Jusant : entre introspection et élégance émotionnelle

Le jusant, dans le langage maritime, désigne le mouvement de la marée descendante. Le niveau de la mer devient très bas, l’eau se retirant des côtes, rendant l’accostage des bateaux difficile. Dû à l’attraction de la Lune et du Soleil sur les océans, ce phénomène naturel sera le fil rouge du jeu vidéo éponyme Jusant.

Développé et édité par Don’t Nod Entertainment, Jusant sort le 31 octobre 2023, et nous place dans la peau d’un personnage parti dompter les sommets d’une gigantesque tour creusée à même la montagne. Au pied de cet immense édifice, un cimetière de bateaux fait corps avec un environnement aride et désertique. L’océan s’est retiré depuis un certain temps, l’écho des vagues se faisant lointain. Ne restent plus que le vent, la sécheresse et la lumière âpre des rayons du soleil.

Ici, il ne sera pas question d’aller combattre des hordes d’ennemis peuplant chaque étage de la tour, mais plutôt d’escalader cette dernière à l’aide d’un équipement rudimentaire.
Placé en caméra à la troisième personne, le jeu nous permettra d’explorer chaque strate et recoin de ce mont, sculpté et aménagé par des habitants ayant déserté le lieu. Le lore se dévoilera au fur et à mesure de notre ascension, levant progressivement le mystère autour de cette marée basse.

Bien que l’eau ne soit que très peu présente dans le jeu, sa symbolique sera au cœur même de la quête du personnage contrôlé. La mise en scène du jeu, à la fois sobre et feutrée, nous rappellera inlassablement à cette réalité qui semble presque immuable : la fatalité de l’absence de cet élément indispensable à toute forme de vie.

Personnification par l’avatar

Les premiers plans du jeu nous introduisent à ce décor désertique, au milieu duquel viennent s’enliser des navires échoués à perte de vue. Se dirigeant vers l’immense tour de roche, un personnage nous apparaît de côté, puis de face, marchant doucement sur le sable. Vêtu d’une cape noire, cheveux courts teintés de nuances violettes, lunettes blanches étranges que l’on devine protectrices des rayons ardents du soleil, ses pas sont déterminés. Son visage, impassible, ne laisse transparaître aucune émotion.
Au cours de l’aventure, notre protagoniste n’utilisera pas la parole, mais laissera deviner ses ressentis à travers quelques expressions faciales. Comme si sa quête se suffisait à elle-même. Une quête de sens, presque transcendantale.

Personnification et extension de son double virtuel dans Jusant

Par ailleurs, impossible de savoir son sexe ni son genre. Une partie de la beauté brute de Jusant nous fera réaliser immédiatement, de manière purement philosophique, que nous pouvons toutes et tous incarner ce personnage. Le sentiment d’appartenance est exactement le même l’espace de quelques heures de jeu. En s’affranchissant d’une représentation binaire et genrée de l’avatar, on nous donne la possibilité, en tant que joueur ou joueuse, de se fondre plus naturellement dans le corps de son double virtuel.

Une très belle manière d’appréhender la personnification et l’extension de son double virtuel.

Un gameplay qui fait corps avec le joueur

Retour au récit. Plan large où notre protagoniste, devenu minuscule, semble se faire écraser par la silhouette de la tour. Les lettrines qui composent le mot Jusant apparaissent à l’écran. Après une mini ellipse narrative qui nous place directement sur un des premiers flancs de la montagne, à quelques mètres d’altitude, nous prenons le contrôle du personnage.

Dans son gameplay, Jusant se veut intuitif et facile d’accès. D’ailleurs, la première escalade d’un petit pan de falaise se fait naturellement, pour nous apprendre en douceur les rudiments de la grimpette. En appuyant sur L2 ou R2, le personnage s’assure automatiquement à l’aide d’une corde bleue, qu’il sort d’un sac jaune rattaché à son flanc gauche et qu’il fixe à une accroche.
Les touches L2 et R2 étant respectivement associées aux mains gauche et droite du personnage, il s’agrippera dans le même temps à la première prise murale qu’une de ses mains peut atteindre.

