Une petite histoire du transmédia
Transmédia, crossmédia, narration partagée, univers étendu… Tant de termes pour des types de récits, des aventures à vivre et à partager ! Mais comment s’y retrouver au milieu de tout ça ? À l’heure où les médias se multiplient et encouragent tous types de création, penchons-nous sur le transmédia.
Kézako ?
Assassin’s creed, Le seigneur des anneaux, Star Wars, qu’est-ce que ces univers ont en commun ? Un truc qu’on appelle le “transmédia”. Mais alors, c’est quoi exactement ?
Puisqu’il faut bien trouver un endroit où débuter cette aventure, commençons par les bases : la définition. Les termes ne sont pas encore dans le dictionnaire, certes, mais le transmédia (tout comme le crossmédia) possède des caractéristiques bien définies qui lui permettent d’émerger dans tel ou tel contexte. Si on remonte aux sources historiques du terme, on le doit à Henry Jenkins en 2003. Dans son essai Transmedia Storytelling, l’essayiste du MIT, spécialisé dans les nouveaux médias, la culture participative et les types de narration qui en découlent, décortique à la fois les univers partagés, l’influence des fans et des communautés dans la construction des histoires et l’apport des différents supports à la narration. Le transmédia tel qu’on le connaît provient du titre de son essai et répond à l’idée qu’une narration va se déployer au-delà d’un seul média, vers plusieurs sources en prenant en compte et en utilisant chaque spécificité. Les supports sont alors multiples (nous y reviendrons), mais tous forment un ensemble cohérent qui fonctionne ensemble. Ainsi, selon les médiums, on peut voir apparaître des histoires différentes en lien avec cet univers, ou même différents points de vue.
C’est d’ailleurs là que se situe la différence avec le crossmédia : la multiplicité des intrigues, des portes d’entrée vers un univers. Déjà, parce que la terminologie de “crossmédia” est empruntée au marketing et à la communication avant de devenir un outil narratif, et ensuite parce que le crossmédia propose une narration unifiée : une même histoire déclinée sous plusieurs supports (pour faire simple : des adaptations en livre, en bande dessinée, en film, en jeu d’un même scénario). Là où le transmédia propose plusieurs histoires, chacune formant la grande fresque d’un monde, d’un univers, d’un groupe.
Mais alors, nous direz-vous, des univers transmédia, il y en a partout ! Oui, d’une certaine façon. Si l’on revient encore à Henry Jenkins, il détermine le transmédia comme suit dans son essai : “un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée. Idéalement, chaque médium apporte sa propre contribution pour le développement de l’histoire.” Mais comme pour le crossmédia qui est un langage emprunté à la communication, le transmédia devient lui aussi un outil marketing : des labels, des franchises, des “cinematics universes” se forment pour proposer des univers cohérents et pluriels dans lesquels on peut tous s’y retrouver en tant que consommateur. Le glissement est plus ou moins présent en fonction du médium : dans le jeu vidéo, on parle de licence, de saga ou de franchise par exemple.
Tout est transmédia ?
Plus le temps avance, plus les moyens à disposition des créateurices sont nombreux et permettent de proposer des univers transmédia de plus en plus fouillés et détaillés. Les exemples sont nombreux et tous de plus en plus connus. Assassin’s Creed propose un jeu vidéo mettant en avant l’exploration des mémoires génétiques à travers toute l’histoire de l’humanité, permettant d’avoir des récits et des protagonistes distincts entre les jeux, les romans, les bandes dessinées ou même les livres-jeux sortis au sein de la licence. Cela donne même lieu à des parcours de visite dans certains monuments historiques. À chaque fois, il s’agit d’une nouvelle histoire, renforçant l’univers et les possibilités d’immersion. Mais l’idée n’est pas nouvelle : la terminologie “d’univers étendue” que l’on connaît notamment grâce à Star Wars, relève elle aussi du transmédia. Les histoires des livres, qu’ils soient fan-made ou officiels, des bandes dessinées et des comics et des films sont différentes (à quelques exceptions près) et forment un univers cohérent et vaste. Un univers transmédia utilisant les spécificités de chaque support pour permettre d’offrir une porte d’entrée au plus grand nombre.
Tout peut être du transmédia, mais tout ne l’est pas. C’est là où les subtilités commencent à apparaître. Bien sûr, certains univers sont plus présents que d’autres : tout l’univers transmédia de Marvel, par exemple. Plusieurs articles et études ont montré l’importance de la stratégie transmédia derrière les productions Marvel ces dernières années, notamment l’article d’Armen Gevorkian, The implementation of Transmedia Storytelling by Marvel Comics. Si l’article d’Armen Gevorkian est intégralement en anglais, les étudiants de deuxième année de licence d’Histoire de l’art et Archéologie à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne ont créé un site internet, Le transmedia (https://transmediaparis1.wordpress.com) qui analyse et décortique l’article en question ainsi que beaucoup d’autres. L’idée de leur site internet est de décortiquer le transmédia, sa construction, ses univers connus et en devenir. On retrouve même sur leur site une interview d’Henry Jenkins. Si les étudiants mettent en avant des univers transmédia très connus (Star Wars, Harry Potter, etc.), il est bon aussi de se pencher sur d’autres initiatives, moins connues, mais tout aussi captivantes.
