Jouer sans fin
Rendre en retard un papier sur le temps : saisissez-vous la délicieuse ironie ? Il faut dire que du temps, j’en manque cruellement en ce moment. J’ai des quêtes hebdo à faire, des réputations à farm, un raid à tomber. The War Within, la dernière extension de World of Warcraft vient de sortir et c’est de la bonne. J’en prends au petit dèj, et avant aussi, 5/jour, midi, soir et matin. Après, je vais me coucher.
World of Warcraft, c’est un MMORPG, et par conséquent, du temps, le jeu en prend. Beaucoup. À tel point qu’on a du mal à les découvrir, ces jeux interminables, tant on se dit qu’on n’en finira jamais. Il y a plein d’autres jeux qui sont incroyables et auxquels je ne pourrai pas jouer par manque de temps. Quand je dois conseiller un jeu à un pote, ou à ma grand-mère, avant toute considération de la qualité ludique, je m’assure d’abord de l’absence de toute mécanique de rétention. Un bon jeu, ça devrait être un jeu qui se finit, et qui ne marchandise pas mon attention pour la garder sur lui. Parce que justement, mon attention, je veux qu’elle puisse aller à mes amis, ou à ma grand-mère, et pas à la 65ème upgrade de mon perso légendaire. Le capitalisme prendra toute la place possible pour valoriser, marchandiser, transformer tout en travail et en spéculation financière, y compris notre attention. Autant ne pas lui faciliter la tâche.
World of Warcraft, WoW pour les flemmard~es, se rémunère chaque mois en ponctionnant mon (bien trop) maigre compte en banque. Le tout vilain jeu a donc tout intérêt à ce que j’y reste longtemps, en Azeroth. Il faut que jamais je n’aie terminé ce jeu, que toujours j’aie envie d’y revenir pour décrocher un haut-fait, participer à des tournois de pêche (?!!), ou découvrir le dernier contenu qui sort chaque semaine. Moi, je suis foutu, partez devant, laissez moi derrière, je suis rétentionné au plus haut degré. Mais VOUS, peut-être que vous avez encore une chance d’y réchapper. Laissez-moi y remédier.
WoW est sûrement le vilain de l’histoire, le boss final des dark patterns, le premier de tous. Mais voilà. Il y a un problème, un truc qui coince, qui grippe et qui bloque. WoW, c’est incroyablement bien. Pire : c’est extraordinaire de se laisser glisser dans ses boucles de rétention. Ces boucles, c’est ce qui rend World of Warcraft indépassable, inépuisable. Quand on joue à WoW, on joue avec le temps.
On joue avec le temps passé, qui est toujours là, accessible. Aucun jeu ne parvient à susciter autant la nostalgie et à nous faire jouer avec. Toutes les époques coexistent encore dans ce monde bidécennaire. Le vieux et le neuf se rencontrent sans cesse, on parcourt des paysages qui ont accueilli notre adolescence et dans lesquels on retrouve les traces de nos actions passées. Je prends plaisir à naviguer d’un continent à l’autre : celui qui est tout gelé, c’est celui sur lequel je me baladais après mon premier amour. Cette monture que j’ai gagnée, je l’ai traquée à une époque où les amitiés étaient encore plus fortes que tout. Ce personnage que j’aide a vieilli avec moi. Quand je l’ai rencontré, nous avions tous deux à peine plus de 10 ans. Maintenant, Anduin, comme moi, est un trentenaire fatigué. Ce tombeau… Ce tombeau est celui d’un personnage que j’avais appris à connaître, et j’y retourne de temps en temps, pour me rappeler de ce que c’était qu’avoir un père.
On joue du temps qui passe. Celui-là, qui est censé servir à gagner de l’argent et qui pour une fois n’est qu’oisiveté improductive. Plus on joue, plus on devient puissant, alors c’est un peu équitable. En tout cas, c’est plus équitable que dans un monde où cell~eux qui s’esquinteraient le plus seraient cell~eux qui gagnent le moins. Parce que le jeu nous demande ce temps, il demande qu’on l’arpente, qu’on l’habite. Chaque zone est patinée de mes pensées, j’ai pratiqué des endroits comme on maîtrise un mouvement de danse ou une réplique de théâtre. Je me suis exercé, encore et encore, là-bas, ici, à me sentir chez moi. Je sais reconnaître une zone à sa musique, son ambiance. Pas étonnant qu’il y ait des Geoguesser sur Azeroth. D’un coup d’œil, tous~tes les joueur~euses se retrouvent sur les cartes qu’ils connaissent aussi bien que leurs personnages. Le temps passé devient lui-même une récompense, un moteur ludique. On s’attache à un endroit ou à un personnage, parce qu’il nous a accueillis pendant longtemps.
On joue avec notre quotidien. WoW rythme nos semaines d’événements collectifs, de rendez-vous hebdomadaires. Le mercredi soir, c’est raid, et on se retrouve sur Discord comme autour d’une bière dans un vieux PMU. Chaque semaine, on retrouve des petits rituels qui accompagnent nos vies, une monture à aller chercher, un endroit à visiter, une ressource à collecter. Le but n’est plus de sauver Azeroth de toutes les menaces intergalactiques, mais de donner à sa vie des dimensions esthétiques, affectives et sociales. On habite le quotidien comme une pratique zen. Des gestes sont répétés, et un certain calme s’installe. La tasse de thé est fumante, mon chat sur les genoux : je peux continuer mon parcours dans ce monde que j’habite.
On dit parfois que le jeu libre est un acte sans fin. La dégringolade, la bascule, les tourniboulis, et autres grandes fêtes des sens, sont libres de toute règle ni contrainte. Il n’y a pas de perdant ni de vainqueur, juste la joie d’exister au-delà de toute signification. On est, au milieu d’un monde redécouvert qui se plie à notre imagination. À l’inverse, d’autres jeux nous poussent à gagner ou à perdre, à agir précautionneusement selon des permissions établies, pour plaire à un arbitre ou à une conscience triomphante. Ceux-là, ont une fin.
World of Warcraft est un jeu qui n’a pas de fin. En son sein, coexistent ces deux attitudes qu’il suscite. Jouer sans fin, ça peut être un terrible fardeau quand on joue pour gagner. Mais l’innocence d’une exploration émerveillée de territoires fantastiques, sans cesse renouvelée, et pour toujours et encore, retourner sur ses pas, retrouver des proches et des pays oubliés, tout ça n’a pas de prix.
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Jül