Final Fantasy VII Rebirth, un voyage au cœur du déni
Prendre son sac et partir vers l’inconnu, c’est se découvrir soi-même. En allant vers de nouveaux horizons, nous laissons les affres du quotidien derrière nous. De cette façon, nous nous mettons à l’épreuve, car une succession de situations inédites vont se mettre sur notre route, confrontant ainsi toutes les certitudes que nous pensions avoir. Montaigne faisait l’éloge du voyage, qu’il considérait comme un exercice profitable, car l’âme y est plongée dans une excitation continue qui attise notre curiosité. Il y aura toujours un moment qui nous fera découvrir une nouvelle facette de notre personnalité. Une situation, une conversation, le simple fait de contempler un paysage atypique. Les plus beaux moments vécus sur la route sont souvent les plus simples et les plus authentiques.
Rebirth nous libère des couloirs sinueux et inquiétants de Midgar, la mégalopole décadente sur laquelle se focalisait Remake. C’est une ouverture sur les vastes contrées de Gaïa, la planète servant de théâtre aux événements de l’univers étendu de Final Fantasy VII. À l’instar des événements post-Midgar du premier disque de l’aventure de 1997, le projet porté par Naoki Hamaguchi reprend cette idée du voyage. Rebirth est un moment suspendu dans le temps, au cours duquel l’intrigue principale autour de Sephiroth ne progresse pas beaucoup. L’important est de suivre ce groupe hétéroclite sur la route. Avec eux, nous découvrons les us et coutumes de régions différentes, toutes plus ou moins marquées par la chute de cette lointaine République face à l’ogre corporatiste qu’incarne la Shinra. Nous plongeons avec eux au cœur de leurs joies et de leurs doutes. Nous les voyons s’émerveiller et s’interroger pour mieux comprendre cet astre qu’il foule de leurs pas vacillants, mais néanmoins déterminés. C’est un périple initiatique au cours duquel chacun en apprend un peu plus sur lui et ses camarades. Le sérieux et l’allégresse se succèdent avec une élégance peu commune.
Malgré la beauté du voyage, il y a un revers de la médaille. Pour peu que nous n’y prenions pas garde, cette aventure, primordiale à l’accomplissement du soi, peut aussi devenir une longue fuite en avant. À l’image d’un Tristan Ludlow dans Légendes d’Automne qui fuit son Montana natal à la découverte du monde, car dans l’incapacité de surmonter son deuil et sa culpabilité. Il est aisé d’oublier de traiter nos problèmes à la racine, ce qui fait que l’on se retrouve parfois dans une vaine démarche pour y échapper, espérant que les solutions s’imposeront d’elles-mêmes. Au fond, peut-être fuyons-nous tous quelque chose sur la route, comme l’anodin ennui du quotidien. La fuite est latente, toujours en arrière-plan, accompagnant un besoin de liberté, de recherche de l’intime, de l’amour de la nature et des rencontres d’autres cultures.
Un cocktail d’émotions. Un road trip funambulesque qui donne parfois l’impression de voir ce qu’un Final Fantasy XV développé dans de bonnes conditions aurait pu donner. Jouer à Rebirth, c’est faire l’expérience d’une ode au voyage. Le monde s’offre à notre jeune groupe prêt à l’arpenter avec joie, malgré les grognements ponctuels de Barret ou les moues faussement froides de Cloud face à une potentielle source d’amusement. C’est une aventure de temps long qui vient nous cueillir lorsque nous prenons le temps de contempler le chemin parcouru et que nous nous remémorons les souvenirs de tout ce que nous avons fait sur la route. Les joies et les peines s’accumulent alors que nous voguons au gré du vent sur cette planète à l’agonie, malgré une apparente vitalité. Ne dit-on pas que le poisson qui étouffe sur la berge, remue plus que celui qui est dans l’eau ? Au milieu de tout cela, la figure de Cloud Strife est plus que jamais centrale. Il est évidemment le protagoniste majeur de toute la saga VII, mais il cristallise cette notion de déni portée par Rebirth. Son trouble de la personnalité permet à cette aventure aux tons multiples de ne jamais perdre en équilibre. Il est le héros froid et cool qui ouvre la marche pour traquer Sephiroth, autant qu’il est le guerrier sanguinaire que l’enfant jovial prêt à suivre Aerith et Tifa dans leur effervescence estivale. Ce voyage est une occasion pour lui de tenter de reconstituer sa psyché morcelée, sous les yeux impuissants de ses camarades alors qu’il s’enfonce dans une folie inéluctable.
Je pense que Cloud est vraiment faible. Parfois, je me demande même comment il peut être aussi faible. D’un autre côté, c’est ce qui le rend humain. C’est un héros, mais je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de héros aussi faibles et tangibles que lui.
Tetsuya Nomura
Nous vous recommandons de finir Final Fantasy VII Rebirth avant de poursuivre votre lecture.
La rédaction de Point’n Think
La dichotomie d’un voyage bucolique
Nous voilà quatre ans après les péripéties au cœur de l’enfer citadin corporatiste de Midgar. Quand on se lance dans Rebirth, c’est comme si nous n’avions jamais quitté cet univers. Nous retrouvons ces cinq personnages à l’endroit où nous les avions laissés à la fin d’Intergrade, alors que la somptueuse ville de Kalm se dessinait à l’horizon, aux confins des terres mortes provoquées par le drainage incessant de la vaniteuse Shinra. Après un début pour le moins énigmatique, suivi du récit du passé commun entre Cloud et Sephiroth, nous voilà lâché dans cette petite bourgade aux inspirations germaniques, légèrement mâtinée de steampunk par le biais de ces grosses canalisations qui rappellent que le spectre de la cité monstre du précédent opus n’est pas si éloigné. C’est une première occasion pour le joueur de flâner, afin de reprendre peu à peu ses marques avec les contrôles et les différents systèmes d’évolution de compétences habilement intégrés dans la diégèse de l’œuvre via les librairies Maghnata, ainsi que de découvrir les plaisirs de s’asseoir à la table d’un café pour s’adonner à une partie endiablée de Queen’s Blood. S’ensuit alors quelques dialogues intimistes avec nos camarades, dont un touchant petit échange avec Aerith en haut du clocher de la ville, avant que la réalité de notre statut de fugitifs ne nous rattrape. Il est l’heure de fuir et de plonger tête la première vers les vastes étendues de cette immense planète.
Tels nos héros après l’ouverture de cette gigantesque porte qui se dresse comme une frontière entre les terres arides de Midgar et le reste de la planète, nous voilà ébahis devant la verte prairie de Kalm où la végétation s’intensifie au fur et à mesure que nous avançons. Pour la première fois depuis 2020, le joueur peut constater que le monde de Gaïa n’est pas fait que de bâtiments, de tuyauteries suffocantes et de terres desséchées. Au contraire, il s’agit d’une planète resplendissante et magnifique parcourue par d’innombrables formes de vie qui semblent si éloignées des vicissitudes des hommes. Malheureusement, comme le souligne RED XIII face à l’émerveillement de la jeune fleuriste qui découvre le monde extérieur pour la première fois, cette vitalité n’est qu’un apparat pour cacher la lente mort qui la gangrène. C’est une habile manière de rappeler l’épée de Damoclès qui s’agite dangereusement au-dessus de nos têtes. La balade sera belle, mais attention à ne pas perdre de vue ce qui a poussé notre bande de joyeux drilles à prendre la route.