Des univers reconnus
Star Wars, ok. Avec sa pléthore de séries, films, comics, romans, l’univers étendu qui s’est popularisé (surtout lorsqu’il a été annoncé que les nouveaux films ne tiendraient pas compte d’années d’émulation créative), difficile de ne pas faire mieux comme exemple flamboyant du transmédia. Idem pour Marvel, nous l’avons déjà évoqué. Mais avez-vous envisagé que, par exemple, Le Seigneur des anneaux soit aussi un univers transmédia ? Mais attention, un univers transmédia hybride, complexe, avec quelques subtilités. En effet, les romans, que ce soit Le Silmarion ou Le seigneur des anneaux, font certes partie du même univers, il ne s’agit pas de transmédia : le média est le même, ici le livre. De la même façon, si vous avez suivi, l’adaptation des romans en films, sans faire varier l’intrigue (et même s’il y a plus de films que de tomes du livre et bien sûr sans juger de la qualité de l’adaptation) ne font pas du Seigneur des anneaux du transmédia, mais bien du crossmédia. Nous sommes d’accord. Sauf que voilà : avec l’apparition de la série Les anneaux de pouvoir qui n’est l’adaptation d’aucun récit spécifique, mais plutôt une continuité (même si prenant place dans le passé de cet univers) de l’œuvre de Tolkien. De la même façon, les jeux vidéo La Terre du Milieu : L’ombre du Mordor et L’ombre de la guerre possèdent des scénarios originaux, qui étendent l’univers vers d’autres horizons (tout comme Le tiers âge sorti en 2004 sur GameCube). Là, l’œuvre de Tolkien devient transmédia.
Parmi les autres univers reconnus, nous avons aussi Doctor Who. La série britannique débutée dans les années 1960 s’est vue déclinée sous la forme de romans, de comics, de web-épisodes et même de plusieurs jeux vidéo, chacun relatant une aventure spécifique du Docteur, sans autre lien avec la série initiale que ses personnages et son univers infini. Il existe même plusieurs séries spin-off, que ce soit Torchwood ou The Sarah Janes Adventures.
Mais alors, peut-on considérer les spin-offs comme faisant partie d’un univers transmédia ? On commence à toucher à l’un des nœuds de cette pelote de laine dense que sont les univers, spin-off, licence, saga, franchise et autres terminologies qui jettent le voile sur notre compréhension du transmédia.
Si l’on reprend la définition donnée par Henry Jenkins, non. Les spin-offs forment un univers cohérent, une déclinaison sur d’autres personnages, mais ne constituent pas les bases d’un univers transmédia. Pour la simple et bonne raison qu’il s’agit toujours du même média ! L’idée de base derrière le transmédia, c’est bel et bien de décliner sous tous les supports disponibles un monde. De pouvoir utiliser l’écrit des romans pour bénéficier d’un quota d’effets spéciaux illimités ; de proposer l’interactivité du jeu vidéo pour accentuer l’immersion ; d’embarquer les spectateurs dans une salle pour profiter d’un son et d’une qualité d’image qu’ils n’auront pas chez eux ; de s’inclure dans leur quotidien via les réseaux sociaux ; bref, d’exploiter et de proposer différents types de narration en fonction des supports pour que cela soit le plus efficace possible. La seule véritable question qui se pose et qui n’a pas encore été tranchée, c’est sur le nombre de médias nécessaires pour faire un univers transmédia. Stricto sensu, plusieurs ça peut être à partir de deux. Par exemple, Avatar de James Cameron existe en films ainsi qu’en comics racontant une histoire qui n’est pas narré sur grand écran.
Par sa multiplicité, le transmédia nous encourage à nous interroger sur l’usage que l’on a des différents supports, sur leur possibilité de détournement (notamment des réseaux sociaux pour devenir vecteurs de récits horrifiques), ou même sur l’accessibilité. C’est d’ailleurs sur ce dernier point que le transmédia et le crossmédia se lient : tel récit n’est pas accessible en roman (pour de très nombreuses raisons que ce soit de mise à disposition du livre en passant par les différents handicaps) ? Alors vous pourrez le découvrir sous un autre format, en audio, en film, en série (ce qui est du crossmédia s’il s’agit de la même histoire, rappelons-le). Tel univers vous plait, mais vous ne pouvez pas le parcourir en film ? Aucun problème, ce n’est pas la même histoire, mais vous pouvez le découvrir grâce aux bandes dessinées (ici, du transmédia). Bien que toujours perfectible, la multiplicité des portes d’entrée offre une certaine accessibilité, variable certes, mais présente.
