la capacité de gérer à la fois le déplacement de l’avatar et celui de la caméra. Toute personne non rodée à l’exercice vous dira, et surtout montrera par ses actes, à quel point c’est une tâche difficile. La seule position des mains sur la manette en témoigne pour l’œil averti.
Alors qu’un joueur chevronné sait manier un avatar dans un monde en trois dimensions, le jeu nous renvoie à la figure la faiblesse de nos habitudes acquises, leur caractère inadapté au monde de Death Stranding. Il utilise les fonctions d’apprentissage contre certaines habitudes profondément enracinées et durement acquises. Sam apparaît alors comme un personnage bien faible et exposé à son environnement. Ragdoll que le moindre caillou peut faire vaciller, tout est obstacle, tout est blessure potentielle. Comme vidé de consistance, de dureté et de résistance intérieure, il est une pâte molle déformée par les plus petites sinuosités du terrain. Le jeu, d’ailleurs, ne se prive pas de nous montrer régulièrement le corps abîmé de Sam lors de nos passages dans les abris. Ce corps qui même peut avoir besoin… de dormir ! On le voit, la physique du personnage, son rapport premier à l’environnement et le gameplay qui en découle ont une relation symbiotique avec la caractérisation du protagoniste. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Sam soit amené à se déplacer d’abri en abri. Abris où se terrent les autres, abris où Sam peut trouver du repos – seul endroit où son calvaire prend momentanément fin. Isolés les uns des autres, les individus se maintiennent désormais à l’écart de tout contact avec une réalité devenue trop agressive pour eux. Dans Death Stranding, le monde et la vie sont refusés – Souffrir ! Souffrir ! C’en est trop !
Nihilisme
La souffrance est trop grande. Champ de ruines sans ruines, virginité naturelle retrouvée, mais simplement feinte. Par-delà bien et mal, face aux forces du cosmos, le sens manque, il fait défaut. Imminence et inéluctabilité de la destruction résonnent dans nos chairs, déchirantes : « à quoi bon ?! ». Le scandale du mal n’a plus lieu d’être, il a laissé place à plus profond que lui : l’absurde, scandale d’un sens qui fait défaut. La lumière s’est éteinte. Et cette fois-ci, la force aussi est aux abonnés absents. Les mensonges passés se sont effondrés, mais la volonté manque pour reconstruire. La valeur de ce qui était là avant s’est dissipée, nous laissant orphelins de tout héritage ; celle de ce qui est à construire peine à naître, la générosité d’offrir n’est plus à l’ordre du jour.
Fascinante peinture que nous offre Kojima. Au-delà même de leurs traits caricaturaux au possible – confinant au ridicule – Death Stranding donne à voir le tableau d’une humanité qu’un simple souffle suffirait à balayer. Tous, Sam le premier, ne sont plus que des feuilles prêtes à être emportées par le moindre coup de vent. Nul besoin d’une explosion comme le jeu aime tant à le rappeler, la chaleur d’un souffle humain suffit.
Une promesse tente pourtant de se faire jour. Elle tient en trois lettres : UCA – United Cities of America ! Le retour triomphal des États-Unis d’Amérique masqué sous un changement de nom qui ne trompe personne. Une bribe d’ « espoir » : la société sous le joug renouvelé étasunien. Reconstruire, arracher un « oui », un consentement à ce doux despotisme. Qu’importe lequel, pourvu qu’un « oui » renaisse. Une affirmation feinte, mais qui assurera la tranquillité, repoussant quelque peu la crainte, dernier moteur de l’existence de ces hommes devenus bien petits. Et par certains aspects, Sam n’y échappe pas non plus. S’il accepte sa mission, c’est à contre-cœur, par faiblesse de caractère, incapable même de dire « non ». S’y surajoute évidemment, l’amour personnel qu’il voue à Amélie – faute de goût déplorable du créateur !