Pour amorcer la montée, il faudra alterner la pression des touches L2 et R2, en maintenant une touche pour agripper une prise, puis en relâchant l’autre pour libérer l’étreinte. Afin d’aller chercher la prise suivante, il faudra s’aider du stick gauche afin de contrôler l’inclinaison de la main. En alternant ainsi L2, stick gauche, R2, stick gauche, L2… et ainsi de suite, l’ascension devient vite intuitive. Pour compléter notre équipement, et afin de faciliter notre progression sur des chemins escarpés, le personnage dispose de 3 pitons. Servant de points d’ancrage intermédiaires, il suffira de presser la touche « carré » pour le planter dans la roche. Une fois arrivé en haut d’une pente, la touche « rond » permettra de rembobiner la corde bleue et de récupérer les 3 pitons.

Un gameplay qui fait corps avec le joueur (Jusant)

Outre la gestion de notre équipement, il sera nécessaire de veiller à ce que notre grimpeur puisse reprendre son souffle après de gros efforts successifs. Une jauge d’endurance se videra peu à peu en fonction de la difficulté de l’action à effectuer. À vous de poser les pitons aux bons endroits pour laisser respirer et reposer le personnage. En maintenant le stick gauche L3 enfoncé, la barre d’endurance pourra se recharger doucement.

Les bases du gameplay sont maintenant posées. Simple et efficace !

En choisissant une approche rudimentaire mais logique, le gameplay crée une symbiose entre les contrôles de la manette et nos perceptions. Notre inconscient va instinctivement associer chaque touche du pad à un mouvement d’une partie du corps de notre protagoniste, mais aussi à un geste technique d’escalade, du moins dans la représentation que l’on s’en fait. En tant que joueur-joueuse, nous faisons plus facilement corps avec l’avatar, ses mouvements, son souffle, son rythme, venant renforcer sa personnification.

Charlie Chaplin disait « L’art est une émotion supplémentaire qui vient s’ajouter à une technique habile ».

Dans Jusant, la manette sait se faire oublier par l’intermédiaire d’un gameplay pensé pour être instinctif, naturel, spontané. Une technique habile au service d’un art interactif stimulant notre empathie (ou notre aversion, mais c’est plus rare) pour les personnages contrôlés. 

D’autre part, la quête du personnage est, nous le verrons plus tard, noble, ou du moins perçue comme telle dans notre imaginaire collectif. On accordera plus facilement du crédit à notre grimpeur, en se sentant proche de iel, de ses motivations.

Varuna et Mitra : ensemble pour une mission essentielle

À la toute fin du premier chapitre de Jusant, le joueur ou la joueuse fera la connaissance d’une créature de couleur bleu pastel, de la taille d’un chaton (ou d’un chiot). Lors d’un plan rapproché, nous verrons ce petit être sortir sa tête d’une grande coquille rouge que le personnage porte accrochée par une lanière dans son dos. À demi assoupi, ses petits yeux d’ébène s’ouvriront vite à la lumière du soleil. D’un petit bond maîtrisé, il viendra se jucher sur l’épaule de notre protagoniste qui lui offrira le creux de sa main pour s’y installer. En tendant le bras, notre avatar invitera le petit compagnon à plonger son regard dans le sien. Il suffira de cet instant de complicité éphémère pour que le petit être comprenne le rôle qui est le sien.

Moment de complicité éphémère entre les personnages (Jusant)

À la fin de chaque chapitre, notre personnage devra souffler dans une énorme trompe, pendant que la petite créature se concentrera afin d’émettre une onde azurée. Les deux actions, exécutées de concert, auront pour effet de refaire fonctionner de gigantesques structures en pierre qui se teinteront de symboles bleus luminescents, laissant s’échapper ce qui semble être de la vapeur d’eau.
Ensemble, nous comprenons que leur mission, élémentaire et fondamentale, sera de faire rejaillir de l’eau et réinsuffler de la vie à cette tour.

Pour faire écho à ce précieux élément, et afin de les désigner plus facilement, je nommerais respectivement l’avatar et son petit compagnon Varuna et Mitra. Ayant pour fonction de veiller sur la vérité et sur le cours du monde, Varuna et Mitra sont à l’origine des divinités indo-iraniennes, également associées à l’élément liquide lorsque celui-ci se trouve en masse (cours d’eau, lacs, océans, pluie…). Quoi de plus logique que de les associer à nos personnages ?