Aujourd’hui, les principales interrogations résident sur le nombre de médias nécessaires à faire un univers et surtout sur les mécompréhensions existantes sur le principe d’adaptation. En effet, il n’est pas rare de voir encore aujourd’hui l’utilisation du terme transmédia pour désigner l’adaptation sous un autre format d’une œuvre. Mais comme nous l’avons montré jusque là, c’est un peu plus subtil et précis que ça.
Le transmédia avant l’heure : l’exemple japonais
Un exemple vous vient probablement tout de suite en tête en lisant ces lignes : Pokémon. Mais ce n’est pas le seul. L’animation japonaise, surtout dans les années 80/90, possède une stratégie globale de création. En créant un personnage, que l’on pourra mettre en scène dans des animes, Bandai Namco propose aussi tout l’univers du merchandising qui va avec. Le but avoué est de créer une figure d’attachement pour le public pour l’encourager à en acheter tous les produits dérivés, figurine en tête. Une fois dans les foyers, en plus des aventures que les enfants vont lui inventer, Bandai Namco se met en devoir de mettre ses héros en scène dans des productions à plus ou moins grande échelle : mangas, animes, films, jeux… Cela donne naissance à des Goldorak et autres Power Rangers, dont il faut faire vivre les aventures au maximum pour donner envie au public d’acheter les produits dérivés.
En plus des animés, vous pouvez aussi trouver des mangas papier dont les histoires sont différentes ou des jeux vidéo. Peu importe qui de l’œuf, de la poule, du manga ou de l’anime a donné naissance à l’univers. Ce qui compte, c’est l’apparition d’univers vastes et cohérents tenant sur une longue durée. Car plus longtemps ces univers foisonnent, plus longtemps dure la production des différents supports. À partir de là, peu importe lequel d’entre eux a commencé : ils existent et continuent d’exister sous une multitude de formes.
Pokémon, donc, en est l’un des parfaits exemples : jeux vidéo, animes, films, mangas, mais aussi light novel, jeux de cartes, figurines, etc. Chaque élément contribue à une narration, à étendre l’univers et à lui donner corps. Les auteurs aussi sont nombreux, puisqu’ils se partagent ces histoires pour les offrir au public. Mais ce n’est pas tout ! Car Pokémon est devenu rapidement un phénomène mondial qui a déchaîné les passions et encouragé de nombreux créateurices à coder leurs propres aventures. Les jeux “fans made” sont nombreux, chacun avec sa propre histoire, parfois reprenant la trame de base d’un des épisodes (relativement toujours la même jusqu’aux derniers Écarlate et Violet qui viennent redistribuer les cartes). Il existe même un “fan made ultime” (aux dires de certains amateurs), le fameux Pokémon Infinite Fusion, un jeu fait par les fans qui transcendent toutes les frontières.
Le principe de Pokémon Infinite Fusion est simple : vous vivez une histoire Pokémon classique, à base de captures, de combats, d’exploration et de Team Rocket à vaincre. Mais un nouvel objet fait son apparition : le DNA Splicer (le jeu est uniquement en anglais). Il s’agit d’un objet permettant de faire fusionner l’ADN de deux Pokémons pour créer une Fusion (d’où le nom du jeu) de ces deux créatures. Et ces “sprites” sont pour une très grande majorité faits par la communauté, permettant un apport des fans important – nous y reviendrons –, et des possibilités complètement infinies puisque chaque fusion peut avoir deux formes (selon quel pokémon est dominant dans la fusion, chose que vous choisissez lors de celle-ci). Le site de Pokemon Infinite Fusion (https://glitchworlds.com/jeu/pokemon-infinite-fusion-48) affiche “Il existe plus 145 161 combinaisons possibles” pour 381 pokémons intégrés à l’heure où ces lignes sont écrites. Un nombre colossal qui ne cesse de grandir puisque la communauté, notamment sur Discord, grandit elle aussi et qu’il est totalement possible de proposer ses sprites aux développeurs pour une future intégration.
