Rogue-li?e : la boucle temporelle par excellence

Disclaimer : cet article contient de légers spoils des jeux cités.

Ce papier a été publié dans un premier temps sur le Substack de Point’n Think le 04 septembre 2024. Il s’inscrivais dans un mois sur la thématique du temps. C’est pourquoi vous trouverez au début et à la fin des références à d’autres articles en dehors de la chronologie du site.

En ce mois de septembre, j’ai l’honneur d’être le premier à succéder à l’édito de Kippo pour cette nouvelle newsletter de l’équipe de Point’n Think. On court toujours après, souvent jusqu’à l’épuisement sans jamais vraiment réussir à le saisir. Le temps est la transposition du cycle de la nature rythmée par la révolution de la Lune et de la Terre. En plus de cela, l’être humain a tenté d’en prendre le contrôle en le subdivisant en notion quelque peu abstraite. Au-delà des minutes et précieuses secondes, le temps d’un café ou d’un battement de paupières est bien ancré dans l’inconscient collectif sans vraiment pouvoir le quantifier. Dans le médium qui nous intéresse, le jeu vidéo, tout n’est que cycle. Les boucles de gameplay, qu’elles soient micro ou macro, sont l’essence même de ce qui rend un jeu plaisant. Chaque itération apporte sa récompense et la récompense apporte l’envie de recommencer. Le cycle le plus palpable est celui de la mort qui vous ramène à la vie pour tenter de surpasser ce qui vous a mené au trépas autant de fois que nécessaire. Il y a un sous-genre qui s’y prête infiniment mieux que les autres. Le rogue-like ou lite, ici la finesse nous importe peu, sublime ce cycle sans fin tant que nous avons foi en nos capacités. La rejouabilité poussée à l’extrême où chaque tentative nous rends plus fort, in game ou IRL. Il n’a fallu qu’une étincelle pour que nos chères équipes de développeurs, tel le Big Bang primordial, fusionnent ces deux cercles vicieux dont nous sommes les véritables maîtres. Je vous propose donc de partir en quête de ce cliquetis infernal au cœur de nos tas de pixels. Asseyez-vous ! Notre machine à rechercher le temps va nous guider dans ces mondes où la mort n’est qu’un prétexte à décupler le plaisir.

Once upon a time

Avant de nous arrêter sur différents jeux et pour savoir de quoi l’on parle, le premier arrêt se fait aux saintes origines du rogue-li?e. Reprenons les bases, un rogue est un jeu dans lequel on part à l’assaut d’un donjon rempli d’opposants (oui je sais, il y a des variantes mais c’est moi qui raconte ! Nah !) et de trésors. Les items permettent d’améliorer ses stats pour progresser de niveau en niveau et de vaincre les boss qui nous barrent la route ponctuellement. Ce qui l’écarte du RPG traditionnel, c’est le permadeath (morte permanente en français), chaque fois que vos points de vie tombent à zéro, le jeu reprend du début laissant votre précieux équipement dans l’itération que vous venez de quitter. Et donc on recommence, plus ou moins, comme la première fois.

L’adam du genre est sans doute Beneath Apple Manor (1978) sur Apple II qui place les codes comme la génération procédurale, deux itérations ne se ressemblent pas, et la personnalisation des compétences du héros. Deux ans plus tard, Rogue (1980) arrive sur les terminaux UNIX. Le jeu, réalisé par deux étudiants, est celui qui donnera son nom à ce sous-genre dont nous allons parler. Son succès va conduire d’autres développeurs à en faire leur version [Hack (1982), Moria (1983)].

Rogue (1980)

It’s all about time

Nous ne sommes pas là pour retracer toute l’histoire qui mène à pléthore de jeux modernes. Ce qui nous intéresse ce mois-ci, c’est le temps et comment il infuse dans nos usines à cadavre préférées. Dans mon approche, j’ai divisé le traitement du temps dans les rogue-li?e en trois catégories : le gameplay, la personnification et le lore. Je prendrais comme exemple deux jeux par catégorie afin d’illustrer mes propos. Pour cela, je vais être obligé de spoiler un peu en citant des boss de fin ou des éléments d’histoire sans pour autant gâcher d’éventuels twists. Nous verrons que la notion de temps est très présente. Comme je le disais en introduction, il est assez logique de jouer avec ce principe quand le gameplay est centré sur un système de boucle. De plus, je vais tenter de rattacher ces différents traitements du temps à la relation qu’entretient l’humanité avec ce dernier.

