Game of Faune : Endless Ocean, ou les perspectives du « jeu naturaliste »

Il était une fois le livre du monde. Le troisième chapitre de son anthologie vient de démarrer, et il se nomme Automne. Et alors que les pages se tournent, le soleil tente de percer l’épais rideau de brouillard tandis que la forêt se tapisse d’une couleur ocre. Les arbres dévêtus dévoilent alors le secret de tout un labyrinthe emprunté par les oiseaux, dont l’intimité a été mise au grand jour. Les Mésanges, souvent dissimulées parmi les branchages, trahies uniquement par leur chant à la belle saison, ne peuvent plus y tromper. Alors, elles organisent leur réunion. Autrefois territorial, Bleue, Charbonnière et Nonnette s’organisent en ronde pour le plus grand bonheur d’un observateur imbu de lui-même ; à savoir moi. 

  • Une Mésange bleue, facile à reconnaitre par ce contraste bleu et jaune du plus bel effet. (crédits : Francis C Franklin)

Soudain, un oiseau étranger à cette bande vient s’y glisser. Un intrus de circonstance, venu du nord, qui compte sur la bonté des oiseaux d’ici pour aider celui qui n’est que de passage. Cet oiseau, c’est un Pouillot à grands sourcils. Il est difficile à distinguer des autres Pouillots, même si son grand sourcil le trahi (les noms d’oiseaux sont parfois vachement pratiques). Il se dandine au milieu des Mésanges, esquive celui qui tente de le prendre en photo (c’est-à-dire encore moi) mais l’observateur que je suis ne peut lui en tenir rigueur. Je suis charmé par cette rencontre inattendue, imprévue, ma première rencontre avec lui en réalité (même si intérieurement, je l’insulte bien ces grands morts). Une des 1000 raisons pour lesquelles j’aime observer les oiseaux, les 999 autres seraient trop longues à compter. 

Un Pouillot à grand sourcils (Phylloscopus inornatus), facilement reconnaissable à son grand…pas du tout, les Pouillots, c’est l’enfer à distinguer ! Crédits : Christoph Moning

Démarrer ce nouvel épisode de Game of Faune parlant d’animaux aquatiques en évoquant la gente aviaire, voici une idée saugrenue. Mais ce n’est pas tant le sujet animal que la façon dont celui-ci a de se manifester avec surprise, certains auteurs antiques pourraient même parler de deus ex machina. Et c’est justement le cœur de ce propos. L’un des premiers sujets qui m’est venu en tête à l’élaboration de cette chronique, ne pouvait être que lui : Endless Ocean. Un jeu de plongée sorti sur Wii en 2007 que je considère comme peut-être le plus grand sur la nature et sa représentation n’étant jamais sorti. Et je vais tenter de vous expliquer pourquoi.

PRAYER 

Nous sommes en 2004 lorsque la « Revolution » de Nintendo s’apprête à être dévoilée. Un nom de code bien mystérieux pour une console qui doit redorer le blason d’une firme en perte de repère. L’intrigue est posée, mais la suite de l’histoire se doit d’être tout aussi captivante si elle veut renouer avec le succès. Pour cela, Nintendo décide de ne pas s’engager sur les mêmes bandes que Sony et Microsoft. L’armement technologique qui lui a fait défaut précédemment ne sera pas son combat. Il faut se démarquer par d’autres moyens, d’autres expériences.

C’est à partir de ce postulat que les têtes pensantes de chez big N vont commencer à écumer les studios à la recherche de jeux qui défieront les imaginaires, jusqu’à s’échouer sur les berges de la rive Meguro, dans le quartier de Shinagawa à Tokyo, siège du studio d’Arika. Fondé en 1995 par des anciens transfuges de Capcom, il est à l’origine de plusieurs épisodes des séries Street Fighter et Tetris, deux sagas légendaires qui vont constituer pendant six longues années son carnet de commandes. Mais les développeurs d’Arika ont d’autres ambitions : ils adorent l’océan.


Pour la Playstation 2, ils imaginent alors l’aventurier des fonds marins Leonardo visitant profondeurs et navires naufragés, à la recherche des plus incroyables trésors. Malgré la promesse du titre sorti en 2002, Everblue ne parvient pas à captiver son audience, et les critiques y voient un jeu malhabile, en retard techniquement et peu intéressant à jouer. Et le constat sera peu ou prou le même l’année d’après dans la foulée d’un seconde épisode. Tous les critiques s’accordent à dire que le potentiel est indéniable, mais que les prémices ne sont pas suivies. Quelque chose manque. Certains diraient une note de cœur.