Mais ce n’est pas tout : Infinite Fusion propulse Pokémon au cœur de bien d’autres univers. Parce que la fusion de tel et tel pokémon engendre une nouvelle créature dont le visuel est une référence à Dragon Ball, à Jujustu Kaisen, et à d’autres animes et mangas et même d’autres jeux vidéo. Les références et les clins d’œil pleuvent, le côté méta est d’autant plus important que l’on laisse libre cours à la créativité de tous les membres qui le souhaitent. Déjà intégré à la pop culture de manière générale, Pokémon fait aussi figure de proue des univers transmédia ayant perduré dans le temps. Bien que ne s’agissant pas d’un exemple isolé dans la création japonaise, il reste un exemple qui perdure dans le temps et à travers les frontières comme rarement d’autres univers asiatique l’on fait. Cela nous amène tout naturellement à questionner l’influence des fans, de la création de fanfictions et d’autres éléments dit “fan made” dans la constitution de ces univers.
Bien sûr, nos petits monstres de poche ne sont pas des exemples isolés. Dragon Ball, Dragon Quest et autres animes et manga s’inscrivent dans cette même dynamique.
De l’importance des fans
Il existe plusieurs typologies de fans : que ce soit celleux à la grande expertise de l’univers, connaissant tout sur le bout des doigts, à cellui qui participe activement à son expansion, ils ont tous un rôle à jouer. Parce qu’aujourd’hui, avec les évolutions des moyens de diffusion et de communication, il devient plus facile de participer, de devenir actif dans l’un de ces univers que l’on affectionne tant. Que ce soit la fanfiction, qui modèle et intègre autant de variations que de nouveautés dans les différents univers, ou encore les collaborations entre plusieurs créateurices (les univers de Star Wars ou de DnD sont étoffés par différents auteurs au fil des publications par exemple). Bien que l’on soit à la recherche d’une expérience relativement unifiée dans le cas du transmédia, l’apport de la fanbase est essentiel : parce qu’elle aide à déterminer comment et quels univers ont un attrait, donne des pistes d’évolution, mais aussi et surtout, sa participation renforce le sentiment d’appartenance et les liens dans la communauté. Puisque nous parlons d’un type de narration née avec internet et la démultiplication des supports, il convient de prendre en compte ses acteurs. Et ce sont… nous.
Au milieu de ce foisonnement d’éléments, il existe plusieurs stratégies : augmenter et approfondir l’univers (ou le lore comme on dirait dans le jeu vidéo), donner une expérience immersive ou du moins multidimensionnelle, et encourager les fans à y prendre part. Bien entendu, cela donne lieu à des débats infinis sur ce qui est « canon » (donc élément officiel de l’univers, qu’il soit créé par son créateurice originel ou par un fan) et ce qui ne l’est pas, à des suppositions et théorisations sur le devenir de tel personnage ou les indices laissés avant tel rebondissement. Ces univers métamorphes sont d’autant plus mouvants qu’ils évoluent avec le temps, les technologies, les possibilités, ou même l’arrivée de certains types de réseaux sociaux où ils peuvent aussi prendre place. Par exemple, certains univers se construisent avec les spectateurices/lecteurices : par la mise en place de sondage sur Instagram ou Twitter, de façon à orienter la narration. Ou même à la façon d’un livre jeu où d’un clic, on pourrait faire prendre un chemin à l’intrigue. Ça a été le cas, par exemple, pour le documentaire Fort McMoney, produit par Arte, malheureusement indisponible aujourd’hui, mais qui proposait un documentaire ainsi qu’un jeu dans lequel vous aviez accès à toutes les données pour faire évoluer la ville et participer activement au conseil municipal, notamment grâce à des discussions sur plusieurs réseaux sociaux. De fans, vous passiez à acteurice, à créateurice de la destinée d’un univers.
C’est aussi dans cette optique que la fanfiction s’est développée. Le principe même de la fanfic réside dans la réinvention d’éléments clés de l’univers pour en faire autre chose. Des romances entre deux personnages, de nouvelles explorations de planètes dans le cas des fanfictions Star Trek (qui sont d’ailleurs les toutes premières dans des univers de science-fiction), des suites de la chronologie officielle avec des “que se passe-t-il après” la fin. De nombreuses plateformes proposent de poster ces fanfictions pour permettre une véritable émulation des communautés (notamment AO3). La création appelle la création : tous peuvent s’y plonger, soit juste pour les lire, soit en écrire à son tour, soit commenter, théoriser, participer à ces communautés qui se forment petit à petit.
Cela entraîne bien entendu de nombreux débats, notamment sur le côté “canon” de certains événements. Doit-on prendre en compte cette série ? Les événements de cet obscur livre paru il y a longtemps déjà ? Doit-on se satisfaire de la fin accordée par les créateurs quand on peut, à notre tour, créer la nôtre ? Les débats sont nombreux et montrent de l’appropriation faite par les lecteurices/spectateurices des univers proposés, de la façon dont on se projette à l’intérieur. Il n’est pas question ici de statuer, mais bien de présenter ces possibilités tant de discussion au sein des communautés que de l’élan créatif que cela entraîne et qui se répercute sur les plateformes de publications en ligne.