Face à la désolation, un « espoir » donc qui sonne aux oreilles averties comme un écho des paroles du Grand Inquisiteur au Christ revenu :
Il n’existe que trois forces, seulement trois forces sur terre qui sont capables de vaincre et de s’emparer pour toujours de ces rebelles débiles, pour leur bonheur – ces forces, ce sont le miracle, le mystère et l’autorité. Tu as rejeté l’un, l’autre et la troisième. […] Nous avons corrigé Ton œuvre et nous l’avons fondée sur le miracle, le mystère et sur l’autorité.
Ainsi soit-il. Et une fois encore, ils s’inclinèrent devant l’autorité pourvoyeuse de pain, minable vaisseau de sens et de tranquillité d’esprit.
Héros ?
Death Stranding se plaît à reprendre un trope dont Kojima use depuis des années maintenant avec succès : l’anti-agentivité. Comme dans Metal Gear, le protagoniste n’est jamais, ou du moins jamais véritablement, un héros. Rouage d’une machine infernale, incessamment dupé, ne sachant ce qu’il fait, il ne sauve jamais le monde. Au mieux, ses actions sont-elles indifférentes aux forces supérieures qui le régissent, au pire n’a-t-il fait que participer à accomplir quelque chose qui le dépassait – contre son gré. Si Sam parvient malgré tout à repousser l’apocalypse à venir, il ne peut pourtant en désamorcer la fatalité. Œdipe de la fin des temps, Sam ne fait que mettre en branle la machinerie du destin, réunissant les conditions inévitables d’une fin du monde inéluctable. Tout au plus parvient-il à arracher, dans un geste inespéré, un délai. Insignifiant à l’échelle de l’univers, il offrira peut-être le temps de réinventer la vie. Damoclès de la disparition, comme FoxDie pour Solid Snake.
En amont, l’alternative criminelle : l’absurde ou le pouvoir – le pouvoir érigeant son trône sur les circonvolutions dionysiaques de la réalité. Naïfs, peureux, nous voilà encore une fois trompés par la forme de l’alternative. Projet de recommencement, éternel retour de la mainmise du pouvoir sur nos existences et nos chairs. Poison au masque de remède, ponts et autoroutes serpentines comme des apothicaires de la décadence. Vous reprendrez bien un peu de ma médecine ? Chaque dose accroît le manque, fige la vie en besoin. Nihilisme asymptotique et intégral, synonyme de l’arrêt supplié de la souffrance.
Partant de la chair souffrante, l’univers de Death Stranding se dévoile d’abord sous les auspices de la fatigue existentielle. Celle de Sam évidemment, celle des autres. Il semble parfois que le monde lui-même exprime sa fatigue d’être et sa volonté de néant. La soumission au pouvoir ancien et nouveau, ancestral et renouvelé : unique échappatoire pourvoyeur de calme intérieur.
Temps et territoires
C’est que Death Stranding se déroule dans un monde où l’apocalypse a mis fin au temps. Grève éternelle, étrangère au devenir, elle occasionne la naissance d’un espace intempestif. De façon directement tragique cette fois-ci, Kojima joue avec l’histoire et nos conditions d’existence historiques. Metal Gear ne cessait de le faire déjà, mais cette fois-ci le jeu s’y attelle d’une façon nouvelle. Dans sa structure-même, il nous contraint à une nouvelle conquête de l’Ouest. Destinée manifeste, la revoilà l’éclatante ruée vers l’or et l’impérialisation galopante. Face au danger du grand autre, avançons sans cesse davantage, l’empire doit croître et retrouver sa superbe. Le mythe politique se fait métaphysique – s’affirme de toutes ses forces et de celles de l’univers tout entier. Le spectacle grotesque de la nouvelle Frontier toujours repoussée est en marche ; mais jusqu’où nous mènera-t-il ? Par-delà le temps et l’espace – sur la grève – et pour nous mortels, sans doute demain au-delà des frontières américaines.
