Interview de Yoko Taro, réalisateur de NieR : Automata
Derrière cet étrange masque au sourire aussi amical que terrifiant, se cache Yoko Taro. Le fantasque développeur japonais fait partie des personnalités les plus en vue de l’industrie vidéoludique depuis le succès critique et commercial de NieR : Automata. Lui qui a toujours été vu comme un créateur atypique, en charge de titres au fort potentiel ludique, mais néanmoins imparfaits, a réussi son pari : changer la perception de millions de joueurs en exploitant pleinement les codes narratifs et structurels propres à notre médium.
Aujourd’hui, nous revenons sur l’homme, sur son passé et les pensées éparses qu’il peut avoir sur l’industrie, l’humanité et lui-même. Celui qui se plaît à rester caché derrière le visage d’un de ses personnages les plus iconiques, se dévoile un peu, laissant apparaître sa nature de punk de l’imaginaire d’une grande humilité.
Nous avons décidé d’adopter la graphie Yoko Taro car c’est le nom de scène choisi par l’auteur. Des génériques de ses oeuvres à Twitter, le développeur japonais est connu du monde entier de cette façon. Si le fait d’écrire son nom de cette façon est juste au japon car le nom de famille est toujours placé avant le prénom, la tradition occidentale voudrait que nous écrivions Taro Yoko, de la même façon que nous n’écrivons pas Kojima Hideo ou Miyamoto Shigeru. Pour plus de détails, nous vous référons à l’ouvrage de Nicolas Turcev dédié à l’oeuvre de Taro Yoko.
La rédaction de Point’n Think
Vous êtes originaire de Nagoya, dans la préfecture d’Aichi. Vos parents étaient restaurateurs et ont beaucoup déménagé. Vous avez passé une grande partie de votre enfance avec votre grand-mère, est-ce que cela a eu une influence sur l’homme que vous êtes devenu ?
Mes parents étaient propriétaires de petits restaurants et possédaient plusieurs établissements. Cependant, ils travaillaient essentiellement à Nagoya. Nous vivions donc sous le même toit. Le métier de la restauration étant ce qu’il est, ils rentraient tous les soirs à des heures tardives, ce qui fait que j’ai été essentiellement élevé par ma grand-mère. C’était une femme qui pouvait être très dure. Vous savez, le genre de personne qui insiste pour que les enfants travaillent avec acharnement à l’école même lorsqu’ils sont très jeunes. Elle pouvait être très sévère si je ne ramenais pas de bonnes notes. Dans le même temps, elle était également très protectrice et aimante. Parfois dans le mauvais sens du terme car elle pouvait me donner tout ce que je souhaitais manger, même si ce n’était pas forcément bon pour moi. D’une certaine manière, cette personnalité extrême m’a peut-être façonné.
Comment s’est construite votre relation à l’art pendant l’enfance ?
Mes grands-parents travaillaient dans l’enseignement et mes parents devaient s’occuper de leurs nombreux restaurants. Je n’ai donc pas vraiment grandi dans un milieu très artistique ou qui avait le temps de se passionner pour des formes d’arts. Pour tout vous dire, j’ai étudié les sciences au lycée, mais mes notes ont chuté à l’adolescence et j’ai donc échoué.
Fort heureusement, j’étais un geek passionné par les jeux vidéo et les séries animées, en plus d’être assez doué de mes mains. Je me suis donc orienté vers l’art assez instinctivement. Cependant, c’est en observant mes parents que j’ai appris la très importante leçon du « service à la clientèle ». À ce jour, je dois reconnaître que je ne me définis pas comme un artiste, mais plus comme quelqu’un qui procure du divertissement au sein d’une industrie de services.
Quels sont les artistes et les œuvres d’arts qui ont façonné votre imaginaire ?
Je l’ai déjà mentionné à plusieurs reprises par le passé, mais ça ne m’embête pas de revenir dessus avec vous. Au début des années 2000, alors que j’étais encore un jeune développeur, des jeux comme ICO et Ikagura m’ont beaucoup marqué.
Pour la littérature, j’ai envie de vous citer Hybrid Child de Mariko Ohara, et E.G. Combat de Mizuto Akiyama. Comme vous le savez, j’aime beaucoup les animés. J’ai été très marqué par Neon Genesis Evangelion et Farewell Space Battleship Yamato. Pour ce qui est du cinéma, je repense à The Thing de John Carpenter (1982), DEAD OR ALIVE : Criminal de Takashi Miike, et Interstellar de Christopher Nolan.
