Hégémonie de l’industrie vidéoludique – Partie 1/2

Si vous connaissez l’histoire

Vous savez que

C’est une histoire d’amour

C’est une histoire de famille

C’est une histoire d’amitié

C’est une histoire d’émerveillement

C’est une histoire de sacrifice

C’est une histoire d’aventure

C’est une histoire de courage

C’est une histoire de talent

C’est une histoire d’action

C’est une histoire de célébrations

C’est une histoire de travail d’équipe

C’est une histoire fantastique

C’est une histoire de peur

C’est une histoire de justice

C’est une histoire de légende

C’est une histoire de balles rapides

C’est une histoire d’efforts

C’est une histoire de home runs

C’est une histoire de résistance

C’est une histoire d’âme

C’est une histoire de karma

C’est une histoire de complicité

C’est une histoire d’exploits

C’est une histoire hors de contrôle

C’est une histoire de nostalgie

C’est une histoire de créativité

C’est une histoire d’honneur

C’est une histoire de chaos

C’est une histoire d’exploration

C’est une histoire de rythme

C’est une histoire de compétition

C’est une histoire de détermination

C’est une histoire de vitesse

C’est une histoire de malice

C’est une histoire d’infiltration

C’est une histoire d’intensité

C’est une histoire de liberté

C’est une histoire de connexion

C’est une histoire d’héroïsme

C’est une histoire de joie

C’est une histoire d’entraînement

C’est une histoire de ténacité

Mais c’est surtout votre histoire – à vous

Merci à vous

Pour ces 30 années de jeu

Une PS5, une PS5 Pro, deux Dualsense, un Playstation Portal aux couleurs de la PsOne
Consoles et accessoires pour le trentième anniversaire de Playstation

Sur fond d’images de jeux qui ont fait la notoriété de la marque, voilà le petit poème en prose dont nous gratifiait Sony dans une vidéo du 2 décembre 2024 fêtant les 30 ans de Playstation. Un mois auparavant, l’entreprise proposait déjà toute une gamme de consoles et accessoires aux couleurs de la PSOne – machine de légende ! Mais cela ne s’arrête pas là : et c’est une page entière dédiée à l’événement et aux produits en dérivant qui est mise à disposition.

Ferveur populaire, files d’attente numériques, moments de liesse ! Parfois même emplis de fierté : « J’ai tout pris ! Playstation 5 Pro, manette DualSense et Playstation Portal ! » ; ou de soulagement : « Ouf ! J’ai réussi à avoir au moins une manette ! ». Mais également moments de déception : « Je n’ai rien eu, malgré ma présence en file d’attente depuis l’ouverture » ; et rancœur : « Pourquoi faire une édition limitée et ne pas permettre à tous de participer à la fête ! ». Ce qui me fascine dans ces moments, c’est qu’ils cristallisent et témoignent de quelque chose d’assez profond de notre rapport au jeu vidéo.

Ils sont les symptômes d’une certaine histoire, d’une certaine conception de la nature du médium, et d’investissements émotionnels bien particuliers au cœur du champ de la production et de la consommation vidéoludiques.

Ce qui m’intéresse dans ces moments, c’est cette envie irrépressible de faire partie de la fête. Cette fête qui d’ailleurs était attendue avec impatience, comme nous attendons régulièrement les dates « anniversaires » de certaines séries phares, de certains événements, de certaines marques. Ce sont des grands moments d’emphase où se rencontrent sur un mode affectif ostentatoire industrie et consommateurs. C’est souvent l’occasion d’un drôle de jeu de don et contre-don : on rappelle que sans les joueurs telle série, telle marque n’en serait pas là, etc. Mais c’est toujours pour mieux leur rappeler que sans la marque ou la série en question, ils ne seraient pas là ; du moins pas tels quels, pas comme ça. C’est l’occasion de rappeler que Playstation ou Nintendo ont changé nos vies. Bref, c’est tisser un certain récit.

