Derrière l’écran : les développeurs face à l’avidité et l’ignorance
Sauver des royaumes au bord de l’effondrement. Arpenter de vastes contrées féeriques aux étendues chatoyantes. Servir de garde forestier avec pour seule compagnie cette voix apaisante qui s’échappe de votre talkie-walkie. Voilà tant de possibilités qui font que vivre une expérience vidéoludique est souvent une bulle d’oxygène. Malheureusement, l’envers du décor de cette industrie n’est pas aussi heureux que nous aimerions le penser. Le climat anxiogène que nous cherchons à fuir au moment d’entamer une nouvelle aventure n’épargne pas les petites mains qui donnent vie à ces univers. C’est pour parler de cela que nous entamons la publication d’une série de trois articles pour remettre un coup de projecteur sur des éléments qui entachent trop souvent le secteur vidéoludique. Par le biais de ce premier papier, nous faisons un tour global de l’industrie. Entre l’explosion des coûts de production, les licenciements de masse, le ressenti des développeurs face au capitalisme exacerbé et les décisions ubuesques prises par des dirigeants aveuglés par un schéma de pensée court-termiste, autant dire qu’il y a beaucoup de choses à traiter.
Cet article a été écrit avec la collaboration de nombreuses sources anonymes travaillant au cœur du monde du jeu vidéo et est donc idéologiquement marqué.
La rédaction de Point’n Think
État des lieux de l’industrie
Ce n’est un secret pour personne, l’industrie vidéoludique génère énormément d’argent. Nous parlons d’un secteur qui pèse 177 milliards de dollars à l’échelle mondiale, et représente 5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans l’Hexagone. En 2019, nous pouvions observer que le total des revenus issus de la pratique du jeu vidéo était plus de deux fois supérieur au chiffre d’affaires combiné de l’industrie du cinéma, qui était alors à 42,5 milliards, et de la musique qui dépassait de peu les 20 milliards annuels. Ces chiffres stratosphériques se sont maintenus au cours des années suivantes, bien aidés par la crise du COVID-19 qui a contraint des millions de personnes à être confinés chez eux pendant plusieurs semaines ou mois en fonction des pays. Vous vous en doutez, quand on est bloqué entre quatre murs, il faut trouver un moyen de tuer le temps, et le jeu vidéo s’est imposé comme une réponse naturelle à ce besoin. C’est dans ce contexte que naît l’incroyable et presque improbable success story autour d’Animal Crossing et de ses 45 millions de ventes à 60 euros l’unité, venant goulûment remplir de quelques piécettes les poches du petit artisan du jeu vidéo.
Si une baisse pouvait être attendue une fois le retour à « la vie d’avant », il n’en fut rien. Le jeu vidéo continue d’être une industrie florissante. En 2023, nous avons pu recenser plus de 3,2 milliards de joueurs. Un record, et observer des revenus à hauteur de 187 milliards de dollars sur ce dernier exercice fiscal. Pourtant, vous n’êtes sûrement pas passé à côté du bruit ambiant qui nous explique que la crise frappe fort et que c’est la raison pour laquelle les licenciements, et autres fermetures de studio, se font de plus en plus nombreux au sein des grands groupes. En 2022, le secteur a enregistré un nombre record de 8 500 licenciements. En 2023, ce record a été battu de près de 25 %. Et au cours de ce premier semestre 2024, c’est plus de 10 000 emplois qui ont été supprimés. Parallèlement à ces licenciements, un certain nombre de titres ont enregistré des performances commerciales en dessous des attentes de leurs éditeurs, à l’image d’Alan Wake 2 ou de Final Fantasy VII Rebirth. De nombreux autres jeux en cours de développement ont été simplement annulés. C’est le cas de Square Enix qui a consenti à une perte sèche d’environ 140 millions d’euros en raison de l’abandon de nombreux projets, afin de recentrer son pipeline de développement autour des licences porteuses de son portefeuille de propriétés intellectuelles. Il est fort probable que les licenciements et annulations de projets continuent, même si un ralentissement est à prévoir vu que la quasi-totalité des entreprises ont clôturé leur exercice fiscal 2023/2024. Il y a là une contradiction évidente et troublante entre cette réalité humaine et les sommets de comptabilité atteint.