Jouons maintenant ? D’n’D style
Parmi les grands univers du transmédia, il y a le très connu Donjons & Dragons, JDR parmi les plus grands qui a popularisé le genre et qui a eu beaucoup d’adaptations, de récits dans différents univers, et sur différents supports. Bien sûr, le jeu de rôle est le média par excellence pour permettre aux gens d’inventer leurs propres histoires. Mais plus encore, il est la source de nombreuses productions. Des films comme celui sorti en 2023, des séries dérivées, La légende de Vox Machina étant l’adaptation en série animé d’une partie de DnD joué par le groupe Critical Role, dont les parties sont disponibles sur Youtube.
La liste des productions en lien avec l’univers de Donjons & Dragons est longue, il en existe même une campagne complète qui se décline sous plusieurs supports. Un jeu vidéo MMORPG Donjons & Dragons existe sur PC et Xbox One. Un jeu de plateau, Le temps du mal élémentaire, est un dungeon-crawler avec des figurines sur un plateau. Au cinéma, on trouve quatre films : Donjons et Dragons en 2000, Donjons et Dragons : La puissance suprême en 2005, Donjons et Dragons 3 : Le livre des ténèbres en 2012, et enfin Donjons et Dragons : L’honneur des voleurs en 2023. À cela s’ajoute des séries d’animation pour la télévision, comme Le sourire du Dragon, en 1983. Le nombre de romans parus dans l’univers de DnD est faramineux : la série des Lancedragon dure depuis 1986 ! À cela s’ajoute un jeu de cartes à collectionner, Blood Wars ; différents jeux de plateau au gameplay tous différents ; des jeux de figurines ; des jeux de dés à collectionner dans les années 90…
Et d’une certaine manière, l’univers de DnD est encore plus vaste que le haut de cet iceberg : peut-on y inclure Stranger Things et son influence forte ? Et nous n’avons pas encore parlé du jeu vidéo ! Car là aussi, les jeux vidéo prenant place dans l’univers de DnD sont nombreux. L’un des plus connus, surtout eu égard à son actualité récente, c’est Baldur’s Gate dont le troisième opus rafle tous les prix depuis sa sortie.
Mais ce n’est pas tout ! Vous vous en doutez, lorsque l’on parle de jeu de rôle, on parle aussi, indirectement, de l’influence exercée par les joueureuses du monde entier : les sites de scénario fleurissent. Ces aventures faites par les différents maîtres du donjon se dispersent et sont jouées par d’autres groupes. Si vous avez vous-mêmes déjà joué aux JDR, vous le savez : aucune partie n’est identique. Des forums se créent pour discuter des différentes parties, des évolutions proposées par les joueureuses, des détournements de scénarios, des possibilités et des évolutions mises en place par la communauté. Le jeu de rôle, plus que n’importe quel support, possède ces possibilités infinies qui en fait une source inépuisable de potentiels univers transmédia.
Bwaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !
Qui n’a pas reconnu le cri iconique de nos petits lapins blancs complètement crétins ? Et oui, Les lapins crétins s’installent eux aussi dans un univers transmédia. Ils se sont même extraits d’un univers connu pour envahir tous les autres. Reprenons un peu de contexte : originellement, les lapins crétins sont des antagonistes de Rayman. On les voit apparaître pour la première fois dans le jeu vidéo Rayman contre les lapins crétins (en 2006). Ils sont alors des antagonistes de Rayman, des personnages particulièrement crétins qui font n’importe quoi et provoquent la pagaille dans l’univers. Petit à petit, devant le succès de ces lapins blancs (dont on doit le cri à Pierre Alain de Garrigues, ou PADG, grande figure du doublage français), nos “Rabbids” (de leur nom anglais) s’émancipent et sortent petit à petit des jeux Rayman. Ils hurlent pour avoir leur propre franchise, qui aura au fur et à mesure du temps, plus de succès que celle de Rayman lui-même. La créature a dépassé le maître, mais elle est bien décidée à conquérir le monde.
Car ce n’est pas tout. Les lapins crétins, vous les avez probablement vu partout. Vraiment partout. Ils ont leur propre série de jeux vidéo. Ils se payent le luxe de faire des crossover avec Mario lui-même dans Mario + les Lapins Crétins (en 2017 sur Switch pour le premier opus, en 2022 sur Switch pour le deuxième), un tactical RPG reprenant l’humour et le décalage qui ont rendu nos fameux lapins très célèbres. Pour Mario + The Lapins crétins Sparks of hope (le deuxième), un DLC avec Rayman sort le 30 août 2023, faisant de Rayman… l’invité dans un jeu Lapins crétins ! Un retournement de situation cocasse.
