RÉVÉLATION ?
| Liminal Space |
Par Pier-re Lova-ti
Et si les jeux vidéo nous permettaient de comprendre les autres champs des créations artistiques ? D’avoir un effet de révélateur sur la nature des images qui nous entourent, avec le pouvoir de créer une communication entre les médias, d’être plus transversal que quiconque. Révélateur se propose à chaque épisode de croiser un jeu vidéo avec une œuvre issue d’une discipline étrangère (qu’elle soit théâtrale, cinématographique ou littéraire), pour que se joue une rencontre inattendue et des résultats tout aussi surprenants.
Et aujourd’hui, justement,
Révélateur.
épisode 2,
Une analyse croisée de Playtime et Death Stranding
Death Stranding (jeu vidéo, 2019) comme Playtime (long métrage, 1967) s’ouvrent en posant leurs regards sur le paysage : le massif mont vitré du périurbain parisien et le bâti naturel de l’Islande, dont les silhouettes froides sont soulignées par le gazeux du ciel. Une façon de conduire le spectateur-joueur vers l’intérieur de leurs récits. Une composition faite d’architectures verticales pour que in media res débute notre immersion dans la fiction proposée.
Dès le(s) plan(s) suivant(s), c’est l’humanité qui surgit, la présence des corps sur ces espaces délimités : les terres brûlées de DS et les surfaces miroirs et artificielles de PT.
La mise en scène s’attache à créer du spontané : voir comment la vie se saisit de ces espaces. Ce qui, dans les deux cas, vient nous montrer des modes relationnels – comment la vie suit son cours. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que de nombreuses similitudes sont à constater, comme ce rapport d’échelle à l’écran, qui fait de ces œuvres une expérience singulière de l’espace, où celui-ci domine en tout point l’humain et notamment par sa complexité.
Dans le cas de Death Stranding, tout commence par une scène primaire d’humanité, qui convoque un ensemble de croyances sur notre nature de sapiens. Le personnage à l’écran quasiment mutique (qui ne possède pas le savoir du langage) entre dans une grotte. Une caverne lanterne de notre perception du monde et mythe originel de l’homme qui vit caché pour survivre (vérité tronquée et non archéologique des néandertaliens). Le rupestre passe d’ailleurs par la trace des mains, propose une humanité aussi par la crainte d’une bête sauvage dissimulée, jeu sur le hors-champ et le silence, le souffle (comme dans Jurassic Park (1993) – “sa vision est basée sur le mouvement”), jusqu’à une scène de repas, résultat d’une cueillette (bien que sommaire) qui vient refermer l’introduction. Tous ces gestes, qui font appel à l’imaginaire de la préhistoire, sont déterminants dans l’expérience de Death Stranding, une façon avant le jeu de remettre les fondations du monde en place, avant d’expliquer le contexte de ce chaos qui habite les terres désolées, et de comprendre les modes de vie de ces désormais Homoludens (comme se le plaît à dire Kojima). Cette situation n’aura d’ailleurs plus jamais lieu en jeu, c’est une unique grotte inaugurale. Dans ce retour à l’essentiel, à ce qui définissait nos ancêtres, l’on ne quitte pas l’habitacle sans une évocation à Adam et Eve, déjà symbole d’union, de notre condition de mortel face aux landes éternelles.