La fin de la pandémie de COVID-19 est une explication potentielle pour ces décisions de suppressions d’emplois, mais il ne faut pas pour autant balayer sous le tapis l’évolution des modèles de consommation, des comportements et des préférences des joueurs, ainsi que l’augmentation des prévisions économiques non satisfaites, de la concurrence et des budgets de production. Pour beaucoup, 2023 et ce début 2024 sont une orgie vidéoludique. Nous croulons sous la sortie d’excellents jeux, au point qu’il devient presque impossible de suivre le rythme, même pour quelqu’un vivant du traitement de l’actualité vidéoludique. Alan Wake 2, Armored Core VI, Baldur’s Gate 3, Resident Evil 4, Diablo IV, Final Fantasy XVI, Final Fantasy VII Rebirth, Stellar Blade, Dragon’s Dogma 2, Hi-Fi Rush, Hogwarts Legacy, Marvel’s Spider-Man 2, Starfield, Star Wars Jedi: Survivor, Super Mario Bros Wonder, The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom, Phantom Liberty, Shadow of the Erdtree constituent une avalanche interminable de grosses productions entrant en collision les unes avec les autres dans une fenêtre de moins de dix-huit mois.
Cet embouteillage de sorties plus excitantes les unes que les autres ne peut qu’entraîner des échecs inévitables. Personne ne peut investir entre 60 et 80 euros toutes les deux semaines pour profiter de toutes les aventures que les développeurs ont à nous proposer. Pourtant, malgré une accumulation d’échecs commerciaux, l’industrie ne cesse de faire étalage de sa puissance. Nvidia est devenue l’une des entreprises les plus grandes, les plus puissantes et les plus importantes du monde ces derniers mois grâce à l’essor de l’IA. Au point de dépasser, au moins temporairement, Apple et Microsoft avec une capitalisation de 3 335 milliards de dollars. La firme de Redmond, quant à elle, a conclu la plus grande acquisition technologique de l’histoire, en achetant Activision Blizzard, pour la bagatelle de 70 milliards de dollars. Cet achat a coûté neuf fois ce qu’Amazon a dépensé pour acquérir MGM, le studio de production notamment connu pour la saga cinématographique James Bond, et représente deux fois la valeur du leader de la musique en streaming Spotify. La conjoncture économique mondiale ternit cependant le tableau. Si nous parlons de 187 milliards de dollars de revenus générés en 2023, contre 190 milliards de dollars à son apogée en 2021, en tenant compte de l’impact de l’inflation, la chute est en fait plus importante. 2021 générant environ 213 milliards de dollars aux prix de 2023, ce qui signifie que le marché a diminué de 26 milliards de dollars en termes réels, soit 12 %. Si nous restons évidemment sur des chiffres colossaux, il faut comprendre que la logique capitalistique ne tolère pas la baisse. D’ailleurs, pour être honnête, elle ne tolère pas la stagnation non plus. Seule la croissance compte, quand bien même les sommes empochées sont d’ores et déjà vertigineuses. Nous sommes en plein cœur du mythe de la croissance infinie. Ce modèle que la société essaie de nous imposer comme le seul envisageable est pourtant loin de fonctionner. Il est même plutôt en passe de tout broyer autour de lui, sans préavis, à l’exception de quelques privilégiés.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que la crise est réelle, mais que tout le monde ne la vit pas pareil. Un studio dans l’escarcelle d’un gros éditeur ou d’un constructeur peut survivre à l’échec commercial d’un jeu ou à des objectifs de ventes non atteints. Nous avons des business model construits de sorte que de l’argent entre en masse grâce à des jeux en ligne, permettant ainsi de développer des aventures pas forcément rentables, mais qui aident à construire une image de marque. Pour les petites structures, la crise dont on parle ne se ressent pas de la même façon. Un studio indépendant qui sort une production tous les trois ans, s’il se retrouve dans une situation où les ventes sont inférieures à ce qui avait été planifié, n’aura pas d’autres solutions que de fermer ou de licencier une partie de ses effectifs pour survivre. C’est un aspect qu’il ne faut pas négliger et qui explique la fermeture de nombreuses équipes. C’est pour cela que même des boîtes de tailles modérées peuvent se retrouver dans des situations de précarité ou d’instabilité importante. Cela étant dit, il faut garder en tête que pour des entreprises comme Xbox, Take Two ou PlayStation, nous faisons surtout face à des acteurs du marché qui instrumentalisent cette crise. Leurs marges baissent, même si ce n’est pas spécifiquement dû à une diminution des revenus, mais plutôt à un accroissement des dépenses. Quand on parle de telles entités financières, il faut bien avoir à l’esprit que faire moins bien que l’année précédente, ou que stagner n’est pas acceptable. C’est-à-dire que si 3 milliards de bénéfices ont été faits lors du précédent exercice fiscal, refaire 3 milliards sera vu comme un échec. Il faut obligatoirement faire mieux, ne serait-ce que de quelques millions d’euros, car les actionnaires sont dans cette optique de la croissance infinie mentionnée plus haut.
