Catherine : Derrière le masque, l’abîme

Ce commentaire se base sur la version de base de Catherine.

Lorsque l’équipe derrière les Persona modernes se met en tête de conter les frasques et tourments d’un jeune adulte hanté par ses pulsions, il en ressort Catherine, une œuvre atypique et grotesque mêlant puzzle et visual novel. Sorte d’anticipation inversée de l’excellent Void Stranger dans lequel l’objectif consistait à s’enfoncer de plus en plus profondément au cœur de profondeurs claustrophobes, Catherine offre des séquences d’escalade, une succession de phases d’ascension non pas articulées autour d’un gameplay savamment pensé comme le font Cairn ou Jusant, mais entièrement centrées sur la réflexion, l’anticipation et l’adaptation. Ces passages de grimpes ne sont cependant pas, comme dans les exemples cités précédemment, le centre de l’aventure, celle-ci proposant de nombreuses scènes de dialogues et autres moments-clefs destinés à recueillir les choix et pensées des joueuses et joueurs. Ce cocktail à première vue absurde fait pourtant étalage d’un subtil équilibre, façonnant une expérience inédite et marquante, laquelle a contre toute attente trouvé son chemin jusqu’en Occident. Il faut dire que lors de la sortie initiale du jeu, l’équipe elle-même ne s’attendait pas à un tel engouement de la part des fans, qui semblent donc toujours présents lorsque la Team Persona s’aventure hors des sentiers qu’elle arpente depuis des années (voir Metaphor : ReFantazio). Considéré comme une parenthèse ouverte entre deux jeux majeurs, Catherine s’est nourri du talent des développeurs pour enfler en une expérience aux mécaniques précises et amusantes, mais aussi en une oeuvre abordant des thèmes alors plutôt rares dans le média. Malgré une campagne marketing d’époque plutôt opportuniste (Atlus, à l’image d’un Kojima préparant son Death Stranding premier du nom, s’est à l’époque montré plutôt discret sur la véritable nature du jeu, préférant miser sur un enchaînement d’images cryptique et mettant la lumière sur le personnage-titre, à travers une série de poses suggestives), le jeu a ensuite joui d’un bouche-à-oreille positif lui permettant de s’extirper hors des cases dans lesquelles il fut rapidement enfermé.

Catherine, qui offre son prénom au titre du jeu.
Catherine, qui offre son prénom au titre du jeu.

Vincent Brooks, voilà le nom de l’avatar que le public va côtoyer le temps de ce cauchemar. C’est un trentenaire plutôt banal, ni l’archétype d’un héros, ni un loser patenté, juste un gars comme il en existe tant. Loin de crouler sous les qualités, Vincent est surtout un indécis, un peu lâche sur les bords, qui tente de fuir ses responsabilités quotidiennes, comme son emploi ou sa vie de couple. Mais voilà que depuis quelques jours, d’étranges faits divers s’immiscent de plus en plus souvent parmi les bulletins d’informations diffusés dans les journaux : de jeunes hommes sont régulièrement retrouvés morts dans leur lit, le visage défiguré par l’expression d’une terreur insaisissable. C’est au sein de cette ambiance morbide que Vincent tente de suivre le cours de sa vie, en compagnie de son fidèle groupe d’amis, mais aussi et surtout de sa compagne, Katherine McBride. Cette femme responsable et pragmatique s’affiche comme une antithèse de Vincent, elle complète chacune de ses lacunes, comble ses creux, comme la pièce idéale d’un puzzle complexe. Au contraire d’un Vincent engoncé dans le présent, Katherine se nourrit de projets et construit son avenir avec une sérénité et une volonté déconcertante. Un avenir qu’elle n’envisage qu’avec Vincent, bien que celui-ci baigne dans son incertitude. Ses doutes vont d’ailleurs s’intensifier dès lors qu’il fait la rencontre de la fameuse Catherine offrant son nom au titre du jeu, celle-ci venant s’interposer avec tumulte parmi les errances de Vincent. Et comme si cela ne suffisait pas, la rencontre entre le jeune homme et son fantasme vivant s’accompagne de l’apparition d’étranges cauchemars cryptiques venant hanter chacune des nuits du trentenaire.