Emotional design : un lien d’attachement fort avec les personnages

Loin de se résumer à un rôle de compagnon à la bouille mignonne, Mitra nous épaulera tout au long de notre aventure. En appuyant sur la flèche haut de votre manette, il émettra une petite onde laissant s’échapper de petites particules d’eau. Ce qui aura pour effet de faire pousser des plantes murales permettant de grimper encore plus haut, d’appeler des lucioles afin qu’elles nous emportent dans leur ascension, d’illuminer d’étranges peintures ancestrales ou encore de localiser le prochain objectif à suivre. La flèche gauche du pad permettra d’interagir directement avec notre petit Mitra, en le faisant sauter dans nos mains, en le caressant, en prenant soin de lui. Même dans les cas où l’on ne tentera pas de communiquer avec lui, il poussera régulièrement de petits cris qui rappelleront des miaulements de chatons ou des aboiements de chiots.

Un lien privilégié entre les protagonistes (Jusant)

En mélangeant habilement des interactions de gameplay engageantes et de furtifs moments de tendresse, un lien d’attachement fort permettra de doucement s’installer entre le joueur ou la joueuse et ce petit être. Des moments de complicité que vous éprouverez d’autant plus fortement si vous avez la chance d’avoir un animal à vos côtés.
Sans s’en rendre compte, on grimpe avec l’aide de Mitra, en symbiose avec lui, échangeant de simples regards fugaces, complices. Progressivement, un transfert émotionnel pourra se matérialiser, rappelant des relations humain-animal que l’on peut expérimenter dans nos vies.

Dans son livre « How games move us », Katherine Isbister, chercheuse et designer américaine spécialisée dans l’interaction homme-machine et dans la conception de jeux, nous explique comment certaines expériences vidéoludiques parviennent à stimuler nos émotions. Par l’intermédiaire de mécaniques de gamedesign ciblées, l’engagement du joueur est stimulé, provoquant des pics émotionnels prédéfinis. C’est ce que l’on appelle l’emotional design, ou design par l’émotion.

En infusant ces petites astuces de gamedesign dans la narration, la musique, le gameplay, il est possible de créer des expériences immersives, emplies de résonances émotionnelles fortes, parfois différentes d’un joueur (d’une joueuse) à un(e) autre.

Dans Jusant, l’emotional design est partout. Disséminé par petites touches, il nous invite dans un premier temps à faire corps avec Varuna, puis à développer un lien privilégié avec Mitra.

Faire rejaillir de l’eau et réinsuffler de la vie dans Jusant

De manière indicible, via des interactions simples, en faisant écho à nos expériences personnelles. Varuna et Mitra se muent alors en canaux d’interactions affectives pour le joueur ou la joueuse. Nous ressentons leurs sensibilités, entremêlées par nos propres ressentis, résultant en des degrés d’assimilations émotionnelles profondes, tantôt perturbantes, tantôt stimulantes.

La relation est vécue comme symbiotique, dans une compréhension au-delà des mots.

Symbolique des visuels et du son : pour une éternelle quête de sens

Dans Jusant, l’identité visuelle, la symbolique des couleurs et l’utilisation de la musique sont importantes, autant pour l’immersion du joueur et de la joueuse, pour son implication émotionnelle, mais aussi pour la compréhension des enjeux qui gravitent autour de l’aventure. Elles participent à nous plonger dans un état de bien-être, de contemplation, de méditation, mais aussi de réflexion autour de thématiques contemporaines, comme la préservation de notre environnement.

artwork Jusant

Dès le début du jeu, les quelques objets que l’on trouve sur notre chemin renvoient directement au champ lexical visuel maritime : petits bateaux échoués sur le sol, ancres diverses, filets de pêche, coquillages, coraux divers… Très vite, on découvrira des maisons inoccupées, taillées dans la roche de la montagne. Les portes d’entrée, certaines affublées de hublots, feront penser à celles que l’on trouve dans les bateaux. Les matériaux utilisés, comme le bois et la pierre, témoignent d’une architecture simple et fonctionnelle. À l’intérieur, des cannes à pêche, des moulinets, des flotteurs, des hameçons, reflétant un mode de vie axé sur la mer. Des notes, écrites par les anciens occupants, disséminées çà et là dans ces lieux de vie, pourront être lues et permettront d’en apprendre plus sur cette petite société qui semble s’auto-gérer. Restaurant, école, scierie, ateliers de réparation où l’on répare et désosse des épaves de bateaux pour en faire des échelles, des échafaudages… Notre ascension de la montagne sera ponctuée de petites sessions d’escalade, où l’on progresse sur des filets de pêche accrochés aux parois rocheuses, à des échafaudages faits de planches de bois.