La façon dont cela est perçue par les travailleurs et les travailleuses du jeu vidéo, c’est qu’il y a un effet d’aspiration. Ces grandes entreprises voient que nous normalisons le fait de licencier, car les petits groupes n’ont pas le choix et que c’est ce qui permet d’éviter de déposer le bilan. C’est une excuse en or pour s’engouffrer dans le mouvement et ainsi supprimer de nombreux postes en agitant le spectre de la crise financière, alors même que les dirigeants de ces énormes structures annonçaient quelques semaines avant des revenus records. Les capitaines de ces navires ont juste compris que c’était le bon moment pour réduire leurs coûts et augmenter encore un petit peu plus leurs marges colossales. Le signal que cela envoie est préoccupant, car il montre que les investisseurs qui ont débarqué dans l’industrie il y a quelques années ne sont venus que pour la promesse d’un retour sur investissement garanti. Un peu avant, et pendant le COVID, il y avait ce sentiment que le jeu vidéo était un monde en croissance exponentielle et qui représentait un pari sûr. Il est possible d’observer ce genre de financement dans des petites entreprises comme Dear Villagers ou des gros groupes comme Nintendo qui ont reçu des fonds en provenance d’Arabie Saoudite.
Entre-temps, la crise économique a durement frappé, ce qui fait que les marges sont désormais moins sûres et qu’il est désormais impossible de savoir quels projets vont rapporter de l’argent. L’oasis promise a commencé à se tarir et il va falloir avoir les reins solides dans les années à venir pour un grand nombre de studios dépourvus de mécène.
Un secteur précaire ?
Il est compliqué d’imaginer une situation dans laquelle il va être possible de surmonter cela. C’est une situation qui angoisse un certain nombre de développeurs, car la seule porte de sortie serait d’imaginer un monde où les investisseurs accepteraient que les mains travailleuses ne rapportent plus autant d’argent qu’il y a dix ans et qu’il faille désormais composer avec cette réalité.
Personne ne va dire ça, parce que c’est le capitalisme, parce qu’on va se faire baiser.
Source anonyme
La seule ligne d’horizon pour les gens aux commandes est de s’imaginer que nous allons aller de restructurations en plans de licenciements, en nouvelles stratégies économiques qui auront tous pour objectif d’atteindre un nouvel âge d’or de rentabilité pour le jeu vidéo. C’est terrifiant, car il n’est pas impossible que, dans les prochaines décennies, nous assistions juste à un spectacle d’investisseurs courant après une carotte qu’ils n’attraperont jamais. Malheureusement, faire un jeu vidéo ambitieux, ou ne serait-ce que correspondant aux critères du grand public, ça demande de plus en plus de temps et de plus en plus de personnes. Depuis quelques années, nous parlons un peu partout de l’explosion des coûts, et ce qui l’explique en grande partie, c’est l’augmentation des effectifs nécessaires pour mener un projet à bien. Toute la main-d’œuvre n’est évidemment pas composée de salariés, car il n’est pas rare d’avoir recours à des travailleurs indépendants, mais l’idée reste la même. Pour vulgariser, le budget d’un jeu vidéo est principalement constitué des salaires, même s’il ne faut pas oublier le prix du loyer et des différentes factures pour faire tourner les locaux.
Pourquoi est-ce que de plus en plus de gens doivent désormais travailler sur un jeu vidéo ? C’est la question que beaucoup sont tentés de poser et qu’il n’est pas rare de voir sur les réseaux sociaux. Tous les secteurs d’une production demandent infiniment plus de soin que par le passé. S’il est vrai que la course aux graphismes ponctionnent beaucoup d’efforts et de ressources, les autres aspects d’un jeu sont aussi de plus en plus gourmands. Des différentes conversations que nous avons pu avoir avec des développeurs, il y a également eu une explosion des coûts de game design, notamment avec la démocratisation des mondes ouverts. Si on veut faire un jeu qui se déroule dans une vaste zone ultra détaillée, dans ce cas, il faut engager une armada de Level Designers pour penser le tout. Il faut adapter l’IA des ennemis à plus de situations différentes. Les jeux services eux même demandent énormément de travail malgré ce qu’on peut en penser. Lorsque un studio crée quatre types de personnages différents avec tout autant d’arbres de compétences, il faut coder tout cela, le designer et l’équilibrer. Il en est de même pour le sound design. Désormais, on a besoin de gens spécialisés dans l’utilisation de middleware. Ce sont des choses qui ne se faisaient pas avant, mais qui apportent énormément d’un point de vue artistique. La spatialisation du son est quelque chose à laquelle nous nous sommes tous habitués sans réellement prendre conscience du travail que cela demande. Cette augmentation des coûts qui se traduit comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête des créatifs est multifactorielle et ne peut se résumer uniquement aux graphismes.