L’industrie du jeu vidéo

Le jeu vidéo est jeune. Il n’a pas encore 70 ans. Et pourtant, la plupart de ceux qui aujourd’hui jouent ou parlent d’une manière ou d’une autre de jeux vidéo n’en ont pas connu les débuts. La plupart d’entre nous a donc hérité d’un certain état du monde vidéoludique qui s’est cristallisé relativement tôt dans son histoire : l’industrie vidéoludique. Cette cristallisation précoce a exercé et continue d’exercer des effets non-négligeables : chez les créateurs, les joueurs, les journalistes, les influenceurs, les éditorialistes, les politiques et même chez les chercheurs.

Lorsque l’on parle de jeu vidéo, on remarque que pour la plupart celui-ci se confond avec son industrie, c’est-à-dire avec le jeu vidéo commercial. Parler de jeu vidéo, c’est parler d’un ensemble de jeux et de pratiques créatives relativement homogènes. En disant cela, je ne fais d’ailleurs pas de différence fondamentale entre jeux AAA, scène dite « indé » ou même cet espace un peu particulier, en comparaison des deux premiers, des jeux mobiles. Les trois s’inscrivent encore, dans ce que l’on appellera jeu commercial : ceux-ci sont créés en vue d’être vendus à un certain prix afin de produire des bénéfices. C’est cette partie qui attire sur elle toute la lumière, c’est elle dont on parle à longueur de temps. C’est elle dont certains sont fiers d’affirmer qu’elle est aujourd’hui la « première industrie culturelle au monde ». Tout le jeu vidéo non-commercial est gentiment effacé, mis de côté, ignoré. A l’intérieur même du monde vidéoludique constitué de l’ensemble des agents gravitant d’une façon ou d’une autre autour du jeu vidéo, c’est l’indifférence qui règne. C’est finalement une extrême minorité qui a un œil sur ce qui peut bien se passer derrière l’industrie, ou plutôt à ses marges. À titre personnel, je ne me considère pas comme faisant partie de cette minorité.

Artwork de Hotline Miami
Hotline Miami : industrie ou pas industrie ?

Je voudrais revenir donc sur la manière dont le monde du jeu vidéo a pris la forme qu’il a actuellement et du même coup sur la façon dont s’est façonné la croyance (et les pratiques concomitantes) d’une industrie seule productrice et seul véritable acteur du jeu vidéo.

L’industrie du jeu vidéo n’existe pas

Dans son ouvrage, The Videogame Industry Does Not Exist, Brendan Keogh prend pour objet privilégié la production vidéoludique en Australie. Son travail part d’un ensemble de discussions avec divers acteurs de ce milieu. Il remarque rapidement que les réponses à la question « Êtes-vous un créateur de jeux vidéo ? » sont bien souvent complexes. Peu de personnes interrogées se reconnaissent comme de véritables acteurs du monde vidéoludique. Et en effet, la scène australienne présente quelques particularités qui en font un espace d’étude particulièrement intéressant. Du fait de son isolement géographique, l’Australie n’est pas un territoire qui s’est trouvé particulièrement investi par les grands studios de développement de jeux. Mais surtout, la crise financière mondiale qui s’est ouverte en 2008 a eu des effets de grande importance pour la création vidéoludique australienne. Ce ne sont pas moins des deux tiers des métiers de la production de jeux vidéo qui ont alors disparu. Par conséquent, le début des années 2010 voit se jouer une reconfiguration de l’espace de la production vidéoludique australienne : un espace de production bien plus informel que celui que nous concevons généralement lorsque nous parlons de jeux vidéo. Les acteurs y sont le plus souvent à cheval entre divers domaines, les studios sont le plus souvent de taille réduite, etc.