Rebirth est une balade qui arrive à camoufler son caractère profondément anxiogène grâce à sa façon de jouer avec l’émerveillement et l’excitation du joueur. Nous n’avons pas là une aventure épique effrénée, mais bien une expérience qui encourage les détours pour apprivoiser ce monde sauvage et nos camarades. Le jeu met un point d’honneur à varier le rythme de sa progression en nous proposant de grands moments de liberté suivis de passages plus cadenassés et dirigistes. Il n’est pas évident au premier abord de se laisser embarquer par le projet de Naoki Hamaguchi qui semble si académique. Il faut attendre la deuxième zone ouverte pour comprendre que l’expérience qui nous est proposée repose sur un effet de surprise permanent. La traque de Sephiroth est primordiale pour le sort de l’humanité, et pourtant, nous prenons plaisir à vagabonder le long des prairies ou au travers des canyons qui s’étendent à perte de vue. Le lien entre Cloud et l’antagoniste se veut tellement palpable, qu’il apparaît comme une évidence que ce dernier ne bougera pas ses pions sur son échiquier machiavélique tant que nous ne lui emboîterons pas le pas. Alors, pourquoi ne pas prendre tout simplement le temps de faire corps avec cette nature et ceux qui la composent ?
Nous avons là un jeu du réel, pas par le biais de son univers, mais par celui des thématiques qu’il soulève et de son ancrage profond dans les petites choses du quotidien, comme en atteste cette banale cueillette de champignons pour préparer un plat chaleureux pour ces deux parents qui attendent désespérément le retour de ce fils disparu. Entre deux parties de cartes ou de tirs au pigeon à Costal Del Sol, il y a ces instants anodins qui permettent de se livrer à de longs moments d’introspection et de contemplation. Nous retrouvons, ici, un rapport à l’imagerie estivale qui n’est pas sans évoquer L’Été de Kikujiro. Dans les deux œuvres, nous ouvrons une parenthèse enchantée et rurale loin de la claustrophobie des grandes villes. Il y a ce même souci de prolonger le plaisir en chassant toutes les pensées tristes par le rire et la joie. À l’image du film de Kitano, Rebirth arbore une façade bourrée d’un humour oscillant entre absurde, bon enfant et tendre. C’est un humour à la fois très japonais et universel, évoquant parfois autant les récits de d’Akira Toriyama que de Tsukasa Hōjō, qui rythme un long périple teinté de mélancolie. Un road-game déluré. Un conte initiatique aux allures d’odyssée où les personnages ont à apprendre les uns des autres. Rebirth, c’est une promenade ou se mêle la poésie des coups de latte et la poésie des fleurs.
Si le monde de Rebirth est magnifique et donne l’impression d’être une fête permanente gorgée de mini-jeux en tout genre, comme un Disneyland sans clôture, il est pourtant d’une profonde tristesse. Je repense notamment à ce moment où je me suis posé plusieurs minutes près de la cabane du charron de la région de Junon. Au loin, se dressait l’imposante forteresse militaire de la Shinra, plongeant l’ensemble de la zone sous son ombre impérialiste. De l’ancienne République, il ne restait plus que des ruines laissées à l’abandon au milieu des cratères d’obus pour le plaisir de nos yeux tristes. Toute une histoire nous est alors racontée sans le moindre mot. La puissance évocatrice de cette narration environnementale permet de conserver en filigrane l’âpreté de l’aventure. Il fut un temps où Gaïa n’était pas qu’une terre sous le joug d’un monstre énergivore et vaniteux. Ainsi, pour ne pas oublier ce lointain passé glorieux, cette image fantasmagorique, qui permet d’entrevoir la possibilité d’une vie sans l’usage de l’énergie Mako, nous prenons avec plaisir les chemins de traverse pour tendre la main au tout-venant et s’immerger dans la lutte prolétarienne si cher à l’ensemble de l’univers de Final Fantasy VII.
C’est une longue fête initiatique qui passe sans cesse du rire aux larmes, pour mieux nous faire adhérer à cette amitié qui se construit entre ces bonnes âmes qui tentent de porter le sacerdoce de leur mission, quitte à parfois donner l’impression de l’oublier en se réfugiant dans des plaisirs fugaces. Comme si la peur de l’inéluctable les poussait à se réfugier dans une insouciance d’apparat. Au fond, cette pluralité des tons, parfois déstabilisante, trouve un certain écho auprès de certains personnages. Il y a bien sûr Aerith, qui incarne tour à tour cette naïveté urbaine face à la découverte des merveilles rurales, et à la fois cette sauveuse de la planète dépossédée de ses souvenirs d’un futur antérieur, mais il y a surtout Cloud, dont le morcellement identitaire sied parfaitement à l’œuvre. Il y a quelque chose de touchant quand le supposé Ex-SOLDAT met de côté cette dureté qui ne lui appartient pas pour laisser ressurgir cet enfant jovial et joueur. Ainsi, contribuer à cette reconstruction d’une société parallèle à l’ordre établi témoigne de l’importance du souvenir, car sans l’acceptation du passé, il est impossible de trouver son chemin dans l’obscurité.
À la mémoire de nos souvenirs envolés
Ce n’est pas la première fois que vous devez le lire, mais Final Fantasy VII parle avant tout d’identité et de comment elle se forme au travers de nos souvenirs et des liens que nous tissons avec les autres. Rebirth le comprend très bien en nous impliquant dans le quotidien des laissés-pour-compte de la mondialisation. En entretenant le souvenir de ceux qui se sont dressés contre la Shinra, le monde pour lequel ils se sont battus continue de subsister par traces où il le peut. Plus important encore, cela permet à tous les membres d’Avalanche de se découvrir soi-même, ou de se reconnecter avec les raisons qui les ont poussé à prendre les armes. La culpabilité et le poids du passé peuvent malheureusement amener à perdre de vue le pourquoi de notre comment.
Parfois considéré, à tort, comme un simple personnage à vocation humoristique à cause de son côté théâtral, Barret incarne le cœur de la morale écologique du récit de Nojima. Il est le leader d’Avalanche, celui qui se bat pour que la génération de sa fille puisse vivre dans une société en harmonie avec la planète, mais pas seulement. Rebirth apporte une couche de développement un peu plus épaisse au leader révolutionnaire de Remake. L’enfant de Corel, qui a poussé pour que son village natal abandonne le travail traditionnel du charbon pour bénéficier des « bienfaits » énergétiques d’un réacteur Mako, est une magnifique représentation du héros ouvrier en quête de rédemption. Sa vanité passée a indirectement amené l’endroit où il a grandi à être consumé par les flammes du Capital. Ceci nous amène à réfléchir sur les dangers qui entourent l’abandon des traditions pour toujours plus de modernité et de confort facile. La force de Barret vient de la colère qu’il porte à son encontre pour avoir cru aux fables d’une vie facile et prospère. Ainsi, quand il exprime une haine quasi-hystérique à l’égard de la corporation contre laquelle il se bat, il faut surtout y voir une pénitence qui repose en partie sur les brimades des survivants de Corel à son encontre, qui le décrivent comme un social-traître. Sa révolte résonne comme une volonté d’essayer de se pardonner soi-même. C’est pour cette raison qu’il ne posera jamais les armes tant que la Shinra continuera à agir, quand bien même il pourrait rester avec sa fille Marlène. Son face-à-face avec Dyne entérine son profond sentiment de culpabilité. Pour toutes les âmes qui ont péri à cause de sa naïveté, il est condamné à rester sur le champ de bataille et à survivre pour continuer de porter sa croix. Pour cette raison, et non pas seulement à cause de son âge, Barret incarne une forme de figure parentale consolidée par sa relation avec Marlène. De tous, il est le seul à savoir ce qu’implique de porter un être fragile en construction.
Vis Barret, et soufre à ma place.