On ne produit plus les jeux de la même façon que dans les années 90. De nos jours, on a de plus en plus recours à des spécialistes en expérience utilisateur (UX). Au sein de gros organismes, comme Ubisoft par exemple, on retrouve des laboratoires entiers dédiés aux UX. Tout cela, c’est de la masse salariale pour des gens effectuant des tâches qu’on ne pensait pas nécessaire il y a une quinzaine d’années. Toujours pour citer le cas d’Ubisoft, même un petit projet doit passer par la case laboratoire pour vérifier l’ergonomie de la proposition. C’est très compliqué de donner un jugement sur tout cela, car il y a de la valeur artistique là-dedans. Les ergonomes permettent de faire des choses infiniment plus intuitives que par le passé. C’est aussi pour cela que nous avons maintenant une grammaire qui s’est démocratisée jusque dans le mapping des touches. On se retrouve donc dans une situation où il est difficile de nier la nécessité de tous les nouveaux aspects des développements modernes, mais de l’autre côté, c’est aussi ce qui explique l’explosion des budgets. Ainsi, cela donne l’impression de voir un serpent qui se mord la queue. La volonté de toucher un public de plus en plus large, et même d’augmenter potentiellement ses revenus avec des microtransactions demande des investissements plus conséquents que par le passé. Tout ceci illustre bien la quête chimérique des investisseurs, car à moins d’un retour en arrière sur quasiment tous les aspects de la création d’un jeu, il sera impossible de retrouver les marges d’antan.
À la lecture de ceci, nous pourrions croire qu’il est facile de trouver un poste dans le milieu du jeu vidéo. Après tout, si nous avons besoin de plus en plus de monde, c’est que l’offre d’emploi est forte. Sur le marché français, même en sortant d’une école spécialisée dans le jeu vidéo et en bénéficiant donc d’une formation très prestigieuse, il reste très compliqué de se faire une place dans cette industrie. Évidemment, tous les métiers ne sont pas à égalité devant ces difficultés. Le Producer ou Chef de projet peut facilement trouver un poste, en plus de bénéficier d’un salaire plus que raisonnable. Nous parlons d’environ 50 000 euros annuels en région parisienne. Pour un Junior Game Designer, même venant de grandes écoles, la situation est quelque peu différente. Les salaires sont plus bas. Il est question de 1 600 à 2 000 euros brut en début de carrière. Ils ont également énormément de mal à trouver du travail. Il n’est pas rare de se retrouver dans des situations un peu ubuesques avec des studios qui tournent exclusivement avec des CDD et/ou des travailleurs indépendants. Cela crée une précarité pour le studio, mais également pour le travailleur individuel qui, même en stage et sans la garantie d’une embauche, peut se retrouver à endosser le rôle de lead level designer pendant six mois, avant de laisser la place à un autre stagiaire. Le sentiment d’insécurité est donc assez important, même si en France nous sommes protégés par le code du travail, ce qui fait que personne n’a peur de repartir à l’improviste avec ses affaires dix petites minutes après son arrivée au bureau. Malgré tout, les licenciements constituent un sujet qui occupe massivement les esprits de tous les travailleurs français.
Déjà qu’il est très difficile de trouver un poste malgré une bonne formation, il y a aussi des choses inhérentes à votre personne qui peuvent vous empêcher de saisir une opportunité. Il n’est, par exemple, pas rare que des gens à l’accent prononcé soient éconduits au moment de l’entretien, alors même que le postulant n’aura jamais à utiliser autre chose que sa langue maternelle. Avoir un accent campagnard ou du nord peut aussi se révéler rédhibitoire nous dit-on. Des histoires de ce genre, il y en a légions dans le secteur français. Des gens de talent sont souvent contraints de se réorienter pour toutes les raisons que nous avons mentionnées. Les postes purement artistiques sont souvent les plus précaires. C’est compliqué de trouver du travail, et encore plus de trouver une position stable. Depuis quelque temps, il y a aussi la comparaison avec les IA qui se fait de plus en plus, toujours au désavantage du travailleur humain dont la productivité sera forcément inférieure à cet outil d’un nouveau genre.