Couverture du livre "The videogame industry does not exist" de Brendan Keogh

C’est ce spectacle qui oblige Keogh à un changement de perspective : l’industrie (ou une industrie plutôt) vidéoludique y est en contact et en relation permanente, ouverte et essentielle avec ce qui n’en relève pas. Comme partout, mais de façon ici particulièrement manifeste, le terme d’industrie se révèle trop étroit pour rendre raison du champ de la production vidéoludique. C’est justement ce terme de champ, emprunté à Bourdieu, que Keogh va préférer à celui d’industrie pour décrire la réalité du monde de la production vidéoludique.

Le terme d’industrie pose un ensemble de problèmes centraux : il cristallise et fétichise une formation historique de la production, de la circulation et de la consommation et la pose comme idéal-typique. Son caractère soi-disant unifié est également trompeur : à l’intérieur même de ce que l’on appelle l’industrie, on retrouve en réalité des façons de produire diversifiés et des rapports différents à la production. En bref, le terme d’industrie ou du moins la focale posée dessus est problématique parce qu’elle joue un rôle de paravent sur tout un ensemble du champ vidéoludique. En tendant à normaliser cette forme historique de la production, les discours sur « l’industrie » tendent à effacer la complexité des relations à l’intérieur du champ.

À ce titre, même une utilisation critique du terme, à la manière de ce que proposaient dès le milieu du XXe siècle Adorno et Horkheimer, pose des problèmes. En essentialisant, d’une certaine façon, ce qu’ils appellent l’industrie culturelle, ils se trouvent incapables de penser les rapports de cette industrie avec ce qui n’est pas elle et de donner une positivité, une agentivité véritable aux acteurs extérieurs à cette industrie, notamment dans la façon dont leurs pratiques participent à remodeler l’industrie elle-même. Les rapports de pouvoir et les jeux de position complexes sont effacés au profit d’une opposition entre industrie culturelle et culture populaire incapable de rendre compte des positions mouvantes et ambiguës des agents dans le champ. Un même individu peut à la fois travailler dans l’industrie le jour, voire dans une grande entreprise, et la nuit avoir des activités dans ce même champ qui excèdent très largement ce cadre.

Bourdieu et le concept de champ

Je vais faire ici quelques petits rappels sur le sens de ce terme chez Bourdieu. Mes remarques, nécessairement lacunaires, se limiteront à ce dont nous avons ici besoin.

Bourdieu façon thuf life

Héritier hétérodoxe de Marx et de Mauss, Bourdieu place au centre de sa sociologie le concept d’échange. Si les travaux du premier permettent de comprendre les échanges économiques, ils laissent en revanche dans l’ombre d’autres formes de ceux-ci ainsi que de capital (culturel, social, symbolique, etc.). Pour le dire simplement, la position d’un individu dans le champ social en général, ou plus spécifiquement dans tel ou tel champ dépend certes de son capital économique, mais également d’autres facteurs comme ses ressources culturelles, ses relations (leur nombre et qualité) ainsi que de la reconnaissance de ces capitaux par d’autres individus à l’intérieur d’un champ donné. Ces divers types de capitaux peuvent ou non (et plus ou moins directement) être convertibles en capitaux économiques. Cela dépend de la configuration du champ considéré et de sa place dans le champ global des relations sociales.

Tout champ culturel est un espace plus ou moins autonome de relations sociales où les acteurs se trouvent en compétition les uns avec les autres. Le cœur de cette compétition porte fondamentalement sur la nature même du champ : chaque producteur prétend – avec ou sans succès – à la légitimité de sa production. Ce qui signifie que chaque agent porte avec lui une certaine conception de ce que devrait être ce champ. Dès lors, dans un état donné du champ, on distingue entre des formes légitimes ou hégémoniques de production et d’autres : non-légitimes, marginales. Moi-même, lorsque j’écris ce papier, j’occupe une certaine place, certes négligeable prise individuellement, dans le champ de la production vidéoludique ; une place porteuse d’une certaine idée de ce que devrait être ce champ et portée par mon activité elle-même.