Cette nouvelle conquête ne se fait cependant pas seulement au travers d’une matière spatiale, elle a à traverser une matière historique persistante ; répétition incessante intra- comme extradiégétique. L’existence de la bombe et ses utilisations, matrice d’existence dans l’œuvre de Kojima, prend ici les traits de la pluie noire post-bombardement. Motif récurrent de l’art des hibakusha et de la production d’une mémoire post-atomique au Japon, la pluie noire se soustrait à la photographie, à l’exception de traces laissées le long des fenêtres. Celle de Death Stranding est une puissance d’un autre lieu, d’un autre temps. Elle est pluie jusqu’à la mort, accélérant la croissance jusqu’au dépérissement. Accélération de l’histoire jusqu’à l’annihilation. Les fantômes de la grève font irruption dans notre monde, reliés à cet au-delà trop réel par ces fils de marionnette, décalque quasi-parfaits des traces de la pluie noire sur les vitres qui ont résisté au souffle mortifère de la bombe. D’une façon nouvelle et moins directe qu’auparavant, Kojima rejoue ici cette présence qui hante l’humanité moderne, et menace de la rayer de l’existence à chaque instant, à la différence que cette fois-ci, la bombe s’est faîte condition et événement métaphysique – Once, there was an explosion. Au commencement, à la fin, au milieu ; sans cesse le néant se rappelle à l’être. Nouvelle image mnésique du néant, le motif mémoriel est rejoué : depuis août 1945, la pluie ne s’est jamais arrêtée, elle ne cessera plus, nous devons la traverser à nouveau. Ainsi, la (re-)naissance des Etats-Unis est marquée du sceau de ses crimes indélébiles.
Faut-il aussi rappeler le fracas intempestif auquel se voit soumis Sam ? Les guerres de l’histoire moderne reviennent comme des fantômes. Il les parcourt au rythme effréné d’une chasse à l’homme, proie d’un père déjà disparu. Agôn avec le passé qui prend les traits d’une préservation de l’avenir. Face aux chairs de l’histoire fantomatiques et menaçantes, la question de savoir qu’en faire, ce qu’il en restera et pour qui.
Mais ce n’est pas uniquement le temps historique qui se voit ainsi déformé, la géographie elle-même est embarquée dans les replis et enroulements du jeu. Évidemment, on sera frappé par cette Amérique aux airs d’Islande, transformation qui n’a d’autre fonction qu’esthétique. Dans sa dimension visuelle, l’environnement est purement atmosphérique – il colore les chairs. Personne ne s’est cependant étonné de l’absence quasi-totale de ruines dans ce monde virtuel. Le joueur est mis face à une nature à la virginité quasi retrouvée. Comme un mythe de la conquête qui rencontrerait son plus grand mensonge : celui d’une nature à disposition prête à être conquise. C’est seulement à l’occasion d’attaques d’échoués que rejaillissent ces ruines manquantes, vomies par les chairs noires de ceux qui ne devraient plus être là. Kojima joue et se joue des effets de territorialisation, simulant une (re-)territorialisation originaire dont le joueur serait l’agent mais au cours de laquelle ne cesse de rejaillir par relents et pulsations les affres d’une histoire filée dans la chair territoriale.
Kojima a toujours fait « des enfants dans le dos » à l’histoire, en en travaillant la matière, la courbant, distordant, enroulant les événements, les lieux, les époques les unes sur les autres. Ce faisant, la matière que parcourent les chairs, c’est bien aussi celle de l’histoire. Ce n’est pas une autre matière, mais cette même substance, historique et territorialisée en elle-même. Sol sur lequel s’appuie notre marche, c’est elle qui nous fait trébucher, tomber, perdre notre cargaison. C’est sur elle que nous nous agenouillons, sur laquelle nous rampions ou nous plaquions dans Metal Gear. C’est elle dont est faite la chair virtuelle de nos avatars que ce soit dans Death Stranding comme dans Metal Gear. C’est elle qui a affaire au pouvoir de l’extérieur comme de l’intérieur. C’est elle, enfin, que nous rencontrons dans cette relation en chiasme entre chairs réelles et virtuelles. Davantage, c’est elle-même le cœur du chiasme – the bridge.