En ce moment, la précarité se ressent de plus en plus en France et crée un climat très anxiogène. Si le management d’un studio annonce avoir quelque chose à dire pour le début de la semaine suivante, la première pensée qui vient frapper l’esprit des troupes est la probable mise en place d’un plan de licenciements. Cela crée un sentiment d’instabilité profond qui empêche de se projeter. Nous avons par exemple une pensée pour les membres de la Team Jusant de chez Dont’Nod qui ont appris la dissolution de leur groupe quelques semaines après la sortie du jeu éponyme, alors qu’ils avaient déjà commencé à réfléchir à leur prochain projet. Le studio Artefact à Lyon est souvent revenu dans nos entretiens comme étant l’un des plus problématiques de France, car il tourne en flux tendu en enchaînant les stagiaires et les CDD sans jamais, ou presque, offrir d’opportunité sur le long terme.
Le son de cloche est quelque peu différent outre atlantique du côté de ceux qui travaillent dans des studios de plus grosses envergures. Si la conscience que, tout peut s’arrêter du jour au lendemain, car il n’y a pas de code du travail aussi protecteur que dans notre pays, ceux avec qui nous avons discuté ont tenu à exprimer leur gratitude et à dire ô combien ils se sentent chanceux de pouvoir exercer dans cette industrie. La situation de travailleur du jeu vidéo apparaît comme plus enviable que dans certains secteurs culturels. Un Lightning artist a la quasi-certitude de travailler sereinement plusieurs années sur un gros jeu, là ou pour un film, même un blockbuster, la mission va rarement au-delà de quelques mois. L’expertise et la réputation acquise quand on a l’opportunité de travailler dans une entreprise internationale rendent la recherche d’emploi bien plus facile en cas de licenciement, même si l’idée de la reconversion trotte toujours dans un coin de la tête, mais pour des raisons différentes que celles évoquées plus haut. En effet, l’industrie est polluée par des directeurs qui ont atteint ces postes à hautes responsabilités uniquement car c’était une ascension de carrière logique, et non pas par volonté véritable. Il en résulte des directeurs de projets toxiques qui viennent gangrener les petites équipes lorsqu’ils décident de voir si l’herbe est plus verte ailleurs. Il n’est pas rare d’entendre « C’est comme ça qu’on fait chez Ubisoft/EA, donc vous allez m’écouter. »
La gestion de la crise du Covid n’a évidemment rien arrangé à la situation globale du secteur vidéoludique. Cette période de moins de deux ans a permis d’afficher publiquement l’incompétence criante d’un grand nombre de décisionnaires. En constatant l’explosion de la consommation des contenus avec le confinement, il a été décidé de recruter en masse afin d’abreuver le public de productions. Cette campagne de recrutement s’est vue accompagnée d’une forte hausse des salaires sur le continent nord-américain. Personne n’a eu l’intelligence de se dire que le confinement ne durerait qu’un temps et que la situation de 2020-2021 ne deviendrait jamais la norme. Au Canada, on peut observer qu’un développeur senior est généralement rémunéré à hauteur de 100 000/150 000 dollars par an.
C’est énorme pour ce qu’on fait. C’est même trop. Je ne vais pas me plaindre car ça me permet de payer la maison et la voiture tranquillement… En vrai c’est indécent quand j’y repense, même si j’ai une grosse expertise. On parle de ce genre de salaire même pour des développeurs sur des studios qui n’ont toujours rien livré depuis plusieurs années en termes de productions. Pourtant, les bonus coulent à flots. C’est fantastique d’un point de vue personnel, mais ça nourrit l’impression d’être en plein cœur d’une bulle financière instable.
source anonyme
Cette bulle est peut-être vouée à éclater prochainement. C’est en tout cas le souhait d’un certain nombre d’interlocuteurs, même si le résultat sera moche et douloureux dans un premier temps. Il est l’heure de remettre du réel dans l’esprit des gens, aussi bien chez le public que dans la tête des décisionnaires.
Entre avidité et méconnaissance
Swen Vincke, le président de Larian Studios, expliquait en mars 2024 à nos confrères de chez Eurogamer que la quasi-totalité des décisionnaires ne réalise pas que faire un jeu est un petit miracle, et qu’il est encore plus compliqué de leur faire accepter que d’aboutir à un succès critique et/ou commercial est encore plus incroyable.