Alors quand Hitoshi Yamagami et Masaki Tawara, respectivement producteur et réalisateur chez Nintendo EPD, poussent la porte du studio pour y rencontrer le vice-président de l’époque, Ichiro Mihara, ils viennent y chercher des choses uniques. C’est ce qui fera de la « Revolution » plus que la promesse de son nom. Les hommes s’isolent donc, et passent en revue le catalogue du studio jusqu’à ce que l’un des titres attire l’attention de Yamagami. Une fois la présentation achevée, ce dernier se retourne vers Mihara, lui demandant ce qu’ils voudraient produire. Mihara lui répond alors “j’adore l’océan”. Yamagami ne s’y est pas trompé. Les trois hommes se mettent alors d’accord pour réaliser un nouveau jeu de plongée sous-marine à développer sur celle qui a changé de nom entre-temps, la Wii. 

Hitoshi Yamagami (à gauche) et Akira Kurabayashi (à droite) en discussion sur la création d’Endless Ocean

AMAZING GRACE

Persistant dans la réflexion engagée auparavant, l’équipe de Mihara se lance dans un projet se décidant à singer Everblue avec un jeu similaire et linéaire. Arika semble donc repartie pour faire la même erreur que précédemment. C’était sans compter sur l’arrivée d’un jeu totalement inattendu sur la petite portable de Nintendo, la DS, qui va faire basculer le développement dans une autre dimension. Il n’est pas ici question de créatures marines, mais de créatures câlines, des chiens. Nintendogs va transcender la promesse du prochain jeu, jusqu’à presque corrompre le titre de la licence en un “Nintendolphin” qui ferait certes un bon jeu de mots, mais une mauvaise représentation des volontés du titre. L’absence d’enjeux ludiques ou narratifs ouvre les eaux à un jeu plus agréable, plus accessible, où les créatures marines seront toutes dociles et les limites posées inexistantes, à peine voilées par un fil conducteur ajouté en fin de développement. Pas de jauge d’oxygène, pas de dangers. Juste l’exploration pour seule compagnie : Endless Ocean est né.

Ces quatre minutes d’éternité vous sont offerts par l’équipe d’Arika et la chanteuse Hayley Westenra

Mais un océan n’est rien sans sa faune pour l’accompagner. Et alors que dans Everblue, celle-ci était quelque peu anecdotique, Endless Ocean en fait une de ses priorités. Plus de 210 espèces venues du monde entier vont peupler les différents écosystèmes de la mer de Manauraï. C’est ici que les quelques mots de Mihara cités précédemment ne se révèlent pas juste de simples échos. Une bonne partie de l’équipe d’Arika est, en effet, composée de plongeurs professionnels, Ichiro Mihara, Akira Kurabayashi
( réalisateur et programmeur) et Keisuke Ohkubo (designer graphique) en tête. Ensemble, ils vont entraîner une douzaine de membres de l’équipe (environ 1/4 des effectifs du studio) à plonger dans la péninsule d’Izu et dans la préfecture d’Okinawa. Une dédication qui va cimenter le propos d’Endless Ocean, et le transfigurer. 

Un petit aperçu de ce qu’ont pu voir les développeurs du jeu lors de la création d’Endless Ocean



Certaines choses ne me semblent pas possibles à raconter, elles doivent se vivre. Mon histoire de Pouillots de tout à l’heure ne vous a peut-être pas autant touchée que je l’aurais espéré. Et je ne sais pas si la portée du propos qui va suivre vous touchera autant si vous n’êtes pas observateurs ou observatrices de la nature. Ce qui est d’une extraordinaire fascination dans le cadre d’Endless Ocean, c’est cette capacité unique qu’à le jeu de convoquer la réalité d’une manière détonante pour créer des moments uniques, comme autant de photographies (quand les oiseaux veulent s’y laisser prendre !!). La rencontre avec un dauphin, la descente dans les abysses ou la découverte d’espèces rares sont autant de souvenirs que l’on pourrait se prendre à raconter au coin du feu comme pour les rendre sempiternels. Et c’est d’ailleurs pour ça que nous nous sommes réunis Nydauks, Zeta et moi, pour parler de nos plus grands moments vécus dans le jeu dans un podcast annexe à cet écrit (qui sortira vendredi). Alors que ces moments n’existent pas. Parce que notre paradoxe est ici. 

Pour parvenir à cette approche de la réalité, Endless Ocean fait de nombreuses concessions qu’aucun autre n’a peut-être fait aussi bien après lui. Endless Ocean n’est pas un jeu réaliste, et n’a jamais eu de vocation à l’être. Il est la représentation fantasmée que l’on s’en ferait. En privilégiant l’accessibilité au réalisme, le jeu se retrouve à verser avec les limites de son support et à enjoliver toutes ses découvertes, qui ne sont en réalité que des scripts prédéfinis. Tout cela est sublimé, diabolisé par la musique extraordinaire d’Hayley Westenra qui finit par graver de manière indélébile ces moments d’envoûtement. Endless Ocean est mystique. Et tout ce travail est dû aux effectifs d’Arika qui ont réussi à insuffler la magie de leur propos. Endless Ocean n’est pas juste un simple jeu de plongée sur les animaux. Il en est le meilleur. 

Que cache la « Vallée profonde ? » À vous de vous imaginer, puis de plonger.

