Prototyper un jeu vidéo
“Tant qu’elle est dans votre tête, une idée ne vaut rien.”
Il ne s’agit là non pas d’une citation que j’ai lue ou entendue quelque part, mais plutôt d’une synthèse de ce que j’ai appris sur le sujet de la création de jeux vidéo. Au début, je trouvais cette réflexion assez pessimiste, étant donné que j’ai toujours eu des idées plein la tête. Mais, à force de creuser la question, j’ai compris : cette phrase ne cherche pas à nous descendre, mais à nous faire gagner du temps.
En effet, une fois que l’on a acquis suffisamment de connaissances pour se lancer dans le développement d’un jeu, il devient très tentant de se lancer corps et âme dans un projet qui nous fait rêver (et ce, peu importe l’étendue de son concept). Le souci, si l’on cède à cette tentation, c’est d’en arriver à passer d’emblée un temps considérable dans des détails : de jolis graphismes, un inventaire complet, une palette d’ennemis… Des paramètres certes motivants mais qui, en plus de ne jamais en finir, passent même totalement à côté de la seule question qui importe à l’heure actuelle : est-ce que mon jeu a du potentiel ? Et ça, malheureusement, la seule façon d’y répondre sans attendre que notre jeu soit fini… sera de le prototyper.
Qu’est-ce qu’un prototype
Arrivant généralement avant même le lancement de production d’un jeu, un prototype est la mise en forme concrète d’un concept. Si nous écrivons un livre, notre prototype sera par exemple une dizaine de pages ainsi qu’un sommaire potentiel. Pour une musique, une mélodie ; un film, un dialogue. Dans le cadre d’un jeu vidéo (en supposant que le cœur du concept soit son gameplay), alors dans sa forme la plus pure, un prototype s’apparente à un jeu minimaliste où l’on interagit avec des cubes, dans un environnement fait de cubes (couramment appelé le “gray boxing”). Il s’agit bien entendu d’une image illustrant l’idée d’une expérience qui va à l’ESSENTIEL, sans aucun surplus : pas de beaux graphismes, pas de lumières, pas de systèmes complexes, pas de niveaux détaillés (mais par contre, plein de bugs !). Cependant, l’essentiel du gameplay est déjà là, se dessinant dans ce qu’on appelle “les 3C” : Control (touches) / Character (personnage) / Camera (caméra), qui permettent de donner un aperçu assez réaliste de l’interaction désirée entre la personne qui joue et le/la protagoniste.
Oui, tout grand jeu commence par un prototype cubique (ici, Assassin’s Creed Mirage)
C’est assez étrange de se dire que pour tester si un jeu a du potentiel, il faille tout d’abord passer par un jeu moche, pas du tout intuitif, auquel on a donc retiré tous ces détails qui rendent habituellement un jeu agréable à jouer. Et pourtant, ce choix est parfaitement conscient, peu importe le budget du studio. En effet, un prototype se doit d’être le plus simple possible pour diverses raisons :
- Pouvoir être conçu, voire réitéré rapidement,
- Ne pas distraire la personne qui joue avec des détails peu importants,
- Permettre à l’équipe de développement de rester flexible en lui évitant de s’attarder sur des idées.
Ces diverses raisons convergent en réalité vers un point commun : la flexibilité. Plus un concept sera claqué, plus il sera facile de le modifier au besoin ; que ce soit au niveau du codage par exemple, ou même au niveau de l’imagination des développeur/euses (que l’on cherche à tout prix à préserver grâce à ce sentiment que tout est encore possible).
Vous l’avez compris, l’habit ne fait pas le moine l’enrobage ne fait pas le prototype. Celui-ci n’a pas besoin d’être une expérience complète, ni même des plus agréables à jouer. Il n’existe même que dans le but de répondre à des questions, comme celle de savoir si un jeu a du potentiel. Mais est-ce la seule ?
L’intérêt de prototyper
Le moment où une idée sort de notre imagination pour finir dans un prototype est crucial, car c’est uniquement à ce stade qu’il sera possible de déterminer la solidité d’un projet : si des gens parviennent à prendre du plaisir en déplaçant ces formes binaires, alors c’est bon signe pour la suite. Et si ce n’est pas le cas, au moins, l’idée sera sortie de notre tête et nous pourrons passer à autre chose.
Déterminer la viabilité du fun est ainsi l’élément déterminant… dans un premier temps. Comme vous vous en doutez, tout n’est pas si facile. Savoir si des gens prennent du plaisir ne nous dira pas, par exemple, s’ils ressentent ce que l’on souhaite (sentiment de puissance ? Peur ? Détendu ?). De même, est-ce que ces gens jouent comme je m’y attendais ? Ont-ils trouvé une façon de tricher ? Ou encore, est-ce un type de jeu qui les intéresserait dans une version finale ? Il s’agit là de nombreuses questions auxquelles il sera très important de répondre avant le lancement de la production, pour éviter de devoir faire de gros changements plus tard, voire de se retrouver coincés.