Un dessin animé sur France 3 voit le jour. Il existe près de treize tomes de la bande dessinée des Lapins crétins. Un manga, Lapins Crétins Luminy’s quest, fait son petit chemin dans les rayonnages, s’attaquant aux lieux communs des isekai (genre de fantasy japonais où un héros de notre monde meurt pour se réincarner dans un autre monde, de magie et de créatures fantastiques). Ici, nos lapins sont appelés par un roi en détresse pour sauver le royaume. On vous laisse imaginer le joyeux bazar que cette invocation va générer, surtout que cela donne des pouvoirs à nos têtes brûlées.
Il existe même un parcours de visite pour découvrir les jardins de Versailles ! Une application mobile (https://www.chateauversailles.fr/decouvrir/ressources/les-lapins-cretins-versailles) permet de découvrir autrement les jardins, faisant de nos lapins des outils de médiations (de la même façon qu’Assassin’s Creed pour le Panthéon, mais dans un autre registre). Jeux mobiles avec d’autres histoires, jeu de société, les productions autour des lapins crétins et la façon qu’a eu Ubisoft de reconstruire l’histoire de l’humanité en lien avec les fameux lapins en font un univers transmédia particulièrement vaste et drôle.
Construire un monde transmédia : la matrice
Beaucoup d’éléments pointent vers Matrix : un univers protéiforme, avec différentes histoires, ramifications, une mythologie qui se met en place petit à petit et que les fans, ou les créateurices de tous ordres, investissent pour y laisser éclater leur créativité. Ces éléments s’assemblent et forment une matrice créative et narrative dans laquelle on peut se projeter de différentes manières, par différentes entrées. Alors de là à faire le lien avec Matrix à proprement parler, il n’y a qu’un pas.
Dans son article “Quand les œuvres deviennent des mondes – Une réflexion sur la culture de genre contemporaine à partir du concept de convergence culturelle” (https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2008-2-page-335.htm), David Peyron explique : “En effet, pour ses producteurs, le studio américain Warner et Joel Silver, et surtout pour ses autrices, Lana et Lilly Wachowski cette œuvre a été très tôt envisagée comme multimédiatique et non comme seulement cinématographique”. Des univers transmédia, puisque le fameux “convergence culturelle” du titre de l’article est l’un des autres noms du transmédia. Intertextualités, influences, affiliations à d’autres œuvres (notamment Neuromancien de William Gibson), Matrix se façonne au-delà des frontières du cinéma.
Le jeu vidéo Enter the matrix fait partie des premiers jeux à proposer une autre aventure et non à adapter Matrix au format vidéoludique. Sorti en 2003, il fait figure de proue dans la construction des intrigues parallèles : un jeu sur un film mais qui n’en reprend pas l’intrigue ! Difficile aussi de passer à côté des Animatrix, des courts métrages dans l’univers de Matrix fait et conçu par plusieurs créateurices différentes. À cela s’ajoutent des livres, des mangas, des comics en lien avec la Matrice. Tous offrent des portes d’entrées, des clés supplémentaires pour tenter d’appréhender l’univers de Matrix. Mais comme pour le reste des exemples que nous proposons ici : connaître ces créations est un plus, mais ne gêne en rien la compréhension d’un ou de l’autre de ces éléments. Vous pouvez jouer au jeu sans voir le film. Voir les courts-métrages sans jouer au jeu. N’avoir vu que les films. Ou même, n’avoir vu que le premier film. Les univers transmédia sont des puzzles dont chaque pièce est un tableau, mais qui, une fois mis en commun, en forme une nouvelle, différentes et plus vastes.
Seulement pour les grosses boîtes de production ?
Comme toute forme de création, l’impact de l’industrie est important, certes, mais ne fait pas tout. Comme souvent, il se développe, en marge de celle-ci, les studios indépendants, les petites créations, les créateurices qui s’emparent de ces possibilités pour créer, parfois avec quelques bouts de ficelles, une œuvre qui grandira avec le temps et son public.
En France, avec le développement d’internet, la web-série Noob en prend largement le chemin. Originellement sous la forme de petits épisodes disponibles sur leur page Youtube, les aventures de cette guilde de MMORPG constitués principalement de bras cassé prennent de l’ampleur. Plus grosse campagne Ulule enregistrée en France pour la création d’un film qui verra le jour (sous la forme de trois films !), publication de bandes dessinées, de romans, et même d’un jeu vidéo en 2023, l’univers Noob se développe. Et nul besoin de préciser que chaque support raconte une histoire différente, propose une nouvelle porte d’entrée sur cet univers qui a déjà plus de dix ans.
Autre création française, Le visiteur du futur, de François Descraques, qui propose lui aussi une web-série avant de prendre de l’ampleur avec une bande dessinée, un roman, un film qui clôt l’aventure. Tous ces médias se répondent et proposent des éléments d’un univers vaste, à base de voyage dans le temps, de police temporelle et d’autres éléments entre la science-fiction et le post-apocalyptique.