Mélange ineffable d’apaisement et de mélancolie, la musique de Jusant, composée par Guillaume Ferran (pianiste, compositeur et producteur parisien), viendra ponctuer des moments choisis à dessein, suscitant tantôt l’introspection, tantôt la tristesse chez le joueur ou la joueuse. La découverte de la première maison que l’on trouve sur notre chemin en est la parfaite illustration. Dès lors que l’on y pénètre, de subtiles notes de piano se font entendre. Envoûtantes, elles nous enveloppent instantanément d’une élégante douceur.
En montant un petit escalier en bois, on se retrouve sur le balcon de la demeure. Sous nos pieds, une sensation de vertige nous envahit. À l’horizon et en contrebas, un décor laiteux à perte de vue, où des amas de roches viennent s’y plonger, comme des nuages dans le ciel. En levant la tête, l’immensité de la montagne semble nous écraser, et on peine à deviner la moindre esquisse de sommet. Nous ne sommes qu’au début de cette ascension, et il est déjà temps de repartir.
Ces petits moments, suspendus dans le temps, viendront régulièrement bercer votre aventure.  

Un peu à l’image de ces coquillages, éléments de sound design purs, que Varuna trouvera dans chaque lieu caractérisant un lieu de vie important. Portés à son oreille, ces coquillages laisseront s’échapper des sons permettant de capturer l’ambiance de ces espaces. Des rires d’enfants, des cris de joie esquissant un paysage sonore rappelant une école, des bruits de martèlement ou de craquements de planches de bois semblant indiquer un établi de réparation de bateaux… Cette musicalité environnementale convoquera notre imaginaire afin de nous immerger plus profondément dans l’atmosphère si singulière de Jusant, et ce faisant nous aidera à reconstituer le lore du jeu et l’histoire de ses habitants.

Inconsciemment, un lien connexe s’établit entre le joueur ou la joueuse et l’environnement exploré. Via une multitude de détails centrés sur l’univers visuel, sonore de la mer et des modes de vie qui en découlent, Jusant nous prépare à une implication personnelle plus forte. Un sentiment indicible et progressif de mélancolie, si tant est que l’on soit un minimum réceptif aux esthétiques visuelles et sonores maritimes.

Pour Carl Gustav Jung, penseur et fondateur de la psychologie analytique, la mer est l’allégorie de l’inconscient collectif. À travers elle, sa contemplation, nos envies d’y plonger, un sentiment d’harmonie se crée entre le « moi » et l’inconscient collectif.

Le symbolisme de la mer, de l’océan, c’est aussi celui de l’eau, de l’inconnu, des profondeurs. C’est se confronter à nous-même, nos peurs et nos espérances, dans une quête de sens primordiale. Une quête de sens pour Varuna et Mitra, mais qui devient aussi la nôtre le temps de l’aventure à leurs côtés.

Si l’on se penche maintenant sur sa direction artistique, Jusant nous bercera de teintes tirant majoritairement vers le bleu et le jaune. Bleu que l’on retrouve sur les corps de nos protagonistes. Varuna, dont les tatouages virent au bleu luminescent lorsqu’il souffle dans une corne afin de raviver un monument. Mitra, qui semble être composé uniquement de l’élément eau, et qui en émet de petites particules lorsqu’il se concentre. Bleu omniprésent sur les portes des habitations, sur les éléments de décoration, le corail qui jonche le sol…

Bleu enveloppant également des éléments de game design, comme les glyphes qui s’illuminent en bleu lorsque l’on a ravivé un monument et qui signifient la fin d’un chapitre, la corde qui nous sert à gravir n’importe quelle surface… D’ailleurs, Varuna range sa corde bleue dans un sac de couleur jaune.

Colorimétrie bleue dans Jusant
Crédit photo : Valentina Chrysostomou

Une scène finale, que je ne dévoilerais pas ici, est à colorimétrie unique, baignée entièrement dans un bleu oscillant entre le turquoise et le céruléen, à mesure que la conclusion de l’aventure se rapproche. Ce qui évoque irrémédiablement les fonds marins, les abysses, leur immensité, et la profonde mélancolie qui peut en émaner.