Le jeu est principalement segmenté en deux phases qui se suivent et s’alternent tout au long de la partie. Lors des premières, joueuses et joueurs sont conviés à guider Vincent lors de ses déambulations entre les fauteuils de son bar favori, véritable quartier général de « l’équipe », le Stray Sheep (un nom anglais signifiant « brebis égarée », en référence à la symbolique du mouton, le sobriquet peut ici désigner directement les clients du bar, solitaires et perdus). Atlus a toujours mis en avant un lieu de regroupement pour les personnages de son histoire, du dortoir de Persona 3 à l’arpenteur de Metaphor, traduisant la situation émotionnelle ou symbolique des protagonistes. Le bar lounge de Catherine n’échappe pas à la règle, offrant un cocon peuplé d’âmes en perdition aux personnalités complexes, et même équipé d’une borne d’arcade reprenant les séquences de gameplay des cauchemars, comme pour insister sur le fait que ces escapades oniriques débordent sur la réalité.

Vincent, le protagoniste de cette histoire.
Vincent, le protagoniste de cette histoire.

Durant ces phases d’exploration du bistrot, Vincent est libre de discuter avec les différents clients, tourmentés par leurs propres questionnements existentiels. Il est alors possible de répondre différemment en fonction des préférences, mais ces conseils prodigués forgeront la destinée de ces âmes en peine, laquelle se tissera à mesure de la progression dans l’histoire. Ici, le jeu plonge complètement dans les codes du visual novel, malgré l’habillage reluisant de ces séquences : le cœur de l’action demeure dans ces échanges et les choix proposés.

L’aventure principale ne dépend pas des échanges menés avec les clients anonymes, mais plutôt de ceux dispensés entre Vincent et ses plus proches amis. La communication dépasse d’ailleurs les limites du bar, grâce à la possibilité d’envoyer et de recevoir des messages par SMS à Katherine ou Catherine, comme si les deux femmes pesaient, malgré leur absence, sur les épaules de Vincent. Les joueuses et joueurs peuvent choisir d’y répondre, ou non, continuant ainsi à forger leur propre histoire. L’avatar peut alors se montrer passionné ou, au contraire, froid et distant. Les réactions des deux femmes changeront bien évidemment en fonction des réponses sélectionnées, sculptant une narration personnalisée au sein d’une histoire pourtant linéaire dans sa progression.

Ainsi, comme dans les Persona, la communication et les liens tissés auprès de ses alliés constituent un point fondamental de l’expérience, mais aussi du propos général de l’œuvre. Le studio insiste sur l’importance des échanges et des liens, fondations de la société, tout en soulignant certains aspects délétères de ces interactions : les personnages ne répondent qu’en fonction de leurs envies et besoins, dissimulant parfois leurs convictions derrière des masques (Persona) dans le seul but d’obtenir des avantages (Metaphor) ou des faveurs (Catherine) de la part d’autrui. De ce fait, les croyances du public tenant la manette ne correspondent pas forcément aux réponses validées en cours de partie, lesquelles ne dépendent donc que de l’objectif à atteindre.

Après avoir manipulé son audience dans ces phases de visual novel, Vincent manipule le monde pour l’adapter à ses besoins dans le second type de séquences du jeu : l’escalade. Durant ces séquences de puzzle-game, Vincent doit rejoindre le sommet d’édifices surréalistes composés de cubes aux propriétés diverses. À mesure de la progression dans les différents niveaux, les enjeux et obstacles se complexifient, parfois en dotant les cubes de propriétés particulières, parfois en plaçant des monstres à la poursuite de Vincent, et d’autres fois en mélangeant tout cela. Lors de ces poursuites, le temps est compté (les édifices s’effondrant peu à peu), ce qui, bien sûr, traduit diverses métaphores faisant écho à la situation du protagoniste et à ses interrogations. Ces séquences s’accompagnent, tout comme les phases narratives, de différents choix sous la forme de dialogues. En effet, à chaque étage parcouru, Vincent se retrouve dans un confessionnal, aux prises avec une voix caverneuse lui posant diverses questions sur la vie, l’amour, l’existence, etc., des interrogations qui creusent en réalité la psyché des joueuses et joueurs.