La gourmandise des dirigeants flingue l’industrie depuis tellement de temps. Depuis que j’ai commencé en fait. Je me suis battu toute ma vie contre les éditeurs qui continuent de faire les mêmes erreurs, encore et encore.
Swen Vincke, président de Larian Studio
Comme abordé plus haut, il est possible de retrouver ce manque d’ancrage avec le réel jusque chez les directeurs de projets qui tentent d’imposer coûte que coûte les seules méthodes de management qu’ils connaissent, sans prendre en compte les différences de contexte entre un petit et un gros studio, ou les différences fondamentales qu’il y a entre concevoir un jeu solo et un jeu multi-joueurs. Rentabilité et profits sont les maîtres-mots au cœur de plus en plus de développements. De nombreux développeurs abordent le sujet des licenciements de masse avec une grosse inquiétude pour l’avenir de l’industrie. Pas parce qu’ils ont peur d’être les prochains sur la liste, mais parce que cela pose une vraie problématique quant à la conservation des connaissances. C’est pour cette raison qu’il est délicat de rationaliser toutes ces suppressions d’emplois, en particulier auprès d’un acteur comme Xbox qui est allé jusqu’à fermer Tango Gameworks, en dépit du succès critique de Hi-Fi Rush. Le fait que la main d’œuvre soit clairement affichée comme quelque chose de jetable et de sacrifiable est très négatif, car on perd toutes les compétences acquises par ces gens-là. D’autant plus qu’il est permis d’avoir de gros doutes quant au fait que les développeurs de plus de 50 ans qui se font virer du jour au lendemain vont avoir envie de retourner dans l’industrie vu les conditions de travail. Dans le meilleur des cas, ils vont fonder leur petite structure pour continuer à créer loin du tumulte des actionnaires.
Créer un jeu vidéo est excessivement compliqué. On parle à longueur de temps de talents et de compétences techniques, mais on ne parle que trop rarement des capacités qui se développent au cours de la création d’un titre. Le temps passé sur un projet améliore la gestion des pipelines de production, ainsi que les communications entre les différents services ou la maîtrise des outils déployés. Tout cela, c’est quelque chose qui s’acquiert sur le temps long. C’est pour cela qu’une équipe est toujours bien meilleure dans la dernière ligne droite que lors des premières semaines, et qu’on observe souvent des suites bien meilleures que les premiers opus si le gros des troupes est reconduit. Chaque employé est devenu meilleur de façon générale, mais aussi dans sa faculté de travailler de concert avec ses partenaires. Les licencier, c’est perdre ce facteur invisible qui fait toute la différence. Cumuler les contrats précaires et les stagiaires empêche de créer la moindre identité de studio, et donc de pérenniser des savoir-faire communs.
On se rend compte que l’objectif n’est plus nécessairement de faire un jeu qui est bon ou juste rentable, mais de faire un produit qui atteint un tel taux de rentabilité qu’il permet l’afflux constant d’investisseurs qui font grimper le cours en bourse. C’est là que la logique devient monstrueuse, car la finalité n’est plus de gagner de l’argent, mais de rapporter des investissements. Nous ne sommes plus face à une logique de croissance économique, mais bien face à un logiciel de pensée purement financier. Les dirigeants qui sont énormément récompensés par des actions ont tout intérêt à voir le cours de ces dernières exploser. Ce qui était à la base une récompense est devenu l’objectif. La logique capitaliste voudrait que l’action reflète la qualité économique d’une entreprise, mais ce n’est plus le cas. Cela reflète juste la capacité à se faire de l’argent avec ladite action. Nous sommes dans un monde complètement abscons qui n’a plus aucun sens, à moins de l’observer via le prisme de l’enrichissement personnel du haut management et des plus gros actionnaires. Il y a le sentiment d’assister à la fin de la récréation. La logique capitaliste qui gangrène la plupart des industries depuis les années 90 a rattrapé le jeu vidéo et lui assène de violentes droites.