Enfin, un champ est plus ou moins autonome dans la société. Plus son autonomie est grande, plus les critères de légitimation à l’intérieur de celui-ci seront indépendants de ceux d’autres champs adjacents ou de l’ensemble de la société. Les critères intérieurs confinent à la reconnaissance par les membres de ce champ même ; les critères extérieurs de succès seront par exemple, le nombre de ventes, d’entrées, reconnaissances et titres extérieurs, etc. Une autonomie totale d’un champ signifierait son indépendance intégrale par rapport aux lois du marché ; à l’inverse, sa totale hétéronomie signerait la disparition du champ en question en tant que tel. L’autonomie plus ou moins grande du champ est donc elle-même un enjeu intérieur au champ considéré.

Précisons qu’un champ est une réalité dynamique et conflictuelle. Dynamique car conflictuelle. Où les positions de chacun sont relatives à l’état du champ à un moment T.

Pour revenir au travail de Keogh, on dira alors que le champ de la production vidéoludique est « un lieu de lutte où ce qui est en jeu, c’est le pouvoir d’imposer la définition dominante de ce qu’est un créateur de jeu vidéo et de délimiter la population de ceux autorisés à prendre part à la lutte pour définir le producteur de jeu vidéo légitime ». Keogh remarque que le champ de la production vidéoludique se trouve dans un état en apparence paradoxal : la valeur culturelle de ses productions est plus ou moins reconnue, mais le caractère proprement culturel de ses méthodes de production n’est lui pas ou peu reconnu. Pour le dire simplement : la plupart des individus (même à l’intérieur de ce champ !) ont tendance à réduire la production vidéoludique à son industrie.

La thèse générale de Keogh dans son ouvrage et qui doit expliquer cet état de fait est la suivante : ce qu’on appelle l’industrie vidéoludique assure sa domination sur le champ de la production vidéoludique en exploitant celui-ci tout en invisibilisant son existence.

Dernier point conceptuel et ajout de Keogh qu’il emprunte à Roman Lobato et Julian Thomas (The Informal Media Economy) : la distinction entre activités culturelles formelle et informelle. Ce qui l’intéresse dans ce couple conceptuel, c’est la capacité à rendre raison des mutations intérieures d’un champ culturel donné par la réintégration de pratiques nées de la partie non-intégrée au circuit économique de celui-ci (informelle), par la partie intégrée et dominante (formelle). Lobato et Thomas prennent l’exemple des transformations de l’industrie musicale lors du développement d’internet. Avec l’apparition des fichiers MP3 et la possibilité de les échanger sur le net, on voit apparaître une façon nouvelle, informelle – non-économiquement intégrée – de consommer et de distribuer de la musique. La stratégie d’Apple avec iTunes et l’iPod va consister à réintégrer ces pratiques dans le giron de pratiques commerciales.

Le champ de la production vidéoludique a connu de tels moments de formalisation importants – c’est sur ceux-ci que nous souhaitons désormais nous arrêter.

Première formalisation du champ de la production vidéoludique : le moment Atari

Le jeu vidéo tel que nous le connaissons naît à la charnière des années 50 et 60. Beaucoup s’accordent à faire de Spacewar!, développé par des étudiants du MIT sur PDP-1, le premier véritable jeu vidéo. On est alors en 1962. Le PDP-1 est une machine qui sera produite à 53 exemplaires et principalement utilisée dans les universités américaines. Chaque unité coûte alors 120 000 dollars (ce qui représenterait aujourd’hui environ 1,2 millions de dollars). Pour le dire en quelques mots, c’est la recherche militaire américaine qui pourvoit les universités en matériel de ce type. Le but est de voir de jeunes gens se former et expérimenter sur ces machines nouvelles afin d’en découvrir les potentialités. C’est la raison pour laquelle les étudiants amenés à manipuler ces ordinateurs disposent d’ailleurs de grandes libertés : ils doivent être des explorateurs des virtualités de l’informatique naissante.  Spacewar! est alors un objet inédit, fruit de la culture hacker qui naît à l’époque dans les couloirs de quelques universités américaines. Quand on parle de culture hacker, en particulier pour cette époque, on parle principalement d’une recherche de l’efficacité du code dans un cadre de mise en commun et d’émulation réciproque des acteurs. Il faut bien comprendre que Spacewar! est une production subversive.