Catherine va ainsi proposer la valse de ces deux types de séquences jusqu’à la conclusion de son histoire principale. Tout comme la gestion du calendrier dans les Persona, cette structure permet de rapidement prendre ses repères, repères qu’Atlus va prendre un malin plaisir à déconstruire peu à peu. Car derrière ce qui semble être une banale histoire de triangle amoureux, d’autres thématiques se dessinent en arrière-plan, des thématiques qui d’ailleurs peuvent demeurer floues si le public se limite à l’aventure de base. Pour tenter de saisir l’ensemble de la mythologie développée par Atlus, il conviendra alors d’explorer le jeu dans ses moindres retranchements. Cependant, avant de s’attarder sur la véritable histoire de Catherine, il convient de se poser quelques instants sur ce que cette œuvre raconte sur les comportements humains en société. 

Le film Persona d'Ingmar Bergman (1966).
Le film Persona d’Ingmar Bergman (1966).

Tout d’abord, Catherine met en scène des individus dotés d’une importante volonté d’appartenance, que ce soit par rapport à un groupe d’amis, de travail ou de couple, tout en faisant preuve d’une individualité exacerbée. En début d’aventures, ce conflit entre l’individualisme et la volonté de cohésion entre très souvent en conflit. Cette dichotomie transparaît durant les cauchemars ascensionnels, durant lesquels Vincent est entouré d’autres personnages anonymes, se débattant comme lui pour rejoindre le sommet des tours. Ces âmes en peine prennent l’apparence de moutons, animaux connus pour vivre en troupeaux et être dirigés par des bergers. Au début de l’épopée intime du protagoniste, les moutons prodiguent divers conseils pour aider le jeune homme dans son escalade, mais en fin d’aventure ces mêmes animaux revêtent une apparence démoniaque, et n’hésitent plus à sacrifier leurs congénères pour survivre. Le groupe se change alors en guerre d’égo et individualisme, l’entraide est déchirée au nom du soi. C’est ainsi que surgit un symbole récurrent de la saga Persona, le masque. Les moutons ayant changé d’apparence et étant devenus sanguinaires, leur masque a sauté. Ce masque de mouton dissimulait l’apparence du loup infiltré dans le groupe. La mascarade de bienséance qu’adoptent les moutons en société finit par s’évaporer, la nature profonde de l’individu est alors libérée. La volonté d’appartenance à un groupe laisse ainsi place à un individualisme prononcé. 

Dans la psychologie analytique de Carl Gustav Jung, le « masque » que revêt un individu en société est appelé « persona ». Ce terme provient du latin, où il désignait alors le masque qu’affichaient les acteurs de théâtre pour jouer différents rôles. Pour Jung, la persona est une sorte de moule (comportemental, moral, esthétique, etc) dans lequel doit se glisser l’individu pour vivre en société. Ce masque lui permet alors de tenir un rôle social. Il arrive que le « moi » d’un individu, grosso-modo sa réelle personnalité, s’efface alors au profit de la persona, poussant l’individu à se perdre en lui-même, brouillant les limites entre ce qu’il est, ce qu’il veut être, ce qu’il veut montrer : il risque alors de ne plus savoir qui il est profondément. Dans Catherine, ce masque social peut-être sculpté à travers les réponses envoyées aux contacts féminins de Vincent (par SMS), mais aussi via les réponses données au sein du confessionnal venant clôturer chaque ascension. L’équipe d’Atlus prolonge la réflexion en comparant les choix des joueuses et joueurs à ceux du reste du monde, à travers un récapitulatif des réponses données par l’ensemble de la communauté. Insidieusement, l’audience entre alors dans une sorte d’esprit de compétition morale, et tente consciemment ou non de se conformer ou au contraire de se soustraire au moule général. Il se peut aussi que les réponses données ne servent qu’à modifier le déroulement des événements (en influençant une jauge de « bien ou mal » modifiant l’histoire) : elles n’ont ainsi qu’une valeur ludique, et servent de catalyseur à l’obtention d’un résultat. Les réponses ne sont plus choisies pour leur valeur intrinsèque, ce qu’elles représentent, mais bien pour leur statut d’outil en vue d’un objectif. 