Dyne, chapitre 8 de FF VII Rebirth
Pour d’autres, il est beaucoup plus difficile de porter les traumatismes du passé. Tifa, attirée dans la lutte écologique par l’ancien mineur de Corel, est plus timorée. Le doute l’accompagne à chaque instant. Elle a eu beaucoup de mal à se sentir chez elle à Midgar lors de son arrivée quelques mois après que Nibelheim, son village natal, ait été détruit par Sephiroth. Sa rencontre avec Jessie permit de rendre son quotidien plus facile grâce à cette grande sœur de substitution. Si cette amitié ne fut pas suffisante pour mettre un terme au conflit intérieur qui la consumait, entre son envie de sauver la planète et ses inquiétudes quant aux méthodes radicales de Barret, le retour de Cloud dans sa vie est le déclencheur de sa plus grande implication dans la lutte contre la Shinra. Son ami d’enfance surgit tel un fantôme après plusieurs années d’absence, embarquant avec lui son lot de questions dans son sillage. Qu’a t’il fait pendant tout ce temps ? Pourquoi est-il si différent malgré quelques résurgences de l’enfant qu’elle a connu ? Le fait qu’il sache des choses dont il ne devrait pas être au courant est la petite cerise sur le gâteau dans ce cocktail nostalgique qui explose au visage de Tifa. Elle va donc l’inciter à rester auprès d’elle. Après tant de pertes, elle ne peut pas risquer de perdre le petit garçon dont elle était amoureuse jadis, si l’on en croit Traces of two past, la dernière nouvelle de Kazushige Nojima. La barmaid du Septième Ciel ne cherche pas la vengeance. Elle n’est pas non plus habitée par le désir de sauver la planète coûte que coûte. Ce qui la caractérise, c’est le besoin de sauver ceux qu’elle aime, en particulier Cloud.
Lors de son immersion au cœur de la rivière de la vie après une crise de folie de son ami d’enfance, une des clés de son passé commun avec ce dernier lui est restituée. Cloud a toujours voulu qu’elle le perçoive comme un héros. C’est en partie ce qui explique son caractère surprotecteur durant leur enfance. Ce profond attachement à elle se perçoit dans la moindre de ses actions en sa présence, comme en atteste le soin apporté par les développeurs dans sa gestuelle dès que le danger commence à rôder. C’est une chose dont Tifa a inconsciemment connaissance. Il a toujours agi comme un protecteur, au point de parfois passer pour un observateur inquiétant, car incapable de décrocher un mot à cause de cette timidité maladive qui le pousse à surintellectualiser la moindre interaction sociale. C’est pour cette raison que, durant leur adolescence, il l’a suivie au mont Nibel après le décès de la mère de Tifa afin de garder un œil sur elle, alors qu’elle souhaitait franchir le dangereux col montagneux. Il s’est retrouvé involontairement responsable du fait qu’elle soit restée dans le coma pendant une semaine alors qu’il ne fut que légèrement blessé aux genoux après leur chute.
Le village lui en a voulu, mais la vérité est que la jeune fille serait très certainement morte sans lui. Elle n’avait aucune idée qu’il était parti à sa recherche jusqu’à ce qu’elle se réveille. Il a pris un énorme risque pour elle, en sachant pertinemment qu’il ne récolterait aucun laurier. Si pendant des années elle s’est demandé ce qu’il s’était réellement passé, sa mémoire de cet événement lui faisant quelque peu défaut à cause des séquelles de la chute, elle sait désormais grâce au flux de connaissance de la planète que Cloud ne lui a pas porté préjudice contrairement aux dires du village. C’est là que l’équilibre de leur relation se manifeste. Tifa est une donneuse, et Cloud joue généralement le rôle d’un loup solitaire. Les deux se comprennent et se lisent avec un naturel déconcertant. L’ancien SOLDAT sait que Tifa ne sera jamais encline à demander de l’aide même lorsqu’elle en a besoin, et elle comprend que Cloud s’est toujours occupé d’elle à sa manière, quand bien même il n’a rien à gagner. En prenant réellement conscience de ce lien intime qui les unit depuis tant d’années, en dépassant la superficialité avec laquelle elle caractérisait leur relation comme une simple amitié d’enfance, elle se réconcilie avec son passé et réalise qu’elle est le point d’ancrage de Cloud avec la réalité. Pour des raisons différentes, elle m’évoque le lien qui peut unir le personnage d’Edward Elric, dans Full Metal Alchemist, à Winry Rockbel. L’une comme l’autre forme une attache émotionnelle qui permet au monde de notre héros de garder un semblant de liant. Peu importe la tournure des événements, ou l’endroit où ils se trouvent, ils conservent un foyer et un lien avec le réel tant que ce vestige de cette lointaine époque heureuse perdure.
Quand on aborde l’importance des souvenirs pour se construire, il est dur de ne pas s’attarder sur Aerith, en particulier dans cette relecture du mythe entamée par Remake, qui a plus les allures d’une suite à rebrousse-poil que d’un remake à proprement parler. J’en ai déjà parlé dans un article que vous pouvez retrouver sur notre Patreon, mais pour bien comprendre cette nouvelle trilogie consacrée à Final Fantasy VII, il faut non seulement connaître l’épisode d’origine, mais également avoir visionné Advent Children et lu les nouvelles de Nojima. Alors que dans le précédent opus, la jeune vendeuse de fleur laissait clairement deviner une forme d’omniscience de sa part quant aux événements à venir, elle semble plonger dans le même flou que le joueur quant à l’incertitude de l’avenir suite à la rupture du destin. Selon ses propres dires, les fileurs l’ont dépossédé des souvenirs de ce futur menaçant. Tel un symbole, la matéria blanche, héritée de sa mère et dernier rempart face au météore, est complètement vidée de son essence. Elle n’est plus qu’une bille de verre translucide ne demandant qu’à être remplie de souvenirs. Cela ajoute ainsi une complexité à son questionnement identitaire. Elle doit non seulement intégrer le fait qu’elle est la dernière représentante vivante du peuple des Cétras, mais elle doit en plus refaire corps avec le savoir de cette autre elle qui fait partie intégrante du flux de la planète.
Cette construction scénaristique permet de densifier le personnage. Dans la version de 1997, elle était cette figure quasi-christique dont la mort permettait l’éveil de la Matéria Blanche et l’échec du plan de Sephiroth. Désormais, elle est sa némésis. Tout comme pour lui, sa « mort » lui a permis d’atteindre un seuil de conscience de l’ordre du divin. Aerith et Sephiroth sont les deux face d’une même pièce. Ils incarnent la dualité, l’affrontement entre Dieu et le Diable, entre le jour et la nuit. Il y a quelque chose de fascinant et d’effrayant à observer Sephiroth toiser du regard Aerith ou la nommer dans le dernier chapitre, comme s’il affichait clairement son mépris pour celle qui lutte sans merci contre les méandres de son esprit depuis des décennies au cœur de la planète. Cette iconographie permet d’exposer au grand jour qu’elle est une figure féminine moderne, dont le courage en fait la véritable opposition à ce destructeur de l’humanité. J’ai été particulièrement ému par le chapitre 9 qui offre une magnifique représentation visuelle de Lifestream Black & White par le biais de ces fileurs blanc et noir s’affrontant sans répit dans le flux de conscience de la planète au milieu des entités chargées de protéger nos astres. Rarement, un concept spirituel n’a été représenté de manière aussi élégante par le pouvoir de l’image. Plus que jamais, Gaïa apparaît comme un être vivant et comme l’un des personnages centraux de l’aventure.
Aerith est un phare dans la nuit qui nous illumine autant qu’elle cherche sa propre lumière. Peu importe la situation, qu’elle soit prise dans les griffes de la Shinra ou lorsqu’elle se remémore le destin de sa mère, ou ressent la tragédie de Zack, elle le fait avec le sourire. Elle incarne l’espoir d’un monde sauvé. De ce fait, elle s’évertue en permanence à trouver le bonheur, même dans les moments les plus sombres, afin de construire des souvenirs qui valent la peine de perdurer. Aerith a vécu l’enfer et ressent l’avenir incertain qui l’attend. Elle fait face avec le sourire, se moque des situations qui se présentent à elle et prend soin de ses amis d’une manière que l’on peut juger décapante, mais qui est toujours sincère. La grande tragédie du personnage, peut être même plus que dans l’original, c’est la conscience qu’elle a de son propre rôle. Pas seulement en tant que Cétra, mais en tant que sauveuse de la planète qui doit composer avec ses souvenirs du passé et de ce futur brouillé. Quand elle affiche une forme de légèreté, notamment envers Cloud, c’est sa manière de se faire violence pour accepter la gravité prophétique de sa situation. Chargée de sauver la planète, elle parcourt le monde et le temps avec le sourire. Elle est espiègle, mais sa vulnérabilité montre que même elle a peur de son propre destin.