Sur la gauche de l'écran : Dan Edward (gauche) et Peter Samson (droite) jouant à Spacewar!
Sur la droite : une écran avec le jeu Spacewar! qui tourne dessus.
Dan Edward (gauche) et Peter Samson (droite) jouant à Spacewar!

Tout au long de la décennie, le jeu va être amélioré, va circuler entre les universités américaines, et connaître des adaptations (et donc reprogrammations) sur diverses machines. Enfin, à partir de 1970, il transitera par l’ARPANET (premier réseau d’échange de paquets de la recherche militaire américaine et ancêtre d’internet) – redoublement de la subversion !

S’il est commun de reconnaître aujourd’hui Spacewar! comme le premier jeu vidéo de l’histoire, on insiste trop peu sur sa nature même. Spacewar! n’est pas qu’un produit culturel, c’est pendant dix ans de la culture vivante. Oui, il y a le jeu originel de Steve Russel, mais pendant dix ans, Spacewar! c’est aussi une pratique : on le reprogramme sur d’autres machines, on lui ajoute des fonctionnalités, on repense son code, et partage de nouveau. Si bien que Spacewar! est alors fondamentalement un objet culturel ouvert. Cela, il le doit à la nature même du champ qui l’a vu naître.

Une fois que l’on a précisé tout cela, on ne sera pas étonné d’apprendre qu’à la fin de la décennie, les étudiants qui y jouent sont pour la plupart opposés à la guerre au Vietnam, à Nixon, au monde du travail américain. Spacewar! est alors une pièce d’un puzzle qui fait de l’informatique universitaire un lieu contestataire, alors qu’en même temps, l’armée américaine déploie ses efforts pour intégrer toujours davantage ces technologies naissantes au champ de bataille : Operation Igloo White, bombardement contrôlé à distance du B-52…

Le jeu vidéo naît dans le champ de la recherche militaro-industrielle ; mais il constitue alors une pratique hautement informelle. Il détourne les outils de la guerre pour faire… du jeu et de la contestation sociale.

Toute la question est alors : comment est capturé cet objet naissant et la culture qui l’entoure pour en faire un objet économiquement rentable. Mais au-delà même du seul jeu vidéo, ce qui va se jouer de la fin des années 60 aux années 80, c’est bien la capture et le retournement de la culture hacker, pour la transformer en ce qu’on pourra appeler culture de la tech. C’est transformer une culture, un ensemble de pratiques contestataires en un champ économiquement intégré, fructueux et même de premier ordre. Des figures comme Bill Gates joueront évidemment un rôle de premier ordre dans ce processus. Mais nous ne nous intéresserons ici qu’au jeu vidéo et à son devenir marchandise. Une entreprise joue ici un rôle central : Atari.

Documentation commerciale pour la borne d'arcade Computer Space.
A gauche, une borne Computer Space.
A droite, une femme en robe blanche.
Documentation commerciale pour la borne d’arcade Computer Space

Nolan Bushnell, avec Ted Dabney, travaille d’abord à développer une version de Spacewar! jouable sur ce qui allait devenir une borne arcade. C’est ainsi que naît Computer Space, revendu à Nutting Associates à la fin de l’année 1971. Dans la foulée, au début de l’année 1972, Bushnell fonde Atari. La réalité c’est que Computer Space est un échec. Au fond, l’expérience proposée par Spacewar! n’est pas adaptée à l’arcade qui se joue debout, dans des lieux publics et où l’essentiel est de faire remettre une pièce dans la machine aux consommateurs.