Les questions que l’on vient d’aborder, comme vous le voyez, sont principalement relatives au gameplay. Toutefois, un jeu vidéo étant un tout, il faudra bien entendu aussi penser à prototyper d’autres aspects : le visuel, avec par exemple un concept art pour imaginer le rendu, ou encore une musique (“main theme”) pour le design sonore ; avant, par la suite, de potentiellement prototyper un rendu mélangeant ces différents aspects pour voir si le tout s’imbrique bien.
Les concepts arts, déterminants pour la visualisation d’un projet
En fonction de la taille du studio, de son budget et de son temps, la phase de prototypage peut énormément varier. On peut ainsi passer d’un unique prototype cubique répondant à plusieurs questions pour un/e développeur/euse seul/e… à une plâtrée de prototypes détaillés et complètement différents pour un gros studio ! C’est ce qui s’est par exemple passé avec Capcom pour Resident Evil 4, où l’on avait eu droit à un prototype en caméras fixes, un autre en beat’em all (ayant par la suite donné lieu à Devil May Cry), et d’autres encore avant d’en arriver à la forme que l’on connaît aujourd’hui. Ainsi, comme je l’ai entendu lors d’une conférence de la GDC (Game Developers Conference) et car tout le monde n’a pas le budget de Capcom : “démarre où tu es, utilise ce que tu as, fais ce que tu peux”.
Comment créer un prototype
1 – Problématique(s)
Si vous m’avez lu jusqu’ici, alors vous avez déjà une bonne idée de comment un prototype est créé. Comme je le disais, la base de tout réside dans la problématique qu’il doit résoudre. C’en est ainsi le point de départ. Est-ce que mon jeu peut être fun ? Les joueur/euses vont-ils y jouer de la bonne façon ? Bien que chacune de ces questions se retrouve dans la plupart des prototypes, il faut surtout réfléchir aux questions importantes pour NOTRE prototype.
Dans mon cas, par exemple, je suis parti de l’idée de créer un jeu de plateforme basé sur la peur de l’échec. Pour mon premier prototype, je voulais donc savoir s’il était possible de réaliser cette idée en vue du dessus (“top down”), chose rarement vue dans un jeu de plateforme, où il est plus souvent question de défilement horizontal (“side-scrolling”). Aussi, ayant pour ambition de faire un jeu dont on a peur de tomber, je voulais voir si instaurer un rythme lent, où chaque saut demande à être réfléchi et où chaque chute serait punitive, pouvait se montrer plaisant à jouer.
Ces animations, trouvables en ligne, font gagner un temps fou pour le prototypage
2 – Solution(s)
Une fois ces questions trouvées, la suite sera de réfléchir à comment y répondre. Dans le cas présent, il serait par exemple intéressant de proposer un gameplay de quelques niveaux (environ 10 minutes) pour voir le ressenti manette en main, et savoir si les joueur/euses prennent du plaisir et se sentent en contrôle, ou au contraire ont la sensation de ne pas voir le bord et de tomber sans l’avoir décidé. Pourquoi pas, même, par la suite, proposer un niveau plus complexe pour observer leur comportement dans la durée, et voir s’ils s’ennuient ou non du côté exploration.
C’est au sein de cette étape qu’il est aussi crucial de déterminer les points les plus importants d’un concept, c’est-à-dire ceux qu’il faudra peaufiner en priorité, et ceux qu’on pourra faire un peu plus “à l’arrache”. Dans mon cas, je me suis dit que proposer un saut agréable, qui donne une vraie sensation de contrôle, serait bien plus important que de proposer des plateformes qui bougent. De même, j’ai préféré me concentrer sur une alternance entre le haut et le bas du niveau, plutôt que de me concentrer de façon plus profonde sur l’un des deux. Et ce, afin de voir si la dynamique de changement fonctionne ou non, plutôt que de créer un véritable challenge dans le parkour.
Une fois en haut, plus rien n’est visible en bas
3 – Planification
Combien de temps nous faut-il pour réaliser ce prototype ? On le sait bien, dans un jeu vidéo, la notion de durée de développement est taboue, tant il est difficile d’estimer la durée totale d’un projet. Heureusement, le prototypage s’abstenant de polissage, cette durée peut se montrer relativement courte si l’on a assez de temps à y accorder. Le but, encore une fois, est de passer le moins de temps possible sur un prototype en particulier. Pour une même durée de temps, il est d’ailleurs préférable de réaliser plusieurs petits prototypes qu’un seul grand, surtout s’il s’agit d’un concept original.
Pour ma part, le temps que j’y ai accordé est difficilement estimable étant donné que j’ai commencé à le réaliser alors même que j’apprenais à utiliser Unity et à coder (ce qui, bien entendu, est toujours d’actualité !) Pour vous donner une idée, cela fait environ 7 mois que j’apprends tout doucement à développer. Si je redémarrais mon prototype aujourd’hui avec mes connaissances actuelles du logiciel, du codage et mes longues conversations avec Chat GPT, je pense qu’en 2 mois (soit 2-3h par jour) ce serait réalisable.