Playtime, quant à lui, débute dans la minutie, la netteté de son image qui fourmille de détails. Jacques Tati ouvre l’expérience de son film, dans le gris cloîtré des espaces transitoires – la façon dont nous allons, en tant que spectateur, agir face à l’écran. Qui au milieu des corps typographiques placardés, des graisses et des italiques des affichages, laisse entendre en contraste une narration marmonnée, qui à défaut d’être pleinement écoutée, permet la composition d’un paysage sonore du mouvement. Tout au long du film, on saisit l’essentiel du message des conversations, à la manière des espaces transitionnels de vie – conversation de couloir – dont on ne retient souvent que le sens informationnel primaire sans tout l’enrobage. Celui qu’on applique à la mesure demandée, par exemple : comprendre une direction, sur la conduite à avoir. Et c’est ce que produit la plupart du temps Playtime : des espaces plateaux/tableaux qui se remplissent et se vident, que le spectateur doit observer et écouter avec rigueur. Notamment ces acteurs et figurants (PNJ même) qui doivent interagir avec le mobilier et les cloisons, dans les angles de caméra choisis par Tati, dans des actions de déplacements, demandant souvent de comprendre l’énigme environnementale donnée par la scène : une orientation dans un hall par des signalétiques et la présence d’un guide (bien en chaire), une salle d’attente énigmatique décorée de tableaux (presque un point and click) ou des salons bourgeois éclairés comme des scènes de théâtre. Si bien que le titre du film se révèle au spectateur par son dispositif méticuleux : Playtime, un temps pour le jeu. Développant une posture active du spectateur, tant il est invité à continuellement parcourir les écrans du regard, à la recherche des particularités du décor, écoutant les bruits épars, anticipant l’action mouvante à venir – un jeu FMV (Full motion video) qui ne dirait pas son nom. On sort même assez épuisé de la séance du film, tant celui-ci nous mobilise – oui – c’est bien un jeu.
Il y a également ici un lien tacite entre la vitrine du cinéma et celle du supermarché, qui induit tous ces comportements hasardeux, ces épreuves de déambulation provoquées par les scènes. Comme dans les rayons d’une boutique, cette orientation du regard passe par le design au sens large du terme (les formes, les publicités, signalétiques, et objets industriels), dans une obsession de l’emboîtement, de la position ; témoignage du cadre de la réalité de l’action (dans le cas de PT, l’expansion périurbaine des années 1960 et pour DS, l’anticipation technologique du monde d’après, ce que serait notre urbanisme dans quelques décennies). Dans les deux cas, Kojima et Tati utilisent des imageries qui viennent du design radical (de l’école helvétienne pour la plupart), des inspirations suisses-allemandes comme Dieter Rams (designer et chef de projet chez Braun) ou du côté de l’archipel, le Walkman SONY de l’ère Shōwa (dont Hideo Kojima est éperdu, voir MGSV). Une pensée de l’École fonctionnaliste, qui rejoint trente ans plus tard une épure issue de la bulle spéculative nipponne, se caractérisant toutes deux, par une pureté des surfaces, dans une sobriété de la forme et de la fonction se résumant au strict essentiel.
“Un frigidaire
Un joli scooter
Un atomixer
Et du Dunlopillo
Une cuisinière
Avec un four en verre
Des tas de couverts
Et des pelles à gâteaux
Une tourniquette
Pour faire la vinaigrette
Un bel aérateur
Pour bouffer les odeurs
Des draps qui chauffent
Un pistolet à gaufres
Un avion pour deux
Et nous serons heureux”
Le film de Tati comme le jeu de Kojima sont des fictions-documentaires de leurs époques respectives. À la manière des relations amoureuses de La Complainte du progrès (1959) de Boris Vian, où les objets deviennent des mots que l’on susurre à l’oreille. Des réflexions sur les interactions sociales au milieu du bazar engendré par nos modes de productions, l’accélération du monde et l’automatisation du regard – au milieu d’infrastructures toujours plus complexes et envahissantes, qui prennent le pas sur nos gestes libres. Nous siégeons dans un au-delà du bon sens. Ces thématiques étaient d’ailleurs largement abordées dans les œuvres précédentes, Mon oncle (1958) chez Tati, et Metal Gear Solid V : The Phantom Pain (2015) pour Kojima. Ce qui produit également dans DS et PT des récits burlesques, drôles par tout un lot d’incompréhensions, où l’on se joue des protagonistes, beaucoup de scènes gaguesques, où ces corps de sang se perdent au milieu de la froideur des décors, avancent et reculent, se coordonnent ou sont parasités. On les bouscule jusqu’à les faire tomber, tourneboulant alors, usant, abusant de l’usage du quiproquo.