Votre amour du jeu vidéo est né avec Gradius. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Avant de connaître cette licence j’aimais déjà les jeux vidéo. Cependant, presque tous les titres que je connaissais avaient la même architecture avec une structure quasi infinie. Les mêmes boucles se répétaient encore et encore sans vraiment de but. On jouait pour la performance. C’était un peu comme pratiquer un sport.
En revanche, Gradius présentait une structure d’histoire semblable à celle d’un film. Chaque segment de l’aventure se développait par le biais de couleurs vives. Nous avions même un vrai dénouement à la fin du jeu.
À l’époque, nous pouvions déjà voir que la technologie des images de synthèse allaient se développer. Nous étions à l’aube d’une ère nouvelle pour tout ce secteur. Personne ne doutait que nous verrions très vite arriver des œuvres que nous aurions du mal à différencier de films en prise de vue réelle. On se disait que si nous arrivions à créer des jeux magnifiques avec ce type de narration, alors nous pourrions supplanter la télévision et le cinéma, voire ne plus en avoir besoin. Je me souviens de cet enthousiasme qui m’habitait.
On dirait que je me suis un peu emballé, car la télévision et le cinéma continuent de subsister.
Vous vous décrivez comme un otaku, pouvez vous expliquer ce concept au public français ?
Dans ma jeunesse, au cours des années 80, les otakus, ou les geeks, ne constituaient pas le courant dominant. Nous étions une minorité dans un coin de la salle de classe. J’appartenais à ce groupe et je ressentais une profonde démarcation entre moi et les élèves qu’on pouvait considérer comme branchés. Je pense que j’entretenais malgré moi cette séparation.
Mais aujourd’hui, quelque 40 ans plus tard, les sensibilités et la culture des otakus continuent de s’étendre au courant dominant au Japon, et la catégorie des « otakus » est en train de disparaître, car elle n’a plus vraiment de sens. Je crois qu’il existe des tendances similaires chez vous avec la culture populaire, mais ce qui me semble différent, c’est que la division entre « enfants et adultes » est plus prononcée en Occident.
Au Japon et dans d’autres pays asiatiques, les mascottes sont souvent représentées dans les rues, alors qu’en Europe et aux États-Unis, on voit rarement ce genre de choses. J’ai l’impression qu’il y a un fort sentiment de valeur qui fait qu’on place des niveaux d’infantilisme sur les éléments culturels, comme s’il y avait un âge pour apprécier telle ou telle chose.
En outre, les animés, les jeux et les mangas pour adultes qui rencontrent le succès en Occident arborent souvent des thèmes et des réflexions profondes. On dirait que le fait de proposer des histoires simplistes qui reposent sur le développement des personnages ne suffit pas.
J’aime les bandes dessinées françaises, mais elles semblent soumises à une forte contrainte qui les oblige à être « artistiques ». N’hésitez pas à me le dire si je me trompe.
D’autre part, au Japon, il n’y a pas de frontière entre les enfants et les adultes. On peut donc souvent retrouver des adultes qui consomment des œuvres sans thème particulièrement profond, au même titre que nous avons souvent des œuvres tous publics destinées aux enfants qui exploitent des thèmes complexes.
J’ai l’impression que c’est la différence entre la culture otaku occidentale et japonaise, mais je suis désolé, je me rends compte que je perds peu à peu le fil de ma pensée au fur et à mesure que j’écris ceci.
Durant votre adolescence vous n’étiez pas très populaire auprès des femmes, vous en avez déjà parlé à plusieurs reprises. Est-ce la raison pour laquelle vous semblez si fasciné par la création de personnages assigné à ce genre ? Que ce soit dans leur design ou leur écriture, vous leur accordez beaucoup plus d’attention qu’aux personnages masculins.
Je pense simplement que c’est parce que j’aime les femmes.
J’ai l’impression que le sexe opposé, qu’il soit masculin ou féminin, est quelque peu énigmatique et donc plus facile à thématiser.
Qu’est ce que vous recherchez quand vous créez un jeu ?
Les objectifs sont nombreux, mais le plus important pour moi est de faire quelque chose que je ne déteste pas et qui me plait. Je dirais que le but n’est pas forcément de faire ce dont j’ai envie.
Vous écrivez la fin de votre histoire avant toute autre chose. Pourquoi est-il important, dans votre processus d’écriture, de commencer par la conclusion de l’histoire ?
C’est un moyen plus simple pour faire passer certaines émotions lorsque je commence l’écriture d’une histoire.
Cependant, parfois, lorsque je veux compliquer une situation ou un thème, j’ose écrire sans avoir de fin en tête. C’est une autre manière de faire qui est tout aussi intéressante car elle me permet de donner plus facilement une tournure inattendue aux événements de l’histoire.