Si les individus présents dans le monde du cauchemar prennent l’apparence de moutons, ce n’est bien évidemment pas un hasard. Catherine déborde de métaphores et symboles plus ou moins évidents qui, une fois reliés, forment un amalgame étrangement cohérent. Si les prisonniers oniriques adoptent la forme de moutons, c’est principalement pour deux raisons. Premièrement, l’équipe a confié que cette apparence nourrit un jeu de mots : « mouton » se dit « sheep » en anglais, un terme très proche de « sleep », « dormir ». Mais deuxièmement, au-delà de cette anecdote, le mouton a été choisi pour sa nature d’animal « aveugle », dans le sens qu’il a besoin d’un berger pour être guidé. Ainsi, Vincent est lui-même aveugle : perdu dans sa vie réelle, et incapable de se voir lui-même sous la forme d’un mouton durant les cauchemars. 

Atlus met ici en avant le fait que chaque individu a régulièrement l’impression d’être différent, de se séparer du troupeau, alors qu’en réalité, en prenant un point de vue plus large, il n’en est évidemment rien. De plus, le mouton peut aussi se parer d’une dimension mythologique : dans l’Égypte Antique, Amon, le dieu de la fécondité, en arborait ainsi les traits. Dans l’Ancien Testament, les moutons sont les premiers animaux cités, ce qui consolide le lien qu’entretient le jeu avec la religion chrétienne, un point qui sera abordé plus bas. D’ailleurs, ces animaux font partie de l’iconographie de la naissance de Jésus. Autre animal présent dans le jeu : la fourmi. Selon des personnages présents dans le bar, les jumelles Lindsay et Martha, les fourmis seraient les messagers des sorcières. Vu que ces demoiselles en savent beaucoup sur les événements du jeu, leurs propos sont évidemment à prendre au sérieux. Les fourmis apparaissent plusieurs fois durant l’aventure, que ce soit chez Vincent ou au Chrono Rabbit, le café que fréquente Katherine. Le jeu se déroulant en partie dans les cauchemars de Vincent, c’est grâce à l’interprétation des rêves qu’il est possible de décrypter le sens de la présence de ces animaux. 

La figure du mouton.
La figure du mouton.

Dans les songes, les fourmis représentent la pression ressentie face à la vie sociale, professionnelle ou amoureuse. Vincent est un personnage qui repousse sans cesse ses responsabilités et se sent accablé par elles, l’insecte prend ainsi tout son sens. Au cœur de certaines régions africaines, et comme le stipulent donc les jumelles, les fourmis sont bel et bien considérées comme des messagères. En Afrique, elles servent les dieux, tandis que dans le jeu elles annoncent plutôt l’arrivée d’être mystiques, les succubes. Toujours dans certaines contrées africaines, les morsures de fourmis servent de test pour mesurer le courage et la volonté des individus. Elles peuvent alors symboliser le travail et luttent contre la paresse (un lien avec les phases de sommeil en jeu). Elles poussent Vincent dans des événements qui le forceront à assumer ses obligations et à ne plus se morfondre dans la stagnation.

Au bout de quelques heures, il apparaît que Catherine est donc un succube, un démon ayant pris l’apparence d’une jeune femme dans un but de séduction. Il est dit que les succubes punissent les hommes infidèles en les subjuguant avant de les abandonner misérablement à leur solitude éternelle. Le succube (du latin « succuba », soit « concubine ») est un mythe universel présent dans de nombreuses cultures (il existe aussi un pendant masculin appelé incube). Chaque homme voit Catherine d’une manière différente, ce qui explique l’apparence physique parfaite que Vincent observe chez elle. Elle ne représente pas forcément des valeurs négatives, mais plutôt des concepts extrêmes et absolus, comme la liberté ou la passion. De son côté, Katherine, la compagne du protagoniste, représente la stabilité mais aussi l’engagement et les responsabilités. Elle démontre que rien n’est jamais dû ni gagné d’avance, et qu’il faut se battre pour satisfaire ses désirs dans la vie. Ainsi, Katherine ne dira à Vincent les mots « je t’aime » qu’une seule et unique fois, lors de la Katherine True Ending (l’une des fins du jeu de base). À l’opposé, la relation entre Catherine et Vincent est immédiate, directe et instantanée, comme l’attestent les photos qu’envoie le succube au trentenaire très tôt durant l’aventure. Cette situation s’érige en un reflet à peine exagéré de la situation domestique au Japon, qui voit un recul de la société patriarcale, la priorisation d’un plaisir immédiat à la construction d’une cellule familiale, mais aussi les éclatements de ces mêmes familles de plus en plus fréquents année après année. Au-delà de cette critique sociale, le jeu se perd aussi dans l’exploration de mythologies et théogonies existantes, disséquées par un scénario doté de plus niveaux de lectures.