La couleur jaune, quant à elle, se retrouve dans la lumière des rayons du soleil se reflétant sur les parois rocheuses que l’on arpente, dans l’éclairage des lampes qui dévoilent notre chemin, sur les planches de bois que l’on foule…

Colorimétrie jaune dans Jusant
Crédit photo : Valentina Chrysostomou

À l’abri de grottes creusées dans l’enceinte de la montagne, la colorimétrie varie à mesure de notre progression. Du corail et des champignons de diverses formes, passant du bleu au jaune étincelant, éclairent le passage de Varuna et Mitra. De même pour des peintures murales avec lesquelles on interagit et qui passent du jaune au bleu.

Au XXe siècle, Pablo Picasso utilisait la couleur bleue pour infuser des émotions profondes et mélancoliques, comme la tristesse ou la solitude. Pour Yves Klein, un artiste français de la même époque, le bleu représente l’infini, l’immensité et l’expression de l’âme humaine. En psychologie, le bleu est apaisant, pouvant réduire le stress et calmer l’esprit. Il peut invoquer la sérénité et la confiance, en fonction des nuances utilisées. Il nous pousse à l’introspection.

La couleur jaune, quant à elle, renferme une intense dualité qui a notamment pu s’exprimer dans l’art occidental. Elle symbolise la lumière divine chez le peintre italien Fra Angelico, mais aussi la folie chez Francisco de Goya ou Vincent Van Gogh. Une double signification puissante, évoquant tour à tour la noblesse et la déchéance.

Dans Jusant, si le bleu et le jaune sont les couleurs dominantes, c’est pour appuyer cette constante ambivalence. Le bleu tend à plonger le joueur ou la joueuse dans un état de bien-être et de sérénité, nous poussant à grimper toujours plus haut, en confiance avec le petit Mitra. Une ascension introspective, nous invitant à entrer en résonance avec les personnages contrôlés. Le jaune nous renvoie à la lumière du soleil, mais aussi à la sécheresse induite par la disparition de l’eau dans le jeu. Trop de jaune pourra ainsi générer de l’anxiété ou venir contrebalancer l’apaisement du bleu. Un écho de notre inconscient face au dérèglement climatique qui frappe notre monde réel.

Via sa direction artistique, son identité visuelle, Jusant place le joueur ou la joueuse dans un état émotionnel fluctuant, inhérent à nos propres perceptions humaines.
Si le gameplay nous pousse à faire corps avec le personnage contrôlé, la symbolique de ses visuels nous entraîne dans un tourbillon d’émotions touchant à l’intime, à nos valeurs en tant qu’être conscient. Un subtil équilibre entre des notions élémentaires et la puissance de leur évocation.

On se plaît à incarner Varuna, autant dans sa relation nouée avec le petit Mitra, que pour sa quête fondamentale de rétablissement d’un écosystème dégradé.

Au-delà des émotions : vers une forme d’intimité

Nous venons de le voir, Jusant nous invite à ressentir les personnages et leurs histoires à travers le prisme de ses thématiques, de son gameplay, de sa direction artistique, de sa musique, de son gamedesign.
Le temps de quelques heures, nous incarnons bien plus qu’un simple avatar, mais une projection allégorique des intentions des personnages contrôlés.

Via leur raison d’être dans le lore du jeu, il s’agira d’incarner l’humain, une partie de ses idéaux, mais également de s’incarner soi-même. Notre raison, notre cœur, nos sentiments, nos émotions, en résonance avec notre subjectivité, notre histoire, notre parcours. Une sorte de projection de l’image de l’avatar par l’extension du soi.

Quel que soit le type de joueur ou de joueuse que vous êtes, vous vivrez et ressentirez Jusant différemment, en fonction de divers facteurs qui vous entourent, que vous vivez, et qui vous définissent sur l’instant.

Si une expérience de jeu propose sa propre définition et sa grammaire inhérente au genre auquel il appartient, c’est également le cas pour nos émotions. Elles nous appartiennent, et grâce à elles, nous n’avons de cesse de dessiner inconsciemment les contours de notre ADN émotionnel. C’est ce que j’appelle l’incarnation du ressenti, de nos ressentis, intrinsèques à ce que nous vivons. Nous sommes ce que nous ressentons, à un moment donné de nos vies.