Les thèmes de l’humanité et de la mort sont des sujets que vous aimez explorer dans vos œuvres. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces thèmes ?
Ce qui est intéressant avec les humains, c’est qu’ils ne se comprennent pas les uns les autres… Je ne comprends pas moi-même ce que j’ai dans la tête ou dans mon cœur. Aussi, plutôt que de dire que je m’intéresse à l’humanité ou à la mort, je pense qu’il est plus juste de dire que je n’ai que peu d’intérêt pour la structure de la société dans son ensemble et que je lui préfère les individus.
Votre rapport à la violence a changé au cours du temps. Si vous avez d’abord pensé que la violence était l’apanage des fous, vous semblez désormais penser que toute personne persuadée d’agir au nom du bien est capable d’accomplir des atrocités. Pouvez-vous nous faire part de vos réflexions à ce sujet ?
J’en suis toujours intimement convaincu, car nous, les humains, avons créé un monde où, même en 2024, des enfants sont encore tués dans des guerres.
Pensez vous que le monde est devenu fou ?
Je pense que les humains n’ont pas réussi à être rationnels et qu’ils sont en train de revenir à l’âge des émotions…
Je me trompe peut-être, mais je pense que la plupart des gens seraient d’accord pour dire que nous devrions tous être égaux. D’un autre côté, de nombreuses personnes s’opposeraient à ce que les parents ne puissent pas donner l’argent qu’ils ont gagné à leurs enfants, et à ce que l’État le redistribue de manière égale entre tous les citoyens.
Ces incohérences m’amènent à penser que notre espèce est encore trop jeune pour être pleinement rationnelle.
Au fond, la folie est une valeur relative. Il dépend donc de chacun de savoir si c’est l’âge de la raison ou de l’émotion qui doit être considéré comme saint d’esprit ou non…
Quel futur voyez-vous pour l’humanité ?
À mon avis, les divisions, les discriminations et les disparités actuelles seront probablement résolues, mais pas parce qu’il y aura eu réconciliation ou la mise en place d’un système égalitaire et utopique. Pour toutes les oppositions existantes, je vois l’une des deux parties périr.
Lorsque nous arriverons à ce stade de « résolution », l’humanité périra lentement car il n’y aura plus rien à faire.
Votre travail fait souvent référence aux philosophies existentialistes. Quel est le sens de la vie pour vous ? Trouvez-vous que notre existence est absurde ?
Je pense que notre vie n’a pas le moindre sens et que notre existence est profondément absurde.
Ceci étant dit, je dois vous confesser que je ne suis pas encore prêt à accepter que le monde soit ainsi, et je compte continuer à essayer de le changer.
Il y a quelques années, vous avez déclarer croire fermement au potentiel des jeux vidéo pour changer le monde. Qu’entendez vous par là ?
Ce que je veux dire par là c’est que le jeu vidéo est le meilleur médium pour manipuler quelqu’un et donc l’amener à avoir certaines réflexions.
Vous semblez aimer créer des univers en ruine. Quelles places occupent les différentes catastrophes qui ont touché le Japon dans votre vie d’artiste ? La catastrophe de Fukushima a-t-elle eu un impact sur votre imaginaire ?
Je vais être honnête avec vous. La principale raison qui fait que je place mes histoires dans des mondes en ruines est que c’est beaucoup moins coûteux que de créer de toute pièce un monde vivant et similaire au nôtre. L’autre raison est que j’aime ce genre d’univers.
Je ne me suis jamais inspiré de la catastrophe de Fukushima pour mon travail. Mais la ville de Tokyo, où je vivais à l’époque, a été gravement secouée. Cependant, même si c’était vraiment choquant de voir toutes ces personnes mortes aux informations, je ne peux pas dire que cet événement ait pu avoir une quelconque influence sur mon travail.
Quel est votre rapport à l’anonymat à l’ère des IA et des deepfakes ?
L’IA et les « deepfakes » ne sont que des outils permettant d’étendre les désirs humains. Par conséquent, je suis plutôt convaincu que nous verrons un monde où des « désirs » plus forts triompheront et succéderont à ce phénomène.
Quant à l’anonymat sur l’internet, je pense qu’il sera exposé et vidé de son sens par ces Intelligences Artificielles, conformément aux exigences des masses en matière de sécurité en ligne.
Depuis quelques années, vous bénéficiez d’une grande réputation à travers le monde. En France nous accordons de l’importance au statut d’auteur, et beaucoup ici vous classent aux côtés de génies comme Fumito Ueda, Shigeru Miyamoto ou Hideo Kojima. Prêtez-vous attention à ce genre de choses ?