C’est un personnage du nom de Trisha qui accompagne le public lors de la partie. Trisha présente Vincent, son monde et son histoire. À la fin de l’aventure, et selon la fin obtenue, elle énonce la morale découlant des actions des joueuses et joueurs tout au long de la partie : de leurs choix. En ce sens, Trisha fait office de guide, ou de mentor. En parallèle de Trisha, le jeu propose un niveau complexe appelé Axis Mundi, lequel est en réalité la dernière strate du mode de jeu Babel, l’immense édifice onirique qu’arpente Vincent après avoir gagné accès à cette épreuve . En religion, ou dans certaines mythologies, l’Axis Mundi désigne le centre du monde, voire le pilier qui relie la Terre aux Cieux. Axis Mundi signifie littéralement l’axe du monde. Tout comme le succube, ce concept est un élément commun à plusieurs cultures, et permettaient originellement de joindre divers niveaux de la création. Il existe par exemple chez les chamans une notion de voyage entre ces paliers, ce qui serait d’ailleurs la base de leur pouvoir transcendantal. L’Axis Mundi est donc un chemin à arpenter pour accéder à un autre niveau de la réalité. En finissant la section éponyme de Catherine, Trisha révèle sa véritable identité : elle est l’avatar à peine déguisé d’Ishtar (anagramme élégant), la déesse Babylonienne de la fertilité, de l’amour, de la guerre et du sexe (elle est aussi intimement liée à sa déclinaison Sumérienne, Inanna, bien que ce lien soit en réalité bien plus complexe et intéressant).

Une représentation d'Ishtar.
Une représentation d’Ishtar.

Ishtar est une déesse ambivalente, cristallisant l’ordre et le désordre. À son apogée, elle régissait la vie et la mort, elle représentait un Pouvoir aux limites de l’Absolu. Toujours dans les mythes sumériens, son époux est Dumuzi, un personnage qui apparaît lui aussi dans Catherine. Il apparaît que Trisha / Ishtar, en plus de guider les joueuses et joueurs durant les phases de narration méta, guide aussi Vincent durant le jeu, puisqu’elle est aussi à l’origine de la voix du confessionnal, Astaroth, l’un de ses avatars. Trésorier des Enfers, Astaroth est connu pour être l’un des Démons les plus puissants. Selon le Lemegeton, un traité de magie rituelle écrit par une source inconnue, Astaroth serait un Duc aux pouvoirs terrifiants. Il revêt l’apparence d’un Ange devenu repoussant, qui chevaucherait un Dragon. Dans sa main gauche, il tient continuellement une vipère, et dégage une odeur fétide. Ishtar / Astaroth annonce à Vincent que tous les événements cauchemardesques s’étant déroulés durant l’aventure (et qui avaient pourtant obtenus une explication durant la quête principale) n’étaient en réalité qu’un mécanisme articulé dans un seul but : trouver son nouveau mari. Lors de cette révélation, elle ne s’adresse pas directement à Vincent, mais bel et bien à celles et ceux qui tiennent la manette. Le plus gros mouton de cette histoire, c’était bien son public. Une fois l’ultime défi du jeu complété, Ishtar brise le quatrième mur, et accepte le joueur comme époux.