Peur, doute, incapacité à assumer la réalité, voilà des descriptifs qui siéent parfaitement à Cloud Strife. Depuis plus de deux décennies, il est mon héros préféré de toute l’industrie vidéoludique. Peut-être même de toutes les industries culturelles réunies. L’emploi du mot héros est erroné tant il est singulier, en particulier dans l’univers des J-RPG. Le terme de protagoniste est certainement plus approprié. Ses fêlures portent l’aventure au point d’en faire le cœur vibrant de cette quête d’identité si représentative de l’épopée qu’est Final Fantasy VII. Sa fausse froideur et son cynisme forcé ne sont que des masques visant à dissimuler l’enfant brisé en quête d’approbation. Il se retrouve très tôt seul avec sa mère après le décès de son père. Cette perte l’amène rapidement à se refermer sur lui-même, ne témoignant de l’intérêt que pour Tifa, mais à sa manière, froide et maladroite. C’est un individu un peu gauche socialement, un genre de Peter Parker avec une gueule d’ange. À la différence du gamin du Queens qui cherche rapidement à s’élever comme une figure de positivité, Cloud se réfugie dans un complexe d’infériorité. S’il n’arrive pas à se faire d’amis, c’est qu’il est tout simplement différent et meilleur que les autres. Son incapacité à protéger Tifa lors de son escapade dans les montagnes vient cependant mettre un violent coup à sa carapace. Isolé et pointé du doigt par tout le village qui le tient pour responsable du court coma de la pétillante jeune fille, sa psyché doit déjà faire face à des pressions bien trop lourdes à supporter pour n’importe quel adolescent. C’est dans cette période que la figure du SOLDAT, en particulier celle de Sephiroth, parvient jusqu’à son petit village. Son envie de rejoindre cette unité d’élite est caractéristique de son sentiment d’impuissance et de sa profonde culpabilité. La promesse sous les étoiles faite à Tifa est une manière pour lui de sceller le fait qu’il ne laissera plus jamais rien arriver à un être aimé. Nous avons donc là un jeune homme habité par la peur d’échouer et de perdre l’autre. Il ne recherche ni la gloire, ni la performance. Il veut simplement être à la hauteur. Tel qu’il le soulignait dans la version de 1997, il voulait simplement être remarqué par quelqu’un, par Tifa en particulier.
Malheureusement pour le jeune garçon de Nibelheim, intégrer le corps d’élite du SOLDAT restera une chimère inatteignable. Trop faible psychologiquement, il n’aura pas su s’affranchir de ses propres complexes. Son incapacité à devenir plus qu’un simple troufion de la Shinra est une honte ultime qu’il est incapable de supporter. Ce sac de complexes et de névroses est la base du personnage, et il faut reconnaître à Rebirth une grande maîtrise dans sa manière de gérer et de sublimer son développement. Si l’original entretient plus longtemps le mystère autour de son passé, cette cuvée 2024 se veut beaucoup plus frontale quant aux incohérences qui entourent notre protagoniste. Sa véritable identité est cachée, ou plutôt endormie sous un faux personnage que son subconscient a construit pour éviter de se confronter à la réalité. Ce labyrinthe mémoriel prend appui sur trois choses : son moi idéal construit sur l’iconographie du héros de guerre qu’il souhaitait être en lisant les exploits de Sephiroth pour être à la hauteur de la promesse faite à Tifa, les cellules de Jénova en lui qui permettent à la calamité du ciel de lui susurrer ce dont elle a besoin pour le manipuler, ainsi que sur ses souvenirs et les récits de son défunt camarade Zack qui viennent combler les trous. Cette personnalité, élaborée de toute pièce, sert de mécanisme d’adaptation pour aider Cloud à avancer. Mais sous ce personnage, son vrai moi est en sommeil et tente de se libérer, notamment pour rejoindre Tifa. Alors que la construction et l’entretien de cette fausse personnalité se font par une combinaison de déni de la réalité et de délire, son lui véritable tente tant bien que mal de lutter pour trouver un moyen de s’en sortir. Il lui arrive même parfois de surgir brusquement avant de s’effacer de nouveau derrière le masque. Intérieurement, Cloud sait que quelque chose ne va pas chez lui, il le confie d’ailleurs au chapitre 9 qu’il ne sait plus qui il est, mais il ne sait pas trop quoi faire, préférant se cacher derrière le fait qu’il subit probablement la fameuse dégénérescence des SOLDATS. Plutôt que de confronter la réalité et la perception qu’il en a, il préfère adhérer au fait que sa dégénérescence est inévitable.
La plupart des remontées à la surface de sa vraie personnalité se font en compagnie de Tifa. Cela montre non seulement son importance pour lui, mais aussi sa conviction inconsciente qu’elle est la clé de sa renaissance. Après tout, le prénom Tifa est issu de la locution latine Theophania, qui renvoie à l’épiphanie. Cloud lutte constamment contre les effets de son traumatisme, de la manipulation de Sephiroth et de la Réunion. Cela est perceptible lors des nombreuses migraines dont il peut être la victime dès que sa fragile construction est un tant soit peu secouée par la réalité. Il tente à plusieurs reprises de se reconnecter et de récupérer sa psyché via ses interactions avec Tifa en tenant sa promesse. Le reste du temps, son vrai lui ressurgit lors des moments de liesse avec sa bande. Quand il sourit ou se laisse entraîner avec un plaisir non dissimulé dans les festivités du Gold Saucer, il cesse de feindre la réalité, il redevient ce jeune homme en quête d’approbation et d’une famille unie. Il faut garder en tête qu’il perd ses derniers repères familiaux dès l’âge de 16 ans. C’est ce qui explique notamment la facilité avec laquelle il arrive à se comporter comme un grand frère avec Yuffie, ou la rapidité avec laquelle il accorde sa confiance à Cait Sith. L’orphelin en lui ne peut dire non à l’idée d’une famille en extension qui l’accompagne au bout du monde. La subtilité des regards et des sourires ne trompent pas durant ses séquences. Malheureusement, ces moments s’effacent de plus en plus dans la dernière ligne droite de l’aventure, car il fait constamment l’opposé de ce qui devrait être fait. N’importe quel psychologue conseillerait d’ajuster la vision de notre moi idéal à la réalité, mais Cloud rejette en bloc le réel dès que le château de cartes mental qu’il s’est construit menace de s’effondrer. Comme de nombreuses familles, la petite troupe d’Avalanche baisse les yeux face à la folie grandissante et perceptible de son fer de lance.
Faire face à la folie de l’autre
L’autre, c’est bien évidemment Cloud. Alors que tous ses camarades font face, d’une manière ou d’une autre, à leur passé, il est le seul à ne pas faire la paix avec son parcours. Les souffrances et les épreuves sont fondamentales pour la construction personnelle, comme le jeu se plaît à le répéter à quelques occasions, que ce soit par le personnage de Barret ou de Rufus. Cela fait notamment écho à ce que Nietzsche qualifie de « chaos ». Lorsque nous nous retrouvons dépouillés de tout, cela peut paradoxalement nous faire entrevoir la face cachée de la vie. Une plongée en enfer ne signifie pas nécessairement la fin de tout. Ceux qui trouvent le moyen d’avancer et de surmonter les traumatismes passés, le font car portés par l’espoir d’un bonheur possible, sans pour autant écarter la possibilité d’atterrir dans un autre enfer. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit de l’unique personnage à ne pas être confronté à son passé par le temple des Anciens. À ce moment de l’aventure, il n’est plus qu’une ombre presque informe que le joueur peut difficilement reconnaître. La dégénérescence semble désormais irréversible. Le pire dans tout cela, c’est qu’à aucun moment, il n’a semblé possible de pouvoir s’écarter de cette voie. Les joueurs comme le reste du groupe sont des spectateurs conscients et impuissants. Il n’est pourtant pas exagéré de dire que nous avons été confrontés à de nombreux signes avant-coureurs, et cela, dès Remake. La mise en scène plus frontale de ce diptyque nous confronte sans ménagement avec les hallucinations et autres délires du jeune bretteur.