Plus on avance dans l’exploration des petites productions (ce qui ne minimise absolument pas leur ampleur ni leur évolution), plus il semble que nous ayons mis le doigt sur quelque chose : la web-série. Est-elle l’un des moyens d’expression et de narration qui devient de plus en plus dominant dans la création des univers ? Un autre exemple, avec The Lizzie Bennet Diaries, web-série américaine qui reprend en version moderne Orgueil et préjugés de Jane Austen. On y suit les vlog de Lizzie Bennet, étudiante californienne, qui fait des vidéos en temps réel, à raison de deux par semaine. Le vlog implique même les spectateurices, puisque plusieurs fois, elle publie des vidéos “questions réponses”, dans lesquelles elle répond aux commentaires des internautes. Petit à petit, on voit se développer d’autres vlog d’autres protagonistes de l’histoire, mais aussi la création de comptes sur les réseaux sociaux pour ces personnages fictifs. Une autre façon de les rapprocher de nous, de les intégrer à notre quotidien, de nous proposer une autre interaction, plus directe, plus moderne, tout en influençant parfois sur le cours de l’histoire.
De l’influence des fans qui créent, on approche des amateurs qui jouent, qui interagissent, qui s’intègrent à cette aventure. Un autre moyen d’immersion, une autre façon d’envisager des récits de plus en plus proches de nous. Une passerelle vers les ARG.
Le mystère des ARG
Les ARG, pour Alternate Reality Games, sont un nouveau mode de création d’histoires utilisant les spécificités des médias. Il s’agit de récits à la lisière entre la réalité à la fiction, jouant sur la perception qu’on en a, sur notre propension à croire, à se faire peur, aiguisant notre curiosité et notre esprit de déduction. Peut-être vous êtes-vous déjà confronté à ce type de création notamment sur Twitter, lors de la lecture de thread presque horrifique, distillant des détails étranges, à la lisière du paranormal, pour finalement vous rendre compte qu’il s’agissait en réalité d’une fiction. Si certaines d’entre elles se limitent à un réseau (souvent Twitter/X pour sa possibilité de textes courts et percutants, l’instantanéité ainsi que la portée des messages), d’autres se sont étendus à plusieurs médias, mélangeant le réel et le fictif, vous poussant à explorer, à être actif et à démêler le vrai du faux.
Souvent, l’ARG tient du jeu de piste : un utilisateur raconte qu’il a trouvé un objet, un ordinateur, un truc étrange et demande aux gens de l’aider à démêler l’histoire. Cela peut aller très loin : à un site internet étrange (créé pour l’occasion), à un numéro de téléphone renvoyant à une boîte vocale avec un message qui tourne en boucle en lien avec le mystère, des vidéos, des audios, des livres, voire même des petites annonces dans le journal… Cette extension de la narration à d’autres supports renforce l’impression de malaise et l’incarnation de l’histoire dans notre réalité, de même qu’elle explore différentes facettes de ces médias qui peuvent véhiculer des histoires.
Quelques exemples ? Il y en a assez peu en France, mais l’un des plus connus est celui du compte Twitter @Eiffeil1812. Un utilisateur explique dans un premier tweet avoir trouvé un appareil photo aux Buttes-Chaumont et lance un appel à son propriétaire. Sous l’impulsion des abonnés et pour aider à retrouver son propriétaire, Eiffeil1812 regarde dans la carte mémoire de l’appareil pour donner plus d’indications. Il n’y trouve qu’une carte de visite virtuelle et d’étranges photos. Commence, au fil de ses réponses et de ses interactions avec sa communauté, un jeu de piste qui va mener tout le monde vers des vidéos, des échanges SMS menaçant et des Google Map d’un lieu qui n’existe pas… L’intégralité de son histoire est toujours disponible en ligne, même si le récit est terminé et se retrouve désormais dans une forme figée.
Un autre exemple, en septembre 2017, le compte “3ème droite” est une fiction sur Twitter à propos de l’étrange appartement que l’utilisateur loue à Paris. Le loyer est très modeste, les phénomènes qui s’y déroulent la nuit sont étranges et plongent petit à petit l’utilisateur dans une angoisse qui transparaît dans ses tweets. On y retrouve des vidéos, des audios, etc. pour étayer cette histoire qui, nous ne le saurons qu’une fois la conclusion apportée, a été réalisé par François Descraques. 3ème droite devient par la suite un roman, publié aux éditions Flammarion et reprenant l’enchaînement frénétique et rapide des tweets initiaux, les vocaux et vidéos en moins, bien entendu.