THE WATER IS WIDE

Pourtant, de nombreux titres ont pu tenter de lui dérober cette couronne. À commencer par le champion lui-même qui revient en 2010 pour un second volet baptisé “Aventurier des Fonds marins” pour une opposition de style des plus intéressantes. Là où le premier volet est pacifique et ouvert au joueur, le second est plus restreint dans son déroulé avec plusieurs lieux à visiter, un scénario plus développé et la présence de créatures plus belliqueuses. En se recadrant vers plus de réalité, le titre perd cette si fragile magie. Une magie définitivement oubliée dans le troisième volet de la série sorti en 2024 baptisé Endless Ocean Luminous, indigne de ce que la série a proposé. Si le postulat de départ de nous faire traverser des eaux versatiles où la surprise vient nous saisir est alléchant, l’exécution est bafouée par une surabondance de créatures en tout genre au design douteux, et par un système de recherche de ces mêmes animaux peu intéressant.

Endless Ocean 2 : Aventuriers des fonds marins est plus vaste, plus grandiloquent (plus effrayant aussi) que son prédécesseur. Mais la magie, elle, est-elle encore présente ?

On peut également penser à Abzu, “suite” de Journey qui privilégie la narration à la contemplation ou encore Beyond Blue, réalisé par les développeurs de Never Alone en partenariat avec la BBC, à la suite du second volet du documentaire “Planète bleue 2”. Dans un registre plus science-fictionnel et plus angoissant, impensable de ne pas évoquer le fameux Subnautica sorti en 2014. Sur la terre ferme maintenant, difficile de ne pas évoquer l’un des joyaux perdus de la PS3, le magnifique Afrika qui porte sur la faune africaine ou encore le plus récent des challengers, Alba : un été en terre sauvage. Et alors que je serai davantage bien plus intéressé par un jeu porté sur l’ornithologie, Alba, peut-être à votre grande surprise, ne m’a pas totalement convaincu notamment parce qu’il ne parvenait pas selon moi à capturer l’incertitude que je côtoie dans la réalité. Il m’apparaissait davantage comme un tour opérateur où chaque espèce, aussi enchanteresse soit-elle, se retrouvait cantonnée à un endroit précis.

Est-ce grave ? Nullement. Car chaque jeu apporte des éléments qui montrent qu’Endless Ocean est loin d’être l’expérience parfaite, aussi fascinante et viscérale soit-elle. Abzu apporte par exemple un propos intéressant sur la représentation du requin (Hmm… un prochain épisode de Game of Faune en perspective… je me demande…) tandis qu’Alba : un été en terre sauvage mitige plus facilement la logique géographique de ses espèces animales quand Endless Ocean la rend complexe et parfois inexacte. Tous ces jeux, et bien plus, sont autant de philosophies de représentations de ce que j’aime à appeler des “jeux naturalistes”. Des jeux qui représentent la nature, la faune, la flore, leurs interactions à un public bien souvent non-initié, comme une fenêtre sur le monde qui l’entoure. 

Alba : un été en terre sauvage est souvent considéré comme l’un des meilleurs élèves pour faire découvrir l’univers de la nature et de la conservation aux plus jeunes. Pour cela, il fait, comme tout autre jeu, des compromis.

Et si l’on pourrait se dire que cette réflexion autour de cette représentation est surannée, elle le devient bien moins quand l’on connaît la portée du jeu vidéo au niveau mondial, et toutes les ouvertures qu’il peut permettre. Si pour l’instant, il est notamment borné à des raisons budgétaires (CF : Can conservation be effectively communicated through video games? A case study on Jack Barau), quelques études nous ont montré (sous réserves) que la reconnaissance des espèces animales pouvaient être plus réceptives par le biais du jeu vidéo. Et alors que certaines disciplines naturalistes sont en voie d’extinction (comme la botanique), le jeu vidéo pourrait en devenir leur salut. Ce second épisode, qui se conclut, est donc davantage une invitation à philosopher sur comment le jeu vidéo pourrait nous permettre d’initier le public à découvrir et observer la nature. À chacun, semble-t-il, sa recette. Pour Endless Ocean, elle sera composée avec un peu de magie, et beaucoup d’amour. 

La fin d’Endless Ocean, un moment en or massif.


Merci à vous d’avoir lu ce second épisode de Game Of Faune, et rendez-vous le mois prochain pour un nouveau sujet. Après la préhistoire et les mers, qu’allons nous bien découvrir ensemble? Un indice : la réponse est en podcast !

Pour retrouver la discussion entre Nydauks, moi et Zeta concernant nos meilleurs souvenirs de la série, ça se fera ici (à vendredi !):

Pour en savoir plus :
Longue Interview des développeurs d’Endless Ocean, traduite du japonais à l’anglais :

Pour comprendre la notion de choix et d’adaptation des choix au sein de la faune du jeu vidéo :
Une interview réalisé par le Journal of Geek Studies à l’occasion de la sortie du jeu « Beyond Blue »
Une étude sur la présence des oiseaux dans le jeu vidéo, et leurs implications

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