C’est un personnage souffrant d’anxiété comme nous pouvions déjà le constater à la suite à l’explosion du premier réacteur de précédent titre. Le chaos causé par l’attentat a créé un stimulus sensoriel suffisant pour plonger Cloud au cœur de son trauma le plus profond : l’incident de Nibelheim. Les flammes se matérialisent autour de lui, les réalités se confondent permettant d’admirer d’un côté de l’écran l’architecture urbaine de Midgar, et de l’autre les restes de sa ville natale qui partent en fumée. En moins de deux heures avec le personnage, nous faisions l’expérience de violentes hallucinations visuelles, sonores et tactiles. La transpiration visible sur son visage laisse penser qu’il était en mesure de ressentir la chaleur de la fournaise comme s’il y était réellement. Ces craquelures dans sa carapace d’ancien SOLDAT fraîchement créées sont alors parfaites pour permettre au binôme Sephiroth/Jenova de se glisser dans sa tête. La destruction du destin à la fin de ce premier opus ne met pas un terme à la fragilité psychologique de Cloud et à la domination mentale que le guerrier à la masamune peut exercer sur lui, bien au contraire. Très tôt dans l’aventure, ce dernier n’hésite pas à apparaître pour jouer sur sa paranoïa en lui murmurant les pires idées. Conscient que Tifa est la seule personne pouvant rattacher Cloud au passé, il s’évertue donc à le faire douter de cette dernière, n’hésitant pas à révéler que Jenova n’est pas une Cétra, mais bien un monstre capable de prendre la forme de ceux que nous craignons ou aimons afin de nous soumettre à sa volonté. Une paranoïa prend alors racines dans son coeur et même dans celui de certains joueurs. L’ombre de la calamité du ciel est partout. Que ce soit sur Twitter ou Discord, il n’est pas rare de voir des joueurs succomber à la tentation de croire Sephiroth. Comment savoir si nous ne sommes pas en train d’être bernés par Jenova ? Certains sont allés jusqu’à guetter la présence de reflets rouges dans les yeux de Tifa ou même d’Aerith pour émettre des théories. Quand Sephiroth cherche à influencer Cloud, il y parfois une distance qui peut donner l’impression qu’il interagit directement avec nous. Notre héros passe souvent d’un état à l’autre. Tantôt dans une allégresse sincère, tantôt inquiétant et sujet à des hallucinations. La traque des manteaux noirs est un bel exemple. Là où il voit un Sephiroth qui l’invite à le suivre et à le rejoindre, les autres voient ces malades désœuvrés qui errent en marmonnant des choses dénuées de toute logique. Ses troubles ne passent pourtant pas inaperçus, certains n’hésitant pas à faire part de leur inquiétude entre eux, mais sans jamais le remettre en question ou le confronter.
Son passif militaire et les augmentations dont il a bénéficié lui procurent une forme de légitimité naturelle. Le reste du groupe à beau être riche en compétences, aucun n’a cette expérience prononcée du combat. Il est donc naturel de voir une bande composée d’une fleuriste, d’une barmaid et d’un ancien mineur placer le gros des responsabilités sur les épaules du manieur de l’épée broyeuse. Si on ajoute à cela sa connexion avec Sephiroth qui, bien qu’inquiétante, se révèle primordial pour traquer cet antagoniste, et nous avons tous les ingrédients qui permettent d’ériger Cloud en une forme de représentation du mythe du sauveur. En effet, depuis son arrivée à Midgar, il a tout de la figure de l’homme providentiel. Bien que ne témoignant jamais d’un quelconque ego surdimensionné, il le leur rend bien, car l’une de ses caractéristiques principales est cette constante quête d’approbation. Cet aspect de sa personnalité se devine déjà au tout début de Remake quand il affiche une satisfaction presque enfantine face à l’admiration de Jessie. Il veut être à la hauteur des espérances placées en lui, ce qui en fait le leader naturel et instinctif de cette troupe hétérogène. Bien qu’il existe plusieurs catégories d’hommes providentiels, la finalité autour de ces personnages reste plus ou moins identique. Ils incarnent un recours extraordinaire face à un problème que personne d’autre ne semble être en mesure de gérer. Malheureusement, l’histoire a tendance à démontrer que la réalité de leurs actions est souvent bien différente des espoirs qu’ils avaient suscités. Si les hommes font l’histoire, ils ne sont pas toujours conscients de l’histoire qu’ils façonnent. La culture classique et populaire regorge de ces personnages, en particulier ceux qui amorcent une longue descente aux enfers. Des noms tels que Anakin Skywalker ou Eren Jaeger nous viennent alors en tête. Deux individus qui ont incarné un idéal, mais que personne n’a su protéger de leur trajectoire tragique. Rongés par leurs tourments et leurs névroses, ils ont commis le pire.
Le paradoxe de Rebirth est que l’accumulation des joies se superpose avec la fragilisation de son héros. Plus le trajet se fait long, plus il ressent le besoin de se reposer. L’incohérence de son discours s’accentue, les maux de tête se font de plus en plus violents, et la rage qu’il ressent lors des combats devient de plus en plus incontrôlable. Il y a une tendresse palpable à observer ses camarades l’inciter à se reposer. Le moment le plus flagrant de cette inquiétude latente est l’arrivée au Gold Saucer. Alors que l’euphorie s’est emparée de tout le groupe, même de son leader taciturne, et que tout le monde semble prêt à ouvrir une parenthèse enchantée, Tifa insiste pour qu’il reste à l’hôtel suite à une nouvelle crise de délire. Toutefois, cette sollicitude va rarement au-delà. Les regards et autres silences traduisent l’inquiétude de tout le monde, mais personne n’ose franchir la ligne, que ce soit lorsque Cloud manque de tuer Tifa suite à une énième manipulation de Sephiroth, ou lorsqu’il agit et parle comme ce dernier en affichant le même plaisir de donner la mort à ses ennemis. Les rires disparaissent pour laisser place à une ambiance de plomb. C’est la fin de l’innocence et le début des tourments. Cette impuissance de son groupe est humaine, car nous avons tendance à relativiser la dégénérescence mentale de ceux que nous aimons, persuadés que c’est forcément moins grave que ce qui peut se produire chez d’autres, ou parce que nous estimons que nous sommes forcément en mesure de faire mieux. Nous avons beau nous interroger ou nous poser des questions à cause de cette impression de ne pas cerner réellement la personne qui nous fait face, nous sommes plongés dans une forme de confusion nous rendant incapables d’agir. Pour l’avoir vécu avec un membre de ma famille, il n’y a rien de plus tristement réaliste que de voir une famille croire à un simple « Ça va aller », ou qu’un peu de repos permettra de tout résoudre.
Tifa, malgré son envie sincère d’aider son ami d’enfance, est parfois pointée du doigt sur les réseaux sociaux pour son manque de franchise et de communication. Après tout, elle pourrait prendre la parole dès le premier chapitre et exposer au groupe que selon ses souvenirs, Cloud n’était pas présent lors de la destruction de Nibelheim par Sephiroth. Si la communication est primordiale dans ce genre de situation, affirmer avec aplomb qu’une rectification franche et frontale arrangerait tout est d’une grande naïveté. Tout ce que fait Tifa, c’est pour protéger Cloud. Elle ne sait pas ce qui lui arrive, mais elle se consacre à faire tout ce qu’elle peut pour l’aider. Il faut comprendre qu’elle ne peut pas dire la « vérité » à Cloud parce qu’elle ne la connaît pas elle-même, Sephiroth étant le seul à connaître toute l’histoire. Qu’est-ce que Tifa est censée dire exactement ? Qu’il n’était pas présent il y a cinq ans alors que ce n’est pas la vérité et qu’il était bien là sans qu’elle le sache ? C’est justement parce qu’il lui manque cette clé de compréhension qu’elle ne comprend pas comment il peut savoir tant de choses au sujet d’un événement au cours duquel elle ne se rappelle pas l’avoir croisé. Elle est partagée entre la peur de causer un effondrement mental chez son ami en mettant un terme à ses délires, et la curiosité quant au fin mot de cette histoire.