C’est cette idéologie dominante qui explique la multiplication des coupes un peu partout dans le monde, alors que l’industrie continue d’exploser ses records de CA et de bénéfices nets. Pendant ce temps, les grands dirigeants s’en mettent plein les poches avec des salaires annuels qui permettraient de payer la totalité des gens licenciés pendant 5 ans, quand ils ne se barrent pas avec des parachutes dorés indécents. Comment ne pas froncer les sourcils quand Microsoft annonce le licenciement de plusieurs centaines de personnes au cours de l’intégration d’Activision, alors que Bobby Kotick quitte le navire avec un chèque avoisinant les 400 millions de dollars, soit quasiment le double du budget de développement de The Last of Us Part II. Certains développeurs nous ont confié avoir l’impression que ce mode de fonctionnement semble surtout prédominer en occident. Le Japon, qui a ses propres aspects néfastes à gérer comme la culture du crunch ou du sexisme au sein des bureaux, fascinent les travailleurs du jeu vidéo dans leur façon de penser et de gérer la croissance. Capcom et Nintendo sont souvent revenus dans nos échanges pour leur faculté de faire peu de turn-over, à recruter de façon intelligente, sans tomber ( pour le moment )dans la majorité des pièges dans lesquels les éditeurs occidentaux ont pu tomber.
Là où la situation devient souvent invivable pour les travailleurs de l’industrie, c’est qu’en plus de subir l’avidité et la déconnexion de leurs dirigeants, ils doivent aussi composer avec l’intransigeance d’un public qui ne sait quasiment rien des arcanes de la création d’un jeu vidéo. Depuis l’avènement de l’ère HD, nous avons trop habitué les joueurs à avoir plus de graphismes, de résolution, de mondes plus gigantesques et surchargés de choses à faire. Il en faut toujours plus, car nous sommes arrivés à un point où trop n’est jamais assez. C’est comme s’il y avait la peur de subir une mauvaise pub en sortant un jeu à gros budget qui durerait moins de quinze heures. Le délire des vendeurs de téléviseurs visant à imposer l’idée qu’on ne peut pas prendre de plaisir sans 4k et sans 60FPS a fait un mal énorme à l’industrie. Les gens ne réalisent absolument pas le coût et l’impact que cela a sur un développement quand on doit atteindre ce rendu-là sur un hardware qui est bon, mais pas vraiment « haut de gamme ». Une PlayStation 5 ou une Xbox Series X sont de belles machines, mais contrairement à ce que les publicités veulent faire croire, l’Unreal Engine 5 marche très mal sur ces deux consoles. Il est très compliqué d’atteindre le rendu qui a été promis. C’est une prise de tête constante pour les développeurs. C’est du temps perdu pour atteindre péniblement de la 4k avec de l’upscaling tout en essayant de garantir le 60FPS. Une grande partie de la presse vidéoludique ne s’en rend pas compte et est complètement matrixée par le marketing des constructeurs. Il suffit de voir un site comme JV.com qui met les barres de CinémaScope en point négatif pour sa critique de Hellblade 2, sans réaliser que cette économie de pixels sur l’écran est fondamentale pour le rendu final du jeu. L’envie artistique est présente derrière ce choix, mais c’est aussi un moyen de contourner des problèmes techniques qui diminuent le rendu visuel global.
Il faut comprendre que très peu de journalistes aident les développeurs. Nombre d’entre eux sont surpris et exaspérés quand ils constatent à quel point les passeurs de l’actualité du jeu vidéo sont pour la plupart à côté de la plaque sur la réalité d’un développement, et sur ce qu’il est possible de faire ou non à l’heure actuelle. Quiconque s’intéressant sérieusement à la création vidéoludique vous dira de ne pas espérer mettre la main sur des œuvres aux mécaniques ludiques très poussées avec le rendu de la démo de Matrix ou de Hellblade 2. Technologiquement, ce n’est pas à l’ordre du jour avant au moins la prochaine génération de consoles, et, même là, il s’agira d’un challenge hors de portée de la plupart des studios. C’est pour cela qu’il n’y a rien de plus douloureux pour un développeur que de voir le flot d’insultes que les joueurs peuvent leur adresser en masse s’il y parfois des chutes de framerate ou une 4k vacillante sur la dernière production à la mode. Un de nos interlocuteurs a résumé son travail comme étant une quête perpétuelle de subterfuge pour entretenir les illusions des joueurs à cause de ce que des sites comme Digital Foundry leur ont mis dans la tête, alors que la majorité des gens sont bien incapables de différencier à l’œil nu de la 4K et du 1440p, ou d’observer le passage du 60FPS à du 58. Malgré tout, ils ont l’espoir d’un jour pouvoir bénéficier de la même clémence que celle dont jouissent les studios japonais.
Le plus important c’est le gameplay. Il faut arrêter avec cette folie du photoréalisme, de vouloir faire toujours plus beaux. Rien que le temps passé pour les assets de textures devient ubuesque. Faire de la photogramétrie c’est excessivement long. Les animations, le son, la spatialisation du son. C’est une quantité de travail de dingue. Je pense que ça va aller en s’empirant et que GTA VI va enfoncer le clou. Les gens ne réaliseront pas que ce jeu porte sur ses épaules 8 ou 9 ans de souffrances pour 5 000 développeurs. Ces productions ne sont plus tenables.