4 – Action
Il n’y a plus qu’à. Les points précédents nous ayant permis de voir notre prototype de façon globale, en décortiquant tout ce qui lui était nécessaire, il ne nous reste plus qu’à coder ! Nous savons désormais ce qui est le plus important à réaliser, et combien de temps nous avons pour le faire. Cette contrainte qu’est le temps va même nous permettre de régulièrement nous recentrer sur ce qui importe vraiment ; gagnant-gagnant. Ici, pas le temps de s’attarder sur un code propre ni sur n’importe quel paramètre qui ne va pas dans la stricte direction des objectifs à atteindre. Bien entendu, il ne faut pas non plus devenir psychorigide : si un détail nous semble important à rajouter après coup, on ne crache pas dessus. C’est ainsi qu’entre temps j’ai ajouté un état de vacillement, où le protagoniste semble (donc) vaciller quand il est trop proche du bord, afin de nous faire comprendre de reculer.
Attention à ne pas rester près du bord trop longtemps…
En bref, pour nous simplifier la tâche, une façon couramment utilisée pour déterminer des objectifs est d’utiliser la méthode SMART, pour Spécifique, Mesurable, Atteignable, Utile (Relevant), délimitée dans le Temps. Cet acronyme nous permet ainsi, par exemple, de déterminer un objectif de la façon suivante :
- Spécifique : Je veux créer un prototype de 10 minutes comportant 3 niveaux…
- Mesurable : Je le ferai essayer à 5 personnes…
- Atteignable : Pour y parvenir, j’utiliserai des formes basiques pour le décor…
- Utile (Relevant) : Je pourrai ainsi voir si ces personnes trouvent mon concept fun…
- délimitée dans le Temps : J’aurais un mois pour le réaliser.
Conclusion
Nous avons désormais les clés principales en main pour concevoir notre premier prototype. Bien entendu, ces lignes directives ne nous ont pas appris à coder, construire un niveau, imaginer un jeu, ou même toute notion artistique. Ces autres aspects devront être appris indépendamment, dont certains même avant notre prototype, si on espère le voir exister un jour (comme le codage par exemple). Toutefois, étant une phase de découverte de notre propre jeu, aucun domaine ne nécessite d’être maîtrisé. Il faut, au contraire, plutôt voir ça comme un exercice qui nous simplifiera la suite.
Une fois le prototype finalisé, que faire ? Eh bien, un jeu vidéo ne trouvant son intérêt que lorsqu’il est joué, il faut désormais le faire essayer à des gens ! Cette étape, appelée “playtest”, va nous permettre d’évaluer ce que pensent les joueur/euses de notre jeu, et ainsi savoir ce qu’il faut modifier, ajouter, retirer… voire même s’il faudrait ou non arrêter le projet. Playtester (pardonnez mon anglicisme) étant une discipline à part entière à ne pas prendre à la légère, ce sujet sera pour une prochaine fois. D’ici là, si vous voulez être tenu plus régulièrement au courant de ce projet, n’hésitez pas à me suivre sur Twitter, ou à aller lire mes autres articles. Merci de m’avoir lu, et à bientôt.
PS : l’élaboration de ce prototype n’aurait pas été possible sans le soutien de Jean Manzoni, développeur indépendant, à qui je souhaite ainsi adresser un immense merci.
Sources
- Capcom à propos du prototype de RE7 : Capcom talks about Resident Evil 7 pre-production at GDC 2017 – YouTube
- Dead Space remake prototype : Dead Space Remake: Really Early Gameplay Footage – YouTube
- Unreleased Resident Evil Games : https://www.youtube.com/watch?v=vBt8cUiIgLE&t=151s&ab_channel=NeoGamer-TheVideoGameArchive
- How to rapid prototyping (GDC) : https://www.youtube.com/watch?v=sYWkiv1hTPM&ab_channel=GDC
- Dead Space Early Development talk : https://www.youtube.com/watch?v=_VChNaQC_mw&t=359s&ab_channel=DeadSpace
- Gray Boxing : https://gamedevchris.medium.com/white-boxing-grey-boxing-what-6aa9cfa3b0e4
- L’art du game design (Jessie Schell)
- Teaching Students to Prototype (GDC) : https://www.youtube.com/watch?v=9O9Q8OVWrFA&t=1047s&pp=ygUXaG93IHRvIHByb3RvdHlwZSBhIGdhbWU%3D
- Minimum Viable Product : https://www.youtube.com/watch?v=UvCri1tqIxQ&t=98s&ab_channel=ExtraHistory
- GMTK : https://www.youtube.com/watch?v=ZMbIvmv25u0&ab_channel=GameMaker%27sToolkit