Elle choisit donc le silence et l’accompagnement, persuadée que c’est la méthode la plus douce pour mettre le doigt sur la vérité qui les unit. Quand Cloud confesse avoir conscience de ses troubles identitaires, elle n’en rajoute pas et lui fait comprendre qu’elle fera tout pour l’aider. Le voir se questionner et confesser à demi-mot qu’il ne sait pas toujours où se situe la réalité dans ses histoires est une victoire pour elle. L’iconographie de Cloud est alors à son paroxysme. Ce dos charpenté et robuste qui soutient une tête pleine de troubles bien trop lourde pour ses épaules. Le bien-fondé de l’action de Tifa se matérialise chez Sephiroth. S’il s’évertue tant à retourner l’ex-SOLDAT contre elle, ou qu’il se montre prêt à la tuer même en l’absence de Cloud, c’est parce qu’il sait qu’elle est la clé pour faire ressurgir sa vraie personnalité et le libérer de son joug. Elle est l’ancre qui rattache notre protagoniste à un passé commun et vérifiable, permettant d’anéantir la fable qui voudrait qu’il ne soit qu’une ombre créée en laboratoire. Cette crainte vis à vis du lien unissant les deux jeunes gens originaires de Nibelheim est à l’origine de l’angle mort qu’Aerith peut exploiter pour à la fois secouer Cloud et mettre à mal les machinations du héros de guerre déchu.
À ton étoile
D’un côté, nous avons Cloud qui incarne les thématiques identitaires du récit de Nojima, de l’autre nous avons Aerith qui, à bien des égards, est le cœur de l’aventure. Sous ses airs de jeune femme naïve et parfois ridiculement enthousiaste, se cache une femme forte et indépendante, n’hésitant jamais à prendre les choses en main, tout en avançant vers un destin qu’elle sait fatal. Elle est une étoile qui évoque que le destin n’est pas un long fleuve tranquille, via la complexité et le parcours parfois chaotique que chacun peut avoir. Son statut de soigneuse permet de faire un certain nombre de parallèles entre elle et l’image de la Sainte. La majorité des apparitions de Marie dans les Évangiles nous montrent une femme du peuple, authentique dans ses émotions, d’une humanité sans faille. Difficile de ne pas y voir la Aerith des taudis du secteur 5 qui est aimée et appréciée de tous pour ses actions du quotidien telles que ses visites dans la maison d’accueil des démunies, ou ses nombreuses actions bénévoles pour l’orphelinat du quartier. Elle incarne la vie, comme en atteste la présence de fleurs dans son église, ainsi qu’autour de la maison, alors que le reste des taudis repose sur une terre morte et drainée par les huit imposants réacteurs de la mégalopole. Là où elle diffère de la Sainte-Vierge, c’est que le périple aux côtés de ses amis va la placer sur une trajectoire similaire à celle du Christ. Comme lui, elle va donner sa vie pour le salut de l’humanité. Fière et droite, elle va au-devant de l’inéluctable avec détermination. Sans sa mort, lui conférant une existence éthérée éternelle au sein de la rivière de la vie, notre monde ne saurait survivre. En tant que dernière représentante des anciens, elle est l’ultime incarnation charnelle de la volonté de la planète. Comme souvent dans la saga, sa fonction se reflète jusque dans son nom. Le katakana utilisé pour créer son nom (E-A-RI-SU) peut très facilement être lu comme « Terre ». Elle est une donneuse de vie et de lumière, là où Sephiroth incarne l’obscurité et peut être associé à Satan, le roi des démons qui s’est révolté pour devenir l’ennemi de l’humanité et de Dieu.
Lorsque Cloud la rencontre, elle est une fleur au milieu de la misère insalubre des rues de Midgar. La différence avec l’original étant que la Aerith de cette trilogie Remake est celle qui attend l’arrivée de notre héros. Elle vient à sa rencontre, consciente de ce qui se passe dans l’ombre. C’est probablement pour cela qu’elle peut apparaître beaucoup plus entreprenante et directe vis-à-vis de l’Ex-SOLDAT qu’elle ne pouvait l’être en 1997. Je ne parle pas uniquement de son caractère de séductrice qui ne manque jamais une occasion de déstabiliser notre personnage, mais bien de sa façon de chercher le vrai Cloud. Elle ne s’arrête pas à souligner ses ressemblances avec son premier amour pour expliquer ses sentiments confus à son égard, elle le met constamment en garde, tout en cherchant à le remettre sur le droit chemin. Que ce soit dans Remake quand elle l’invite à ne pas tomber amoureux d’elle, car cela ne seraitque de faux sentiments portés par une illusion, ou dans Rebirth où elle fait tout pour lui rappeler l’importance du lien qui l’unit à Tifa. En filigrane, elle sert de rempart aux vents de la division. Plus intéressant encore, la manière dont elle remet Cloud sur les traces de Zack. Si nous ne pouvons douter de la sincérité de sa démarche quand elle va à la rencontre des parents de son défunt petit ami, sa manière d’observer son camarade du regard à l’écoute du nom du spectre de son passé est fortement intéressante. Cela s’inscrit dans sa volonté de trouver le vrai lui, car elle ne peut sauver le monde sans que son ami sorte de son délire. C’est peut-être le paradoxe du personnage qui pourrait se contenter de laisser Tifa jouer ce rôle, mais la profonde affection qu’elle porte envers Cloud l’empêche de ne pas agir face à la perfidie accentuée de Sephiroth. Cela dépasse de très loin le triangle amoureux dont elle est partie prenante.
Le rendez-vous du chapitre 14 est un instant suspendu dans le temps. Une sorte d’accalmie après que Cloud ait vu son équilibre mental voler en éclats face à la matéria noire qu’il s’empresse de remettre à son maître. À cet instant, le valeureux combattant n’existe plus. A dire vrai, il est désormais plus proche d’un Smeagol face à l’anneau de pouvoir que de tout ce qu’il était jusqu’à présent. Sa remontée à la surface n’est possible que grâce à Aerith qui décide de ne plus lutter contre les pulsions de son camarade, mais de simplement l’accompagner en lui faisant comprendre que, quoi qu’il advienne, elle sera là pour faire face avec lui. Pas de confrontation, pas de violence physique pour le contenir, juste une profonde empathie teintée de douceur. S’ensuit une chute terrible dans les abysses de ce qui reste du temple des Anciens, plongeant les deux dans un coma passager qui leur permet de communier dans une autre réalité. Dans cette convergence des lignes temporelles, qui prend la forme d’un monde ayant accepté sa mort prochaine, Aerith invite Cloud à la suivre dans ce qu’elle considère comme étant le rendez-vous tant attendu entre eux. S’il la suit avec innocence et un soupçon d’incompréhension, elle n’oublie pas que Sephiroth continue de les traquer, en particulier elle. Ce jeu du chat et de la souris entre les deux, donne une nouvelle saveur au début de Remake qui nous permettait de retrouver une Aerith semblant effrayée par une menace tapie dans l’ombre alors que les notes de One Winged Angel venaient se greffer à la douce mélodie de l’introduction. Nous avons là, un moment charnière des actions d’Aerith pour sauver le monde et remettre Cloud sur le droit chemin. Ce que j’ai d’abord cru être une démonstration d’amour romantique dans le chapitre final ressemble en réalité à un point culminant de la méta-narration de Cloud qui est rongé par son besoin d’être à la hauteur des attentes qu’il a pour lui-même, ainsi que par son incapacité à accéder à sa propre identité.