Dans la mythologie, tout comme dans le jeu, Ishtar a donc pour époux Dumuzid (Dumuzi étant le Dieu de la fertilité). De la même manière que la Déesse dispose de plusieurs incarnations dans Catherine, Dumuzid possède aussi deux identités : Thomas Mutton et Boss. Ce dernier est le gérant du Stray Sheep, et dissimule son regard derrière une paire de lunettes qu’il porte comme un masque. C’est lorsqu’il retire ces dernières que tout le monde peut constater sa nature de non-humain. Les lunettes forgent sa propre persona, lui qui autrefois n’était qu’un humain du nom de Thomas Mutton (un nom de famille encore une fois bien évocateur). Il fût le premier homme à atteindre le sommet des tours cauchemardesques et joue désormais le rôle de Berger, guidant les nouveaux moutons, selon les désirs de son épouse. C’est lui qui a créé les épreuves que doivent franchir Vincent et ses malheureux congénères, mais aussi Rapunzel, un mini-jeu présent au Stray Sheep. Rapunzel est un conte allemand présent dans le recueil des Frères Grimm, et dont la version française a été traduite par Raiponce. Celle-ci est une jeune fille enfermée au sommet d’une tour et dotée d’une immense chevelure, dont elle se sert pour hisser autrui jusqu’à ses côtés. Dans le jeu, Rapunzel est une borne d’arcade à laquelle peut s’essayer Vincent pour s’entraîner en prévision de ses prochaines épreuves nocturnes. Ce mini-jeu se dote de sa propre histoire et raconte le périple d’Ishtar aux Enfers à travers 64 niveaux. À noter que malgré le lien brisé entre la déesse et son époux, celui-ci porte toujours son alliance.

Ambivalence.
Ambivalence.

Pour accompagner cet univers mythologique décliné à la sauce moderne, les développeurs ont choisi de faire confiance à leur compositeur fétiche, Shoji Meguro. Le monsieur, déjà à l’œuvre sur divers épisodes de la saga Shin Megami Tensei, signe ici une bande-son atypique et une fois encore de grande pertinence. Deux grands groupes de compositions s’opposent dans Catherine, à l’image des deux styles de jeu émaillant l’aventure. Les phases qui se déroulent dans le bar se parent en toute logique de teintes lounge et jazzy, faisant ainsi office de véritables oasis de détente tout au long du périple cauchemardesque de Vincent. À l’opposé, des pièces issues du patrimoine de la musique classique accompagnent les séquences de fuites verticales. Des relents électroniques finissent de confier une atmosphère résolument unique à ces compositions mémorables, sans oublier la prédominance inexorable du piano, instrument fétiche du compositeur. Les mélodies déploient généralement une ambiance malsaine, ou tout du moins pesante, ce qui transparaît bien évidemment à travers les cauchemars. De manière générale, la musique s’adapte à la dichotomie du jeu, lequel sépare les typologies de gameplay (visual-novel, puzzle), de narration (linéarité exacerbée, choix déterminants) ou de sujet (Vincent versus le joueur ou la joueuse). Catherine, dernière ses atours tout droits sortis d’une culture anime, enrobé dans ses clichés et autres codes, ne s’évite pourtant pas de faire valser les attentes en brisant allègrement sa nature de jeu vidéo, à travers une mise en abîme qui, à l’image de Vincent, ne récompensera en réalité que les meilleurs et meilleures d’entre nous. Celles et ceux qui préféreront s’arrêter à la surface de cette expérience atypique, mais finalement limpide, passeront ainsi à travers le réel propos du jeu. Aveuglés par les codes usés du média (la progression de niveau en niveau, les high scores, les choix dans les dialogues, etc), ils ne pourront contempler à travers les abysses du jeu, lequel retourne ses propres outils contre eux. Ils ne réaliseront pas qu’à l’image de Vincent s’adonnant aux joies d’une borne d’arcade (un JEU VIDÉO), ils se trouvent exactement dans la même position, non pas aux yeux des (C)(K)atherine, mais bel et bien à ceux d’Ishtar. Véritable méta-histoire faisant de son audience le rôle principal d’une pièce illusoire, Catherine s’impose comme une expérience unique et dense, convoquant et malmenant les codes du J-RPG et de la culture japonaise de ce début de siècle, pour en déconstruire l’impact et le propos. En incluant nombre de thématiques sociétales, culturelles, théologiques et identitaires, mais aussi en s’inscrivant dans une démarche d’analyse et de ruine de la narratologie, Catherine démontre avec habileté qu’en faisant preuve d’investissement et de persévérance, un individu peut devenir le Dieu des mondes qu’il arpente.

Pour aller plus loin >

Commentaire sur Persona d’Ingmar Bergman, en anglais : https://angelicaoung.medium.com/all-about-his-mother-a-jungian-analysis-of-persona-d534f775a508

Les ajouts de Catherine Full Body : https://catherine.fandom.com/wiki/Catherine:_Full_Body

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