Ueda-san, Miyamoto-san et Kojima-san sont peut être des génies , mais je ne le suis pas. En tout cas, j’ai le sentiment de ne pas en être un. Je me sens un peu en décalage avec cette vision que certaines personnes peuvent avoir de moi même. Je pense également que ça serait inélégant de répondre par l’affirmative à ce genre de compliments.
Quel est votre regard sur la création vidéoludique japonaise des dernières années ?
Je sens que nous approchons de la fin d’une ère pour les vieux comme moi, et qu’une toute nouvelle génération est en train d’éclore. Cependant, il faudra encore une dizaine d’années pour que le pouvoir de ces jeunes se concrétise pleinement aux yeux du monde entier. La génération qui émerge a moins de 30 ans, mais j’ai l’impression qu’ils sont de plus en plus nombreux à savoir utiliser des logiciels intermédiaires et d’autres outils plus pointus.
Pour ceux qui ont débuté en même temps que moi, c’était plus compliqué. On devait commencer par créer des environnements de développement 3D. Maintenant, avec la démocratisation d’outils comme Unreal ou Maya, on peut se concentrer uniquement sur la partie production. Toutefois, parce qu’ils n’ont pas encore vraiment de poids politique et décisionnel au sein des différents studios, je pense que ça va encore prendre un peu de temps avant qu’ils ne prennent le contrôle total des processus de production.
D’autre part, les différentes écoles ne se sont pas encore totalement adaptées aux environnements de développement matures. Il est donc très difficile de se développer pour les étudiants qui ne prennent pas le temps d’étudier et de se perfectionner de leur côté.
Une autre caractéristique des jeunes de ces dernières années est qu’ils sont peu enclins à s’affirmer… Personnellement, je pense que c’est en partie à cause de la diffusion d’internet et des réseaux sociaux. J’ai l’impression que cette génération a grandi en regardant tellement de gens se faire incendier en ligne, qu’elle a de plus en plus tendance à ne pas relever de défis, de peur d’être blessée…
Toutefois, cela ne signifie pas que nous n’allons plus voir des gens se mettre en avant et penser à tort qu’ils sont les meilleurs, comme cela a pu arriver dans le passé. La seule chose dont je suis sûr, c’est que le changement est en cours.
Quand on regarde de plus près, la majorité des développeurs japonais très connus sont nés dans les années 70 comme moi. Il y a Fumito Ueda pour ICO, Keiichiro Toyama pour Siren, Tetsuya Nomura pour Final Fantasy VII, Hideki Kamiya pour Bayonetta et d’autres encore. De nombreuses raisons expliquent la concentration de créateurs plébiscités dans cette tranche d’âge, mais je pense que c’est en grande partie dû au fait que cette génération a été la première à se développer dans un environnement de production de jeux en 3D, puisque la démocratisation de cette technologie coïncide avec notre entrée dans l’industrie vidéoludique.
De la même manière, je pense qu’avec l’arrivée à maturité des environnements de développement ces dernières années et l’essor de nouvelles technologies telles que l’IA, qu’une nouvelle génération est en train de naître, élevée dans un tout nouveau paradigme. En tant que joueur, j’attends avec impatience de voir ce qu’ils vont créer dans le futur.
Pour ceux qui aimeraient mieux comprendre votre univers artistique, avez vous des œuvres à conseiller ?
Ce que je fais est du divertissement, pas de l’art, donc je crois que la seule chose qui compte est la manière dont chacun perçoit ce que je fais.
Je serais triste de vous quitter sur ces mots, alors je vais mentionner l’un de mes films préférés, The Greatest Showman. C’est un film où le personnage principal n’est pas énormément travaillé et où l’histoire n’a pas de grand thème, se contentant d’aller de l’avant en suivant un certain élan. Mais la grandeur du spectacle dépeint est ce qui permet au long-métrage de fonctionner avec brio. Quand je le regarde, cela m’évoque l’essence profonde du divertissement : créer des miracles dans un monde grotesque.
Merci de l’attention que vous m’avez accordée.
13 Commentaires
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Je vous remercie pour une très bonne entrevue qui met bien en valeur l’humilité de Yoko Taro, ainsi que son grand intérêt pour la trajectoire des humains.
Je me joins aux remerciements des autres commentaires ! Merci pour cette interview ♥
Merci pour cette interview très intéressante avec des questions profondes pour un homme o combien passionnant !
Super interview, merci Brian pour cet aperçu de l’homme sous le masque ! Il semble profondément humble et humain tout en abordant les choses avec une grande simplicité.
Interview très humaine, vraiment plaisante à lire, + centrée sur l’homme que sur ses oeuvres, c’est rafraichissant.