Que ce soit par les agissements d’Aerith ou des différents marchands de cette version alternative des taudis du secteur 5, tout est fait pour préparer Cloud et le joueur à lâcher prise, car rien ne se passera comme nous l’aimerions et qu’il faut l’accepter. La vie est un grand lâcher prise qu’il ne faut pas rejeter. À chaque échoppe visitée au cours de ce rendez-vous mystique, le joueur doit choisir un cadeau ou quelque chose à partager avec Aerith. Si nous sommes dans l’impossibilité de savoir ce qu’elle désire malgré ses taquineries, notre choix nous est toujours refusé par le marchand. Ce dernier nous propose autre chose à notre grande déception, malgré ses dires pour nous faire comprendre qu’en mettant nos exigences de côté le produit proposé peut s’avérer plus que satisfaisant. Il faut juste accepter d’avoir autre chose que ce qui a pu être fantasmé. C’est une façon intelligente de rebondir sur la faculté d’Aerith de minimiser la gravité de la plupart des événements au long du voyage. C’est un comportement qu’elle n’aura eu de cesse d’afficher jusque dans cette ultime étreinte devant les fleurs de leurs « retrouvailles » alors qu’elle prépare Cloud à sa mort en lui demandant de ne pas se sentir responsable de l’avenir. Cette intentionnalité tend à montrer qu’elle cherche avant tout à réconforter Cloud et à le mettre à l’aise pour alléger le deuil qui le ronge intensément dans Advent Children. Elle veut qu’il soit en phase avec lui-même et heureux, plus qu’elle ne souhaite entretenir une romance avec lui.
Normalement, c’est le moment où je devrais être en mesure de faire un lien avec Évangelion. Ma culture ayant des limites, je ne suis malheureusement pas en mesure de le faire malgré ce que je peux entendre de-ci de-là. Toutefois, cette longue séquence me fait penser à une autre œuvre que j’ai eu le temps de vous décortiquer il y a quelques mois : L’Attaque des Titans. Dans les deux œuvres, nous retrouvons deux protagonistes liés par des sentiments complexes dans un monde difficile à définir. Une réalité qui a accepté sa fin prochaine dans Rebirth. Une autre qui aurait pu exister dans l’Attaque des Titans si nos héros n’avaient pas été esclaves de la fatalité. Il y a cette idée du personnage, qui en sait plus que son compagnon et profite de ce moment non seulement comme d’un adieu, mais comme d’une façon pour aider l’autre à tourner la page. Là où Eren demande à Mikasa de l’oublier et de vivre libre après sa mort pour déclencher un déclic chez sa partenaire de toujours, Aerith tente de soulager Cloud du futur poids de sa culpabilité. À ce stade de l’histoire, c’est quelque chose que Tifa et Cloud ne peuvent pas partager à cause de leur incapacité à réconcilier leurs souvenirs, ce qui empêche l’épéiste d’exposer sa vulnérabilité avec elle. La route pour aboutir à une guérison des séquelles psychologiques de notre héros sera encore longue, elle le sait et a conscience de ne pas être la clé de sa reconstruction identitaire. C’est le rôle qui incombera à Tifa dans la conclusion de cette trilogie. Comme un symbole, après avoir récupéré les souvenirs permettant de charger la matéria blanche de son essence, elle remet à Cloud la sphère incolore de cette autre réalité après lui avoir demandé de se concentrer sur la recherche de sa vraie identité. Si je ne sais pas ce que cela implique pour la dernière partie de l’aventure, je ne vois pas de plus belle façon de symboliser le long chemin que notre héros doit encore parcourir pour faire la paix avec ce qu’il est et accepter de mener à son terme le délicat exercice du deuil.
Le refus du deuil
Remake se terminait sur une promesse : la possibilité de défier le destin et d’ouvrir une nouvelle voie. Évidemment, les espérances les plus folles se sont focalisées sur le personnage d’Aerith. Sa mort est probablement l’une des scènes les plus marquantes de l’histoire du jeu vidéo. À l’image de la révélation du lien filial unissant Darth Vader et Luke Skywalker, c’est le genre de séquence que même ceux n’ayant pas joué au jeu de 1997 connaissent. Que ce soit parce qu’ils en ont entendu parler au cours d’une discussion, ou parce qu’ils l’ont vu dans un des innombrables top 10 des scènes les plus cultes de l’industrie. Jouer sur les attentes autour de la destinée de ce personnage est un procédé narratif et marketing pertinent, et nous pouvons voir que l’éditeur japonais n’a pas manqué de jouer avec cela pendant la phase de marketing. Certaines bandes-annonces pouvaient même prêter à confusion, laissant penser que le destin de la marchande de fleurs des taudis pourrait devenir celui de Tifa. Les équipes en charge de la communication sont allées jusqu’à pousser le vice en publiant un magnifique fond d’écran réunissant Aerith et Tifa séparées par la présence inquiétante de Sephiroth au centre de l’image.
Cette attente insoutenable est utilisée de façon latente tout au long de l’aventure et contribue à l’ambiance parfois ambivalente de l’aventure. Le joueur est happé par l’idée de constater de ses yeux, l’inéluctabilité de la mort de ce personnage qui incarne la pureté. Il y a un discours méta sur la nécessité narrative et thématique de cet événement, ainsi que sur la place que ce segment occupe dans l’imaginaire collectif. Quand on y pense, Remake commençait déjà à jouer sur cela, que ce soit par les nombreux flashs de ce futur antérieur dans le dernier tiers de l’aventure, ou par la larme qui échappe à Cloud quand il la regarde s’éloigner dans les taudis. Le jeu questionnait déjà notre rapport à ce traumatisme vidéoludique en nous rappelant ce qui attend ce personnage et en nous mettant presque au défi de nous interposer face à la masamune de Sephiroth. Après des dizaines d’heures passées à vagabonder dans les vastes étendues de Gaïa, le joueur amorce le chemin de non-retour au chapitre 14. Le néophyte ne sachant rien de la mythologie FF VII avance d’un pas déterminé, conscient du danger au-devant duquel Aerith s’est jetée. Celui qui a fait le deuil de la séquence de 1997 a conscience d’être à la croisée des chemins. À partir du moment où il foule le sol de l’imposante cité des Anciens, il sait qu’il n’est plus très loin d’avoir la réponse à la question qu’il se pose depuis avril 2020 : Pouvons-nous sauver Aerith ? S’installe alors un dialogue entre Cloud, le joueur et le jeu. Les autres membres de l’équipe n’ont pas de place pour ce moment, comme le soulignent leurs efforts pour nous permettre, à nous seuls, de passer le voile du destin. « À toi de jouer » nous dit Vincent en se mêlant à l’effort collectif. Le joueur doit faire face seul à sa réussite ou son échec.
Malheureusement, et à moins que la troisième partie de ce projet de remake ne vienne habilement renverser la table, la mort d’Aerith est une condition sine qua non à la survie de la planète. Sans cet événement tragique, le Sacre ne peut se matérialiser au cœur de la rivière de la vie pour repousser l’astre funeste qui s’apprête à frapper. Vous le savez. Je le sais. Pourtant, nous nous accrochons à la moindre étincelle d’espoir. Peut-être, car l’afflux croissant d’œuvres exploitant le multivers nous a habitué aux variants. Après tout, s’il peut y avoir des dizaines de variations d’un même personnage au sein de l’univers Marvel, pourquoi ne pourrions nous pas avoir à ces mêmes personnages qui se multiplient à l’infini d’une dimension à l’autre. C’est sûrement ce qui nous donne de la force alors que nous rejoignons la jeune Cétra dont nous pouvons entendre les prières pour apporter une lumière salvatrice à Gaïa. Nous arrivons alors sur l’autel et nous luttons avec acharnement contre le destin qui fait tout pour que Cloud lève son épée. Nos doigts s’acharnent sur la manette alors que les gâchettes adaptatives de la Dualsense se durcissent de plus en plus. L’ange à une aile amorce alors sa chute et l’impossible se produit. Cloud brise les chaînes de sa servitude et contre l’épée de l’assaillant avec une rage teintée d’espoir si peu habituelle chez lui. Une nouvelle fenêtre s’ouvre alors devant nous, avant de se refermer brutalement pour nous laisser contempler le corps sans vie d’Aerith s’effondrer après l’estocade, laissant sur le carreau celui qui a eu la naïveté de penser qu’un autre dénouement était possible. Final Fantasy VII parlait déjà du deuil en 1997, cette revisite n’y coupera pas. Elle le fera juste différemment. Si le monument de la PlayStation traitait de l’acceptation de l’absence de l’autre, Rebirth aborde un angle quelque peu différent : celui du déni.