Faster, Harder, Stronger

Commençons d’abord par la partie la plus technique, l’impact du temps directement sur le gameplay. Pour cela, nous allons aborder The Binding Of Isaac et Dead Cells. Dans ces deux titres, le temps va à rebours. Le but est clairement d’accélérer le jeu pour pousser le joueur à l’erreur et ces jeux le font de deux manières différentes mais terriblement efficaces.

Dans The Binding of Isaac, jeu connu notamment pour un grand nombre de secrets à débloquer, certaines sections du jeu sont accessibles si l’on arrive à réaliser une action dans un temps imparti. Par exemple, pour avoir une chance de réaliser le fameux Boss rush, un enchaînement de quinze vagues constituées chacune de deux boss, il faut réussir à vaincre Mom (un boss) en moins de vingt minutes. Du côté de Dead Cells, le célèbre titre français, le timer ne vous donne pas accès à du contenu supplémentaire. Cette fois-ci, nous devons terminer un niveau dans le temps imparti afin d’avoir une salle bonus dans l’entre-niveau qui permet de se renforcer pour la suite du jeu. On notera également la présence d’un niveau sur la thématique du temps, symbole qu’il occupe une partie importante dans l’esprit des développeurs.

Comme je le disais plus haut, ici le but est d’augmenter le rythme du jeu pour ne pas donner au joueur le luxe d’avancer avec prudence. Seule la connaissance du jeu et de ses mécaniques garantit la réalisation de ces objectifs. C’est donc une incitation à maîtriser et donc à multiplier les runs, ce qui est le nerf de la guerre quand on veut qu’un rogue-li?e soit efficace. Vous savez cette envie irrépressible de relancer la partie après chaque mort, c’est un des points de game design les plus importants afin de supprimer la frustration de la mort.

On peut facilement relier cette mécanique à notre course effrénée pour ne pas perdre de temps. Comme on peut le lire dans le livre “ Accélération : une critique sociale du temps.” du sociologue et philosophe Hartmut Rosa, la modernité de notre société a conduit à une accélération du temps. Plus on le maîtrise, plus le temps nous manque alors que l’on nous explique, de manière irrationnelle, que c’est notre manque d’organisation qui pose problème. Nous ne sommes qu’un lapin qui court après un concept impalpable que nous ne rattraperons jamais.

Dead Cells

Show me time

Il est dans la nature humaine de vouloir concrétiser des concepts abstraits. Concernant le temps, je ne vais pas vous parler d’horloge, de cadran solaire ou tout autre appareil de mesure. Nous allons plutôt nous diriger vers les divinités ou autres personnages qui permettent la représentation du temps.

Commençons par Hades II, toujours en early access au moment où j’écris ces lignes, ce rogue nous invite à dessouder une grande quantité de personnages de la mythologie grecque. Celle-ci à, bien sûr, sa divinité qui maîtrise le temps, j’ai nommé le titan Chronos, père d’Hadès. Je vois arriver les fous furieux de Grèce antique, je ne vais pas entamer la lutte Chronos versus Kronos, basons nous sur la vision des développeurs. Le titan est donc leur représentation du temps.

Have a nice death, dans lequel on incarne la mort en plein burnout qui cherche à reprendre le contrôle de son industrie des âmes, le temps à son propre bureau et nous devrons le terrasser pour ne pas être renvoyé en arrière et tout recommencer. Nous avons ici, la représentation plus moderne du vieux à la barbe digne du père Fouras, qui ne se laissera pas faire.

Ainsi, deux personnifications, assez éloignées dans l’histoire de l’humanité, mais qui montre assez bien que toute période à son iconographie du temps. C’est là, la preuve de la fascination que lui voue l’être humain depuis qu’il a été capable d’appréhender ce concept. Si nous partons du côté des Fleurs du Mal de notre cher Baudelaire, on trouve plusieurs poèmes dans lesquels l’auteur donne sa vision du combat contre le temps. Selon lui, l’Homme est dévoré et finit par succomber. On retrouve cette lutte contre la mort présente dans les jeux vidéo, sauf que chez le poète, il n’y a pas de good ending.