Ces œuvres culturelles symbolisent en quelque sorte notre entrée dans l’âge du compartiment (toujours un rappel aux périodes archéologiques : l’âge de la pierre, du bronze et du fer). La vie sous boîte de Playtime, dans sa nature ou couleur encadrée. Une place donnée à la modularité dans ces reproductions de bureaux, comme des cartons de marchandises parfaitement alignés, donnant une perspective de volailles élevées en batteries. C’est précisément le concept fort de Death Stranding, celui de nous faire incarner un personnage captif de sa condition (enfermé dans un packaging ?), mais sous la forme d’un oncle Hulot Sam du futur. Une personne édifiée comme une promotion des USA, qui a la tâche de porter la nation, reconnecter les vies entre elles, en ayant sur ses épaules réellement la charge du monde : le poids des marchandises qu’il doit donner à d’autres (dont on nous affirme qu’elles sont essentielles pour l’avenir tout entier). Le joueur est ainsi physiquement au bas de l’échelle d’un système pyramidal. Une main d’œuvre qui doit livrer des produits après que la fin des temps ait déjà eu lieu, dans un post-Playtime où l’on joue seul.
À la manière de la narration marmonée de PT, Death Stranding joue sur le trop-plein informationnel. Trop-plein à chaque message que l’on reçoit, par des data à tout-va, de notre état physique, de la course que nous avons effectué, ou encore d’autres évaluations qui s’agglomèrent, sur l’état de notre marchandise, de notre répartition des charges. Cette pile d’informations que l’on forme virtuellement, comme physiquement dans notre dos, est toujours plus verticale. Et le pire, c’est que ces accumulations ne deviennent jamais naturelles pour le joueur, on finit juste par s’habituer à leurs présences et à ne plus les remettre en cause. Une quantité, qui, dès le départ du jeu, est purement indigeste et qui le restera, que l’on zappera, scrollera à répétition, ne prêtant plus attention à ce chaos, acceptant une charge croissante de travail, dans des conditions de plus en plus difficiles. Cette très grande présence de l’information, va avec la maîtrise du corps du héros, dont tous les sédiments servent l’avancée de l’aventure – tout est récupéré, composté, transformé. À ceci prêt que le monde dénudé que nous traversons lors de nos échappées sera vite rattrapé par nos habitudes de destruction, nous poussant à abandonner partout toutes sortes d’objets, marchandises et véhicules au gré des situations qui se présentent. Devant l’obstacle, nous polluons. Comme si nous étions à la fois porteurs d’espoir, et à la fois le premier pas vers une autre fin du monde, déjà un nemesis par notre stratégie des petits pas.
Comme PT, DS utilise comme rhétorique spatiale l’idée d’un lieu prison, notamment par la chambre capsule de Sam, qui est un lieu d’éternel retour à soi, celui où il passe la nuit, se soigne, retrouve sa pureté par la douche (quitte l’endurance du terrain, ses stigmates). Ce logis carcéral, ou ventre chaud d’une baleine (si l’on se réfère à l’architecture des refuges), sont des endroits vides qui, bien que tous semblables, sont pensés comme des antichambres de la scène extérieure (l’open world), des lieux dans lesquels on ne s’attarde pas. Personne pour nous y accueillir, quelques hologrammes tout au plus. Le joueur est invité à valider sa quête en arrivant, remercier les sponsors, donner la marchandise, puis est sommé d’aller dormir pour que se poursuive le voyage le jour suivant. Cette chambre vide nous est introduite en tout début d’expérience. On nous porte les menottes aux poignets, une signature explicite au contrat du jeu. Nous sommes un produit que l’on range au placard la nuit venue, nous sommes devenus une marchandise (à la manière du BB objectivé qu’on transporte, si souvent décrit comme défectueux). Si DS accorde beaucoup d’attention aux produits (objets comme humains), où chaque mallette ou caisson est toujours joliment décoré d’un adhésif déjà ruban d’un paquet (plaisir d’offrir et joie de recevoir), c’est qu’il figure en quelque sorte le dernier métier du monde : celui de livreur. Envers et contre tout, le modèle capitaliste aurait réussi cela : nous maintenir captifs par l’intermédiaire du geste du don de soi. Il privatise nos mains ! Une métamorphose à grand coup de like, faisant de nous des objets.