Nous pouvons aussi citer Malfosse, de Damien Maric. Cette grande histoire se déploie sur plusieurs médias et entraîne les lecteurices/spectateurices dans la résolution de trois affaires judiciaires fictives. Les indices sont disséminés aussi bien dans un roman, aux éditions Bragelonne, que dans une série audio Audible, dans des sites internet créés pour l’occasion, dans une appli mobile, une commande cachée Alexa, etc. Le projet Malfosse a d’ailleurs été nommé aux Grands Prix de la Publicité Radio & de l’Audio Digital, catégorie “Dispositif Innovant de l’année”.
Le créateur Feldup, sur Youtube, met d’ailleurs en avant ces créations transmédia horrifiques à travers plusieurs de ses vidéos. Il en décortique certaines, en crée d’autres, pour montrer à la fois les mécaniques qui entrent en jeu dans ce type de création.
La multiplicité des moyens provoque deux choses : la curiosité, bien entendu, mais aussi, comme pour tous les autres ARG, la nécessité de prendre tout en compte pour obtenir une conclusion pleine et entière. Vous l’aurez compris : avec les ARG, le transmédia mute vers une expérience plus globale. Là où les différents médias représentaient autant de portes d’entrée que l’on pouvait emprunter sans qu’il soit nécessaire de tout lire/voir/entendre, avec les ARG, il devient essentiel de se pencher sur l’intégralité des pièces à notre disposition.
Mais alors, c’est de la pub tout ça ?
Les possibilités sont immenses, et bien entendu, comme tout moyen de narration, le marketing, la communication et la publicité s’en sont emparés. Et s’en emparent de plus en plus. À l’époque, la série LOST avait disséminé des indices dans la série menant à un site, menant à d’autres informations, vidéos, etc. Le projet Blair Witch avait basé sa communication sur des vidéos cachées, sites internet, etc. Plus récemment, avec le film Barbie, où la maison du film était disponible en location sur AirBnb par exemple. Mais ces exemples marketing ramènent toujours vers un média majeur, celui vers lequel est destiné cette publicité.
Le transmédia, nous l’avons vu, regroupe énormément de choses : que ce soit des outils de création, un nouveau type de narration, la possibilité d’ouvrir autant de portes que de médias pour faire découvrir son univers. Comme toute boîte à outils, il peut être utilisé à de nombreuses fins, que ce soit promotionnel, d’immersion, de découvertes ou même de ventes. De la même façon qu’il existe des différences entre une narration à la première et à la troisième personne, entre le choix de porter cette histoire en bande dessinée, ou celle-là en série animée. En constant développement, notamment parce que le transmédia s’adapte aux innovations et aux nouveaux médias, il offre une grande liberté, que ce soit aux spectateurices/lecteurices et aux créateurices. Comme nous l’avons vu : il n’est pas nécessaire d’être seul pour créer du transmédia. On peut partager un univers et y raconter toutes les histoires possibles, au contraire maîtriser l’ensemble seul, chapeauter les créations en y ajoutant sa touche, laisser libre cours à son univers et laisser les fans s’en emparer.
La suite de l’histoire ?
Si l’on devait conclure sur ce vaste sujet qu’est le transmédia, nous pourrions dire plusieurs choses. Déjà, rappelons que la différence entre crossmédia et transmédia tient dans les récits proposés : une même histoire adaptée sur plusieurs supports pour le crossmédia ; plusieurs histoires dans un univers commun et sur des supports différents pour le transmédia. Après, tout est affaire de liberté : si l’on sous-entend souvent par support les livres, bandes dessinées, séries, jeux vidéo, films et audio-fictions, il en existe énormément plus. Le street art, la photographie, les réseaux sociaux, chaque support peut être vecteur d’une histoire, d’une aventure. L’interactivité entre les supports n’est certes pas nécessaire pour faire un univers transmédia, mais elle se développe au fur et à mesure du temps, récompensant les amateurs assidus qui écument tous les supports de leur univers préféré par exemple. Ou les curieux qui veulent tout découvrir. L’ajout d’easter egg là où on les attend le moins renforce aussi bien l’engouement que l’envie de se plonger dans ces univers. Par exemple des détails cachés dans les images Google Earth pour peu que l’on possède les bonnes coordonnées.
Ces univers sont vastes, certains totalement différents du nôtre, certains y prenant place et modifiant légèrement la réalité pour nous questionner dessus.
Sources
– Dossier initialement publié dans Présences d’esprit : https://presences-d-esprits.com/
– https://mediatheque.aveyron.fr/images/articles/espace_pro/actu_pro/transmedia_retour_formation_pwpt.compressed.pdf
– https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/68579-le-transmedia-storytelling-dans-l-edition.pdf
– https://www.fabula.org/colloques/document4421.php
– https://luck.synhera.be/bitstream/handle/123456789/530/PUN-TRANSMEDIA-E2.pdf?sequence=1&isAllowed=y