Sensitive Healing
Le parcours fondamentalement sensuel des œuvres de Kojima prend des airs de labyrinthe historique dont nous longeons les parois, la main glissant le long des murs qui le composent. Cette sensualité, Death Stranding la repousse encore. C’est celle évidemment éprouvée par Sam : la marche, la prise en main de la capsule de BB, les éléments qui nous font ralentir, tomber, qui entrent en friction avec notre corps. Ce corps intouchable qui réapprend à être affecté. De l’autre côté de la manette, c’est ce pouce sur le joystick, cette gestion minutieuse de la vitesse de marche selon le terrain que l’on apprend à arpenter ; l’arrêt de la pression lorsqu’il faut se reposer un instant au milieu de la traversée d’un torrent. Et surtout… Les gâchettes ! Death Stranding a parfaitement compris et utilisé la haute potentialité sensuelle de ces deux touches placées sur la tranche de la manette. Le caractère progressif de leur enfoncement, leur ouverture par design à la crispation de mains réagissant aux situations vécues. C’est à se demander si l’idée première et fondamentale derrière ce jeu n’est pas la découverte de la sensualité de ces touches.
Si Death Stranding ne raconte pas ce qu’il raconte, qu’il n’est pas ce grand récit sur la reconnexion des hommes dont les UCA seraient le moyen, il n’empêche qu’il parcourt cependant son récit mythique de l’intérieur pour le faire se fissurer. Le jeu ne joue pas tant contre son histoire qu’il fuit hors d’elle, le long d’une ligne de fuite dessinée par le gameplay et qui passe jusque dans les doigts et la chair du joueur. Jouer, c’est ici tracer une ligne de fuite qui arrache les chairs à elles-mêmes, avec et contre elles-mêmes, avec et contre l’histoire, avec et contre les territorialités dans lesquelles cette dernière se joue et se manifeste.
Épiphanie
Par conséquent, il n’est pas possible de souscrire à la thèse d’une opposition frontale du récit et du gameplay. Plus encore, il ne semble pas opportun de voir dans le refus de la nature, par l’utilisation des constructions, un refus du jeu. Il n’y a pas de Death Stranding comme jeu, dont les constructions dénaturent l’essence. Celles-ci ne sont pas l’irruption du scénario (pris au premier degré) sur le jeu à son détriment. Bien au contraire, la composante multijoueur est au cœur du titre. C’est le point de friction fertile entre une déambulation vagabonde, ludico-esthétique mais solipsiste et une histoire en première approche très ou trop premier degré pour son propre bien (les UCA comme reconnexion des gens).
Dire que le gameplay du jeu nous incite à ne pas construire, ni utiliser les véhicules au prétexte que cela détruirait le gameplay lui-même en même temps que la dimension esthétique de la nature, est insoutenable. Bien des joueurs ont préféré désactiver les fonctionnalités en ligne du jeu pour ne pas voir leur expérience entravée par les constructions des autres joueurs. Moches, donnant lieu à des aberrations (des objets posés ici ou là de façon absurde), rendant le jeu trop facile, les constructions d’autrui seraient anti-immersives, destructrices esthétiquement et ludiquement.
Mais l’important n’est pas là. Du moins, c’est justement leur caractère problématique et parfois intrusif qui en fait le cœur même de l’expérience de Death Stranding. Il y a une véritable joie occasionnée par la rencontre des constructions laissées par d’autres joueurs. Croiser une corde le long d’une falaise, c’est trouver la marque de celui ou ceux qui nous ont précédés. Au fond, les « like » ne sont à ce titre qu’un indicateur d’emprunt répondant à la question : combien sommes-nous à avoir partagé ce chemin, à avoir pu jouir de ce qu’un autre a laissé derrière lui ? Cette transformation du monde, aussi minimale soit-elle (une échelle, une corde, un pont…), c’est une balise d’humanité laissée à un endroit. Plus encore, c’est la marque, l’empreinte d’un passage. A l’inverse, comprendre que les premières échelles et cordes laissées par un certain Igor ont en fait été posées là par les créateurs (et non des joueurs) donne lieu à une expérience hautement déceptive. On ne s’étonnera alors pas que le jeu accorde une place importante à l’image de l’empreinte. Tout comme les morts qui hantent le monde s’annoncent par celles qu’ils dessinent dans le sol humide, les joueurs par leurs constructions y laissent la marque de leur présence passée. L’empreinte, c’est la marque sensuelle du passage d’autrui.