Il n’y a pas de personnage plus approprié que Cloud pour utiliser un gimmick de mise en scène visant à faire croire, le temps d’un court instant, que l’irréel se matérialise. Il n’est pas plus capable d’accepter la mort d’Aerith qu’il ne fut capable d’accepter celle de Zack ou de digérer l’échec de son parcours militaire. Cette faiblesse psychologique qui le pousse à tordre la réalité pour la rendre surmontable est un outil narratif puissant. Étant donné que Rebirth amorce d’ores et déjà l’existence de Zack et les incohérences dans le récit de Cloud, alors que cela se faisait bien plus tard dans l’original, il y a fort à parier que la restitution complète de la scène de la mort de sa camarade soit le point d’orgue de sa reconstruction psychologique aux côtés de Tifa. Hamaguchi ne cache pas son amour profond pour le récit initial, et se pose souvent comme le protecteur des éléments qu’il estime incontournable au respect du mythe. Le fait que nous soyons privés de la scène de l’immersion du corps de la fleuriste, ou du monologue déchirant de Cloud alors qu’il tient la dépouille de son amie, laisse peu de doute quant à leur utilisation dans la conclusion de la trilogie.
Aerith est partie, elle ne rira plus, ne pleurera plus, ni ne se mettra en colère… et cette douleur que je ressens ? Mes doigts picotent, ma bouche est sèche, mes yeux me brûlent.
Cloud, Final Fantasy VII, 1997
La réalité plongera notre héros au plus bas. Elle le brisera le temps d’une longue convalescence, mais l’acceptation de la réalité lui permettra de retrouver l’impulsion nécessaire pour terrasser ses vieux démons. Le Cloud que nous connaissons doit « mourir » pour laisser immerger celui qu’il est réellement. Le temps que cette renaissance ne se produise, il va falloir attendre encore quelques années. Pour le moment, nous ne pouvons que contempler l’ombre d’un homme qui se réfugie derrière un voile d’illusion, incapable de comprendre que l’essence d’Aerith qu’il ressent au cœur de la planète ne symbolise pas la survie de cette dernière.
Lorsque la longue séquence d’affrontements de fin débute, il est alors intéressant d’observer que Cloud est l’unique personnage à ne pas commencer le combat avec sa jauge de Transcendance au maximum. Son déni se matérialise jusque dans le gameplay, alors que ses camarades sont affligés par le chagrin et la colère. De mémoire de joueur, peu de fins m’ont autant miné le moral que celle de Rebirth. La dissonance entre la peine visible chez les membres d’Avalanche et l’attitude presque joyeuse de notre protagoniste est perturbante. S’il n’a jamais été un modèle d’équilibre mental, l’Ex-SOLDAT atteint ici une déchéance psychologique totale. Le regard plein de détresse de Tifa qui réalise que son ami d’enfance est au bord de la rupture nerveuse est un uppercut déstabilisant. Le temps des rires est définitivement terminé. Pourtant, il faut continuer, car la planète ne va pas se sauver seule. Alors, nos valeureux héros repartent pour un tour à bord du Tiny Bronco, en espérant que tout ira pour le mieux. Ils se réfugient ainsi dans leur propre déni.
Final Fantasy VII Rebirth est un jeu monumental qui flirte avec le déraisonnable. Il ne fait pas tout bien. Il est parfois maladroit, mais tout ce qu’il tente vise à nourrir l’ambivalence volontaire de son aventure. Alors nous rions, nous pleurons, nous soufflons, nous nous amusons. Tour à tour, nous sauvons le monde et participons à différentes activités triviales. Le jeu nous trimballe d’un état à l’autre, toujours soucieux de nous divertir afin d’oublier un temps l’âpreté de son récit, et pour mieux nous terrasser lorsqu’il décide de nous rappeler la triste réalité du monde de Gaïa. Si le modèle dont elle puise sa substance célébrait la vie, cette relecture se veut plus intimiste, malgré ses excès, en se focalisant sur l’importance du lien au monde et aux autres. Je ne pensais pas cela possible, mais en jouant habilement avec le traumatisme collectif de la mort d’Aerith, le jeu réussit à être plus dépressif que son modèle d’origine. Les discussions entre joueurs promettent d’être acharnées au cours des prochaines années, entre ceux qui acceptent tant bien que mal l’inéluctabilité de cette mort et ceux qui s’accrochent encore à l’espoir que, quelque part, notre belle soigneuse a survécu et que nous la retrouverons lors de la Réunion des mondes. Au fond, je dois moi-même espérer une possible fin heureuse pour tout le monde, même s’il me semble impossible de réaliser cela sans partir dans un grand n’importe quoi. Là où Rebirth m’a cueilli alors que je ne l’attendais pas sur ce terrain là, c’est en me permettant de passer enfin outre mon déni autour de Final Fantasy XV. L’opus rafistolé par Tabata n’a jamais pu caresser le rêve de devenir ne serait-ce que la moitié de ce grand périple initiatique qu’il était supposé être. Je dois d’ailleurs confesser que j’ai longtemps jalousé ces fans de jeux cassés à leur sortie, mais qui ont eu le droit à leur rédemption. Des noms comme No Man’s Sky ou Cyberpunk vous viennent forcément à l’esprit à la lecture de ces quelques lignes. La rédemption de Final Fantasy XV n’est jamais venue, et ce n’est pas faute de l’avoir espérée. Il aura fallu attendre Rebirth, dont la science du voyage puise beaucoup de son essence dans les cendres des aventures de Noctis, pour que cette chimère se réalise. Merci Naoki Hamaguchi pour cette folle odyssée qui me sort de presque une décennie de déni autour d’un jeu qui n’a finalement jamais existé.
5 Commentaires
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Un article absolument passionnant. Un grand bravo.
Merci à toi !
Entièrement d’accord. Superbement écrit !
Je suis très content d’avoir lu cet article. Cela résume bien le ressenti que moi-même j’ai pu avoir. Il est très bien écrit. Ce n’est peut-être pas le lieu, mais comme un besoin, je partage des questions qui me viennent toujours depuis la fin de Rebirth (comme certainement beaucoup de personnes) : pourquoi Sephiroth tue Aerith alors qu’en tant que « être omniscient », il sait que c’est ce qui va sauver la planète ? Est-ce qu’il a sciemment laissé Cloud le déjouer à cet instant pour créer un monde où elle est sauvée et pouvoir mettre en action ce qu’il souhaite ? Dernière remarque (que je n’ai vu nulle part) : la matéria blanche devient totalement transparente à la forêt des anciens, puis opaque lors de la scène de fin quand Cloud la regarde (avec un petit « effet miroir »). Pourquoi ? Bref, j’espère qu’il y aura des réponses précises lors de la 3ème partie. Et remercie pour cette lecture !
Je me rends compte que je n’ai pas pris le temps de répondre haha.
Un grand merci pour ce commentaire.
Pour Aerith, je pense que Sephiroth cherche à la tuer dans toutes les différentes timelines. On le voit avec Zack et son arrivée dans l’église, et ca fait écho à ce qu’il se passe dans les nouvelles de Nojima, Lifestream White and Black.
Pour la matéria vide, je n’y vois que du symbolisme pour le moment. Cloud est un être « vide », privé de ses souvenirs. Tout ce que je peux anticiper c’est que cette matéria vide jouera surement un rôle après la reconstruction mentale de Cloud.