Et cette révélation se produit peut-être au contact du vide. Car contrairement aux premiers couloirs que parcourt Sam dans la maison mère de la société qui l’emploie, où il peut observer la vie circulante, comme le Monsieur Hulot de Tati, celui-ci n’aura plus jamais l’occasion de croiser qui que ce soit physiquement lors de l’aventure. Des hologrammes, des fantômes, et quelques collègues tout de même, mais plus jamais de cette manière anodine, croiser du monde qui déambule dans un couloir, dans une rue. Tout cela est remplacé par une absence totale de la foule. Notre seul contact se fait avec des biens artificiels que nous transportons dans des lieux de transit, de logistique, écartés de la vie sociale. Si Hulot demeure en un sens libre dans PT, Sam dans DS, avec son transpalette du futur, ne l’est plus. Il a quitté symboliquement sa condition d’humain, appartient au vide des plaines comme des mégastructures, une autre catégorie d’homo ludens, résultat d’expérience d’un homo faber (Henri Bergson, L’Évolution créatrice, 1907), qui manipule d’autres corps que lui-même, afin de poursuivre cette quête sans fin de la nouveauté.
Si le vernis craque, la solitude pèse sur Sam. Le grand final de Partytime se conclut par la longue séquence du restaurant, qui occupe la seconde moitié du film. Une accumulation de péripéties qui vient montrer l’envers du décor, les aller-retour entre la salle de réception et les coulisses, où s’accumule toujours plus de monde à l’écran, jusqu’à ce que le bain déborde, que les artifices du monde cessent de cacher les rouages du service, des cuisines, de ce personnel qui s’agite pour la conduite du spectacle de vie mondaine. Le décor va même jusqu’à s’effondrer, comme une digue qui rompt, et le spectateur jubile face à cet ultime jeu de regard que lui impose l’expérience du film, un cadre agité par les corps dansant. Et pourtant, Tati réussit cette manœuvre jusqu’à ce que l’endroit se désengorge de la bourgeoisie, dans un balai coordonné du retour au vestiaire, jusqu’à la fin d’une cuite, le slow débraillé et les clopes allumées.
Playtime dure le temps d’une journée, 24h ininterrompues, comme joué en temps réel, sur deux heures pleines qui se terminent comme elles ont commencé, par un retour au trafic, aux terminaux de l’aéroport de Paris-Orly. Death Stranding conduit, lui, son histoire à son terme, ses révélations attendues, mais se clôt également par une boucle, celle de revenir sur ses pas, d’avoir fait le trajet sur tout le retour. Un drôle de carrousel referme PT, et un geste de au revoir par un vitrier qui frotte la vitre en guise d’adieu, où se reflètent les mêmes nuages et bâtiments de l’introduction – comment la fin d’un rêve. Le jeu promet lui aussi les mains, répète également la toute première mission d’ascension vers un crématorium – dans un final émouvant à bien des égards. Dans son dernier plan, Sam et Louise (l’enfant porté par notre héros), tous deux libérés de leurs prisons, quittent leurs conditions de produits, s’affranchissent de leurs rôles utilitaires à la société renaissante. Ils acceptent par un pacte de fin, l’avenir sombre du monde, sa chute inévitable, mais se réapproprient politiquement l’usage de leurs mains, par une pression chaleureuse, un clap de fin.