Mais en 1972, Bushnell a l’occasion de voir une démonstration de la Magnavox Odyssey. Première console de salon, celle-ci se branche sur le téléviseur et permet de jouer à des jeux sur cartouche (elle sera commercialisée de 1972 à 1974). La spécificité de l’Odyssey tient dans le fait que la programmation est faite directement en dur sur les cartouches (au niveau hardware donc et non software), raison pour laquelle on ne la considère pas toujours pleinement comme la première console de salon. Elle est aussi une première tentative commerciale pour le jeu vidéo, mais c’est Atari qui véritablement va lancer la machine. Si je ne le fais pas ici, il serait évidemment important de s’arrêter aussi sur les échecs de la marchandisation du jeu vidéo. Cela éviterait une lecture par trop téléologique et surtout cela permettrait de voir que ce n’est pas sans frictions que s’est produit cette transformation. Plusieurs travaux dont celui de Mathieu Triclot insistent davantage sur ce point. Malgré tout, j’y reviens ensuite de façon quelque peu indirecte.

L’Odyssey de Magnavox dispose d’un jeu de tennis, proche du Tennis for two de 1958. Pour Bushnell c’est une révélation. Il charge alors Allan Alcorn de développer Pong qui va devenir le premier grand succès de l’arcade. Magnavox intentera un procès à Atari, mais remarquons qu’Alcorn ajoute deux nouveautés géniales au concept préexistant : la raquette est divisée en sept zones qui renvoient chacune la balle selon un angle différent ; l’accélération progressive de la balle. Plus l’échange s’éternise, plus la balle va vite, plus il est difficile de réussir à la renvoyer jusqu’à ce que cela devienne impossible. Bref, les parties ne peuvent plus durer indéfiniment, le temps de jeu est intrinsèquement limité par ses mécaniques. Et surtout, la partie s’arrête à chaque fois au moment où l’intensité est la plus haute. Ces deux points sont cruciaux pour le projet de Bushnell : ils font parfaitement coïncider les mécaniques de jeu avec un modèle économique. La partie terminée abruptement, le joueur n’a alors qu’une envie : remettre une pièce dans la borne. Par rapport à Spacewar!, Pong est un jeu beaucoup plus simple dans ses mécaniques. Les possibilités se limitent à un déplacement vertical bidirectionnel. Quand Pong se lance, on comprend immédiatement ce que l’on doit et peut faire. Au fond, l’ensemble de l’arcade n’est qu’un ensemble de variations autour des principes inventés par Pong.

Le jeu Pong développé par Allan Alcorn

Mais le tour de force de Bushnell tient également à sa gestion d’Atari. Pour attirer à lui les anciens étudiants plutôt critiques de la société américaine et du monde du travail, il met au cœur de sa société une philosophie de travail bien spécifique. Peu de bureaucratie, petites équipes de développement qui travaillent sur des jeux qu’elles souhaitent développer et qui se voient récompensées pour leurs succès, alcool et drogue à foison. Atari promet le « play-as-work ». La tentative de Bushnell est audacieuse, mais fructueuse (du moins pour un temps) : réaliser l’hybridation de la contre-culture et du capitalisme corporatiste.

En 1975 Atari développe la Video Computer System (ou VCS, plus tard rebaptisée Atari 2600). Afin de pouvoir déployer la console sur le marché, la marque a besoin de liquidités. Bushnell décide donc de vendre Atari à Warner Communications pour 28 millions de dollars en 1976. La situation se tend dans l’entreprise : Warner Communications veut discipliner les équipes et le travail alors que les développeurs sont habitués depuis longtemps à des méthodes plus anarchiques. Bushnell est mis de côté, la production est radicalement réorientée vers la recherche accrue et rationalisée de rentabilité. Atari va alors mener une politique d’invisibilisation des développeurs et cesser de les rémunérer en fonction du succès des jeux. C’est ce qui occasionnera d’ailleurs la naissance du premier easter egg de l’histoire du médium dans Adventure de Warren Robinett. Beaucoup de membres des équipes démissionnent pour former leurs propres studios de développement. Le plus connu d’entre eux sera Activision qui sortira des jeux pour console Atari. Le geste n’est pas anodin puisqu’alors la firme de Bushnell ne fait de bénéfices que sur le software. La naissance d’Activision signe celle des développeurs/éditeurs tiers (qui ne sont pas les constructeurs de console). Ces derniers viennent rapidement inonder le marché. Ce qui aboutira à la crise bien connue de 1983 dont le fameux E.T. d’Atari demeure aujourd’hui encore le triste porte-étendard.