Grâce à l’engagement interactif supplémentaire qu’il propose en rapport avec d’autres formes d’art, le jeu vidéo peut parfois toucher à l’intime. C’est ce qu’il s’est passé pour moi en jouant à Jusant, et pour 2 raisons totalement différentes.

La première réside dans la perception que j’ai de l’ascension d’une tour, d’une montagne, et que je rapproche d’un cheminement personnel puissant, en perpétuelle évolution.
Ce qui m’a touché en jouant à Jusant, c’est de pouvoir incarner une projection de mes réflexions personnelles, en corrélation avec mes envies du moment.

L’ascension de cette tour, au gameplay simple mais intuitif, au gamedesign sobre mais engageant, m’a au fur et à mesure plongée dans un état contemplatif et méditatif.
Dans ma vie personnelle, j’essaie toujours de me questionner sur ce qui m’entoure, de prendre de la hauteur sur des schémas préétablis que l’on nous impose dès la naissance, de trouver de la nuance dans toute situation. Jouer à Jusant a symbolisé pour moi, l’espace de quelques heures, un espace de réflexion sur mon parcours personnel et professionnel.
Une partie infime de la reconquête de mon moi, mais n’est-ce pas la somme de ces instants qui nous définissent ?

Frederic Nietzsche a écrit « Je suis ce qui est contraint de se surmonter soi-même à l’infini ».

Une vérité que je cherche à atteindre, mais qui me pousse naturellement vers un incessant questionnement de sens.

Attention spoilers pour cette dernière partie, étant donné que je vais évoquer la fin du jeu.

Varuna et Mitra

La seconde raison est intimement liée aux mécaniques de gamedesign utilisées pour donner vie à Mitra, et qui ont participé à tisser un lien affectif, certes factice, avec ce petit être azuré. Un lien d’attachement qui m’a fortement renvoyé à celui que je peux éprouver dans ma vie quotidienne avec ma petite chatte Willow.

Lorsque s’installe une relation de confiance mutuelle avec un animal, la connexion peut être parfois très forte. Au-delà des mots, au-delà de l’intelligible, dans les petits gestes comme dans les regards. On prend soin de cet être, comme il peut prendre soin de nous, par sa présence et son amour inconditionnel, indéfectible.

À la fin de Jusant, nous apprenons que Mitra n’est autre qu’un bébé ballast, créature céleste, stellaire, dont la vocation première est la préservation de l’équilibre naturel par l’élément constitutif de son propre corps : l’eau.
Nous comprenons que la courte vie de Mitra est arrivée à sa fin, et que l’animal doit s’éteindre afin que des torrents d’eau puissent s’abattre sur cette terre aride, et faire renaître l’espoir.

Un sacrifice nécessaire, mais que j’ai vécu en tant que joueur de manière frontale et douloureuse. Mes sanglots faisant directement écho à ceux versés lorsque Arrietty, une chatte qui m’a accompagné une partie de ma vie passée, m’a quitté il y a quelques années.

Lorsqu’un animal qui nous est cher s’éteint, une partie de notre âme s’étiole, mais finira par se renforcer avec le temps. Un petit être qui fera partie de nous, de notre histoire, jusqu’à notre dernier souffle. Une empreinte indélébile, à la fois puissante et paisible.
À cet égard, je te dédie ces quelques mots, mon Arrietty, ma chapardeuse préférée. Repose en paix.

Et vous, quelles émotions avez-vous ressenties en jouant à Jusant ? N’hésitez pas à m’en faire part dans les commentaires, je serais ravi d’en discuter avec vous.

Sources

Katherine Isbister, How games move us, Emotion by design, Playful Thinking, 2017

Le symbolisme de la mer et de l’océan :
https://www.jepense.org/symbolisme-de-la-mer/

Le bleu dans l’art :
https://lespritbleu.com/lhistoire-du-bleu-de-la-couleur-au-symbole/

Histoire et symbolique du Bleu :
https://www.nathaliebore-design.com/post/histoire-et-symbolique-du-bleu

La Couleur Jaune : Signification et Symbolisme :
https://www.artinsolite.com/post/la-couleur-jaune-signification-et-symbolisme

Animal d’accordage, y es-tu ? :
https://shs.cairn.info/revue-spirale-2016-1-page-75?lang=fr

Patrimoine Spirituel de l’Humanité : Les citations de Frederic Nietzsche :
https://www.onelittleangel.com/sagesse/citations/saint.asp?mc=88

Faites part de vos réflexions