Ce marquage, cette cartographie à même le terrain, se retrouvent également à l’œuvre dans ce qui est sans doute l’idée la plus brillante de ce multijoueur : faire se dessiner des chemins sur le sol à mesure que les joueurs empruntent les mêmes itinéraires. Sans même le savoir, nous transformons la nature, y distillons de l’humain. Inconsciemment, nous inséminons le monde de notre présence. Passage de la chair sur la chair, déformation équivoque. Dans la déambulation, le vagabondage – le simple déplacement –, la rencontre !
Au cœur de Death Stranding donc, l’expérience de l’épiphanie de la rencontre d’autrui. Rencontre indirecte, repoussée voire impossible mais qui pourtant a lieu. C’est d’ailleurs la fugacité, le caractère fantomatique de cette rencontre qui la rend d’autant plus marquante et crédible. Pas besoin de sens, pas de chose à comprendre, à interpréter. Nulle nécessité d’une programmation simulant un personnage non-joueur crédible, ou d’interactions directes entre joueurs qui auraient une vraisemblance extra-ludique. Plus de voix, plus de langues, plus de genres, plus de couleurs de peau, etc. Au travers de ce rapport médiatisé de la trace, demeure seule l’épiphanie paradoxale de cette présence passée d’autrui, de sa chair fugace tant spatialement que temporellement. Dans toute la pudeur de son apparition différée, autrui suggère cet autre monde qu’il est.
Or, dans Death Stranding, cette présence ne se fait pas sur un mode neutre, mais sur celui de la transformation du monde, de la nature et de son humanisation progressive. Et c’est cela qui est insupportable à beaucoup – incapables comme Sam de supporter le contact aussi subtil soit-il de quoi que ce soit sur les chairs propres. Il n’y a pour nous, jamais de pure nature, c’est un mirage, une naïveté – la virginité retrouvée du monde de Death Stranding n’est qu’une mauvaise farce ; de même qu’il n’y a pas de monde proprement humain seul. Il n’y a de l’humain qu’entre les hommes, que dans leur intrinsèque altérité, dans leur étrangeté et étrangèreté réciproque. Altérité et étrangeté qui n’ont pourtant lieu d’exister qu’à condition d’un contact, d’une rencontre. Chair contre chair. Etrange(re)té qui est tout aussi celle du monde qu’ils façonnent bon gré mal gré à plusieurs voix, à multiples mains. Un monde purement humain implique, dans une certaine mesure, une perte d’agentivité individuelle. Death Stranding rejoue ici de façon nouvelle la tragédie de l’agentivité pure autour de laquelle Metal Gear a toujours tourné : ceux qui espèrent la trouver en se dégageant d’un agencement de pouvoir particulier se leurrent et adorent des mythes. La fausse virginité naturelle à laquelle nous avons affaire n’est que l’image idéologique – retournée – de ce mythe. Elle est là, la dimension fondamentalement tragique de toute l’œuvre Kojima : nous n’en avons jamais terminé avec le pouvoir, et nous n’en finirons jamais avec la présence d’autrui. Ses chairs se frottent contre les miennes jusqu’au point parfois de me blesser, parfois de me pénétrer et de m’envahir en profondeur.
Cette rencontre toujours incertaine, éphémère, fantomatique d’autrui, cette épiphanie équivoque et indécidable m’oblige en un double sens : en me présentant un monde déjà transformé, une extériorité qui n’est plus celle de la pure nature mais s’est mue en une véritable altérité ; en m’engageant, à ce titre, à réfléchir à mes propres gestes, à ce que je laisserai à ceux qui demain seront dans la position que j’occupe à l’instant. Death Stranding est ainsi traversé par le problème de l’héritage et de ses implications profondes sur l’identité personnelle. Le coup de force du jeu est de parvenir à déplacer cet enjeu de la seule dimension narrative à celle du gameplay. A la croisée de l’histoire, du territoire et d’autrui : un problème de position spatio-temporelle.