Hades II

Tell me about time

Dans cette troisième et dernière catégorie, nous allons parler de lore. L’aspect narratif est de plus en plus présent dans les Rogue-li?e. Le genre étant à la mode, son univers est une manière de se démarquer des autres. On voit donc de plus en plus de jeux mettre en avant cet aspect avant même de parler de gameplay, allant même jusqu’à disséminer des clefs de compréhension au fur et à mesure des runs.

C’est le cas de Rogue Legacy qui aborde le cycle de la vie d’une manière assez originale. Comme son titre l’indique, tout est une question d’héritage. Chaque fois que votre personnage passe l’arme à gauche, c’est son descendant qui va reprendre sa quête ainsi que le château familial (upgrade permanente). Chaque héros possède une classe ainsi que des passifs aléatoires ce qui les rend tous différents et vous force à adapter votre manière de jouer. C’est cette mécanique, justifiant scénaristiquement la mort permanente, qui exploite le cycle temporel suprême à l’échelle humaine qu’est la vie.

Pour le dernier jeu de ce papier et sans doute celui dont l’univers est le plus intimement lié au temps, j’ai cité The Rogue Prince of Persia. Le dernier-né de cette saga, dont l’aîné a vu le jour en 1989, a depuis longtemps exploité le temps dans son gameplay. Le prince de Perse cette fois-ci ne possède pas les fameux sable du temps qui lui ont permis, jadis, d’éviter la mort en revenant en arrière de quelques secondes. Dans ce jeu, lui aussi en early access, le protagoniste possède un pendentif magique qui, une fois les points de vie tombés à zéro, le ramène au début de l’aventure. Toutefois, les souvenirs de ses vies passées l’auront suivi dans ce voyage peu commun (Outer wilds quand tu nous tiens).

Tous les artistes ont leur vision du temps, les œuvres qui en parlent sont innombrables. Au cinéma, nous avons tous vu des films où cette notion tient une place importante que ce soit La machine à explorer le temps, Tennet ou Interstellar chaque histoire se mêle à sa manière à ce concept qui hante les pensées de tout à chacun.

The Rogue Prince of Persia

Back to the futur

Le temps peut être exploité sous de nombreuses formes, celles citées ici ne sont qu’un petit échantillon des idées qui peuvent germer dans l’esprit d’une équipe créative d’un studio de jeu vidéo. Il est indéniable que ce concept est très présent dans la pensée collective. Preuve en est son omniprésence dans toutes les formes d’art. Mais le temps est-il vraiment ce qui préoccupe tant depuis que nous l’avons conceptualisé ? Je pense qu’il y a bien plus profond à explorer. En effet, il est souvent le reflet de la peur, ou au moins de la curiosité, liée à la mort. Ce destin funèbre est au cœur du design des rogue-li?e, il est inévitable que les deux notions soient liées sous plusieurs formes. La finalité de chacun de ces jeux étant d’arriver au bout du dernier boss afin de briser cette boucle en apparence infini. Il y a ici le symbolisme de victoire sur la mort qui est toujours un objet de fascination pour l’être humain. Explorer le temps qui passe, c’est se donner la possibilité de contrecarrer ce vers quoi nous nous dirigeons depuis la naissance, avant même d’en avoir conscience. C’est là, un tout autre sujet que je conseillerai de creuser de votre côté car ce n’est pas la thématique qui nous intéresse ici.

Faut voir grand dans la vie ! Quitte à voyager à travers le temps au volant d’une voiture, autant en choisir une qui ait de la gueule !

Il est temps pour moi de vous laisser sur ces mots que je tenais à placer pour le clin d’œil. Vous retrouverez la semaine prochaine Myton (alias Clément) qui abordera les ellipses dans le jeu vidéo pour continuer ce mois sur le thème du temps.

Pour aller plus loin :

https://impactcampus.ca/le-mag/pourchassant-temps-vie-sechappe/
https://www.superprof.fr/ressources/francais/francais-terminale/fleurs-du-mal-baudelaire.html
https://www.lesinrocks.com/cinema/neuf-manieres-de-jouer-avec-la-notion-de-temps-au-cinema-179220-03-09-2020/

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