Atari VCS, plus tard renommée Atari 2600 ici avec son joystick.
Atari VCS, plus tard renommée Atari 2600

Ce petit point d’histoire est crucial pour ce qui nous intéresse. Nous avons tout d’abord vu que le jeu vidéo était né comme une excroissance subversive de la recherche militaro-industrielle. La culture hacker d’alors se trouve à la croisée de la recherche de l’ingéniosité, de la mise en commun, de la critique du travail en entreprise et de l’opposition à la guerre. Le jeu vidéo naît donc à l’intérieur d’un autre champ de la production sociale et comme fruit d’une activité informelle au sein de celui-ci.

Ce qui se joue autour d’Atari est donc central. L’entreprise de Bushnell joue un double rôle. Tout d’abord, elle participe à sortir le jeu vidéo de cet espace confiné qu’est l’université américaine. Elle joue donc un rôle de premier plan dans l’apparition et le développement du champ de la production vidéoludique. Le jeu vidéo se déracine, il devient à proprement parler équivoque. Dès lors, le jeu vidéo se dit en plusieurs sens – pour pasticher Aristote. C’est justement parce qu’il peut désormais se dire en plusieurs sens qu’apparaît un champ de la production vidéoludique à proprement parler.

Mais ce déplacement se fait sur le mode de la capture, pour reprendre cette fois-ci le vocabulaire de Deleuze et Guattari. La machine vidéoludique est capturée et mise au service de l’entreprise capitaliste. C’est un détournement des flux de production. Que certains produisent des jeux, cela devient l’occasion pour d’autres de faire du profit, d’extorquer de la plus-value et de consolider une position dans ce champ nouvellement né. A ce titre, le rachat d’Atari dès 1976 par Warner Communications n’est pas anodin. Il signe un niveau de captation et de détournement des flux de production plus élevé encore (vers une entreprise de divertissement global), mais également le placement de l’industrie vidéoludique sous la dépendance directe d’entreprises plus grandes. Elle se voit assignée à une place déterminée et alors subordonnée : elle devient une branche de l’industrie culturelle de divertissement. La machine vidéoludique se voit directement branchée aux mamelles de la circulation et de la production du capital.

En somme, la première fois que le jeu vidéo se dévoile au monde, la première fois qu’il sort véritablement des tréfonds des départements informatiques de l’université américaine, la première fois qu’il se diffuse au-delà des cercles fermés de ceux qui le développent, c’est sur le mode de la marchandise – ce qui a impliqué une transformation dans le type même de jeux produits. Pionnier de l’arcade, puis de la console de salon grand public sur laquelle il espère pendant un temps garder le monopole de la production de jeux, Atari aurait pu affirmer – de façon certes mensongère, mais sans doute alors incontestée : « le jeu vidéo c’est moi ». Il faut cependant bien marquer deux moments distincts ici : l’Atari de Bushnell relève d’une hybridation qui d’une drôle de façon subvertit en partie la structure de l’entreprise par la capture d’un corps étranger. Puis, dans un second temps, on voit la mise au pas des forces productives par une deuxième capture : celle d’Atari par une grande entreprise du divertissement. Concrètement cela va se manifester dans une politique d’invisibilisation et de précarisation des créateurs, ainsi que par la disciplinarisation des corps au travers d’une réorganisation rationalisée du travail. Seul doit rester le nom de l’entreprise : Atari – « succès » en japonais.

Logo Atari de1972

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