La chair petite bourgeoise, et après…
Le chiasme ludique à l’intérieur duquel prend place Death Stranding prend les airs d’une proposition de résistance : à l’histoire, à la territorialité, au pouvoir. Par le jeu, la marche, le temps long. Plaisir de marcher, du temps perdu contre l’urgence de la mission. Par la (non-)rencontre d’autrui : énigme et problème, double point d’interrogation, marque d’une mise en porte-à-faux vis-à-vis du pouvoir tout en en étant – autant que nous – une émanation. Cet autrui absent mais visible fait face à un pouvoir présent mais invisible ; invisibilisé dans sa sur-manifestation, sa sur-présence notamment cinématographique. Si le pouvoir entend imposer son évidence, autrui soulève un problème qui nous fait sortir du seul bavardage. Trop de jeux ne sont au fond que de vulgaires bavardages. Autrui pose bien un problème car derrière l’épiphanie de son passage, il y a toujours, rejaillissant sans cesse, la source inépuisable du pouvoir. Suppôt du pouvoir autant que puissance anarchique de création, autrui apparaît à la croisée des chemins. Il nous gratifie de sa présence autant qu’il accélère le jeu, nous rappelle pratiquement à l’urgence de la situation, rapproche par son aide les séquences cinématiques qui nous écrasent d’un militarisme mal camouflé du pouvoir. Ainsi et malgré une sélection procédurale des constructions présentes dans l’espace de jeu de chacun, celles-ci ne cessent de dessiner comme par des points à relier, la toile du territoire à dominer.
La puissance anarchique de jaillissement est toujours donnée une fois pour toutes, seul nous incombe de relier les points. Jamais elle ne trouve à être convertie en véritable puissance d’action. Si elle enraye la machine, c’est par points de friction renouvelés mais évanescents. La révolte risque sans cesse de s’effondrer dans la complainte nihiliste et petite-bourgeoise schopenhauerienne qui se borne à chercher des consolations. Cette dernière se fait ici esthétique, esthético-ludique. Kojima n’est pas un révolutionnaire et Death Stranding demeure, c’est une évidence, un produit marketing. Mais se contenter de dire cela, ce serait rater la façon dont il se tient sur une crête, ce serait passer à côté de ce que le jeu fait de nous – non dans un rapport de face à face, mais de chiasme. Jeu qui sort de lui-même, il trace des lignes hors de lui, fait diverger les chairs. Mais c’est peut-être aussi cela qui se joue : tenter de ne pas lâcher, de ne pas s’affaisser, de ne pas se contenter de consolations. Parcourir ces terres territorialisées et historiques, se mouvoir sur les lignes de la toile, la cartographier, voir où passe le pouvoir. Bifurquer un peu spatialement, retarder l’urgence d’un instant fugace mais essentiel. Tels des Pénélope modernes, défaire avec le plus grand soin ce qui fut tissé. Et ainsi agencer cette cruelle auto-dissection de soi. Accepter d’être affecté, même de souffrir et de se faire mal, prix de toute liberté conquise et condition de toute joie véritable, de toute puissance de vie.
Marcher. Pour rien, parfois même contre rien. Peut-être même à en crever. Mais cela du moins, on ne nous l’enlèvera pas. Plus de mot d’ordre – « en marche » ! Mais le grand air ! Il faudra habituer nos poumons à en respirer la pureté afin de ne pas en mourir, mais nous y voilà – mettons les voiles et « qu’importe ce qui adviendra de nous ! ».
« Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! »
Paul Valéry, « Le Cimetière marin »
Sources :
- La Croûtique, « L’Essence de Metal Gear Solid » : https://www.youtube.com/watch?v=YwKoxnrb1bQ
- Alexandre Taalba, L’Image mnésique du néant (thèse), Université Paris 8
- Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov
- Friedrich Nietzsche, Par-delà Bien et Mal
- Gilles Deleuze, Pourparlers
- Paul Valéry, « Le cimetière marin » in Charmes