Source anonyme
Quelles solutions s’offrent donc à nous ? Un de nos contacts nous explique en plaisantant, qu’à part une révolution communiste, il ne voit pas ce qui pourrait influer sur la trajectoire que prend l’industrie. Plus sérieusement, l’espoir de voir le retour de plus petites productions, même au sein des studios les plus imposants, est de plus en plus important. Certaines équipes ont la chance de posséder des effectifs tellement imposant qu’il serait largement possible de fournir des projets de qualités tous les deux ou trois ans si tout le monde acceptait de revoir les scopes à la baisse et que la culture de la performance brute était mise de côté. Le fait qu’Ubisoft mette en avant des productions comme Assassin’s Creed Mirage ou Prince Of Persia: The Lost Crown est un signal de cette prise de conscience chez certains dirigeants. De la même façon que l’arrivée de Final Fantasy VII Rebirth en à peine trois ans car aucun financier n’a imposé aux équipes de Hamaguchi d’abandonner l’UE4 pour un moteur plus clinquant et récent ,laisse penser qu’un changement peut encore s’opérer si le public continue de plébisciter ce genre de propositions. Il faut rééduquer les joueurs sur la nécessité des petits jeux en parallèle de quelques grosses productions.
Sans entrer de plein fouet dans le militantisme politique, si nous souhaitons aider les travailleurs et les travailleuses du jeu vidéo, il faut étendre cette volonté à l’ensemble des corps de métiers qui souffrent peu ou prou des mêmes maux issus de l’ultralibéralisme. Toutefois, dans l’optique où nombre d’entre nous préféreraient continuer à juste se positionner sur les réseaux sociaux, il faut alors comprendre ce qu’est un studio de développement. C’est la première des conditions pour réussir à se situer correctement. Un studio est une entreprise qui, comme toute entreprise, est dirigée par des patrons. Le principal point de flou que le monde du jeu vidéo entretient, c’est que les patrons sont aussi des artistes dans de nombreux cas. Les leads sont des figures artistiques et sont perçues avec une forme de sympathie. Lorsqu’un Edouard Leclerc passe à la télé, personne ne va exprimer de sentiments particuliers, c’est un homme d’affaires comme un autre. Par contre, quand on voit un Kojima, un Miyazaki ou un Druckmann, on balaye rapidement le fait qu’ils sont également des chefs d’entreprises et on se concentre uniquement sur leur rôle de grands créateurs. Cela ne veut pas dire que les dirigeants sont nécessairement de mauvaises personnes, mais leur statut reste un facteur à prendre en compte.
Cette glorification amène donc de façon inconsciente à toujours défendre les intérêts du patronat dans notre industrie. Quand on aperçoit des armadas de fans défendant un studio corps et âme malgré des affaires de crunch ou de gestion délétère, nous assistons souvent à une protection insidieuse des gens qui gèrent et possèdent ces studios. Il y a une forme d’amalgame néfaste entre la défense des intérêts de ceux qui travaillent au sein de ces structures et de ceux qui les possèdent. Cela amène à la création de discours absolument pas représentatif de la réalité des équipes de développement qui sont composées de castes sociales aux intérêts divergents. Avoir cela en tête permettrait d’éviter de tomber des nues quand on apprend que Rocksteady était volontaire pour créer un Game As A Service, car les patrons du studio ont des intérêts économiques et personnels bien plus proche de ceux des financiers de la Warner que de celui qui va se tuer à la tâche pour rendre l’expérience jouable.
Le monde du jeu vidéo n’est pas un monde à part, et son fonctionnement interne ne le distingue pas de la gestion d’une grande surface. Les mêmes logiques de rentabilité et de profits s’y appliquent, et les premières victimes sont paradoxalement les travailleurs, ceux sans qui l’industrie ne tiendrait pas debout et ne créerait aucune richesse. Pensons-y la prochaine fois qu’il nous viendra en tête de charger publiquement les développeurs dans leur ensemble quand un jeu ne remplit pas nos attentes.
Sources
THE STATE OF THE VIDEO GAMES INDUSTRY: A SPECIAL REPORT
The Tremendous Yet Troubled State of Gaming in 2024
GDC 2024 State Of The Game Industry: Devs discuss layoffs, generative AI, and more