Chants of Sennaar, ou la reconnexion des peuples
« Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Comme ils étaient partis de l’orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Shinar, et ils y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. […]
Et l’Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre et leur donna tous un langage différent ; et ils cessèrent de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Éternel confondit le langage de toute la terre.»
Livre de la Genèse
Cet article s’appuie en partie sur les excellentes interviews parues dans le numéro 28 de S!CK de Julien Moya (Directeur Artistique), Thomas Panuel (Game Design) et Thomas Burnet (compositeur)
La naissance d’un message
Non, vous n’êtes pas dans la tour de Babel, vous êtes bien dans Chants of Sennaar, un jeu qui s’inspire ouvertement de ce mythe. Jusqu’à son titre, sous forme d’ultime clin d’œil, le nom Sennaar étant tiré du pays de Shinar où s’établit la tour pour la première fois. Développé par un studio indépendant toulousain du nom de Rundisc, Chants of Sennaar a surpris son monde l’année dernière, de par son concept original, rafraîchissant et véhiculant un message plus que d’actualité. Ce qui lui a valu d’être sacré Meilleur Jeu aux Pégases 2024, non sans avoir été également nommé dans d’autres célèbres cérémonies (BAFTA, Video Games Awards).
Le pitch de départ de Chants of Sennaar est très simple : vous incarnez un habitant de la tour, chargé de reconnecter cinq peuples qui en occupent les cinq étages. Pour se faire, il vous faudra décrypter leurs codes, leur langage, ce qui passera par de nombreux échanges avec les citoyens, mais aussi par une bonne part de résolution d’énigmes et d’observation de votre environnement.
Si Chants of Sennaar est d’actualité, c’est car l’absence de communication entre ces différents peuples les a conduits à ouvertement s’éviter pour prévenir toute forme de conflit. Les habitants de l’Abbaye s’opposent aux Gardiens, un peuple guerrier. Qui eux-mêmes ont coupé les ponts avec les Bardes, qui eux-mêmes n’ont plus aucun lien avec les Alchimistes. Enfin, les Anchorites au sommet de la tour symbolisent le pire de cette situation, puisqu’ils ne communiquent même plus entre eux.
Dans un contexte mondial où les tensions sont plus fortes que jamais et où les guerres d’envergure se multiplient, Chants of Sennaar a su toucher les joueurs avec un message de paix et de reconnexion des peuples si simple mais pourtant si réel. Que se passerait-il si les Ukrainiens et les Russes, les Palestiniens et les Israéliens prenaient le temps de s’écouter et de se comprendre à nouveau ? Peut-être la même chose, oui, après tout Chants of Sennaar n’est pas là pour vous faire la morale ou se poser en parangon de la paix dans le monde. Il met le ludisme vidéoludique au service d’un message diaboliquement actuel, une étincelle de calme et de compréhension, dans un monde profondément tourmenté.
Aux portes du Knowledge-vania
Chants of Sennaar est ce qu’on pourrait appeler un jeu d’énigmes, mais à sa sortie beaucoup l’ont comparé à du Knowledge-Vania, un dérivé du Metroidvania dans lequel vous n’avancez pas grâce à vos compétences, mais grâce à votre savoir. Pour en venir à bout, il vous faudra le déchiffrer, comprendre ses codes, un peu à l’image de Tunic ou de Hyper Light Drifter. Ces deux jeux adoptaient une interface utilisateur à décrypter, possédant ses propres codes et secrets. Sennaar pousse le curseur encore plus loin, avec cinq langages différents à analyser, chaque langue ayant ses subtilités. Les Dévots ne vont pas exprimer le pluriel de la même façon que les Gardiens, les Bardes vont placer le verbe avant le sujet, ce qui peut parfois paraître déroutant, et faire passer le décryptage d’une langue pour une montagne insurmontable, à l’image de la tour.
Mais le jeu est suffisamment subtil pour glisser des points communs entre les peuples, ce qui fait que d’une façon assez instinctive, vous allez créer des ponts et parfois comprendre une phrase sans même avoir besoin de la déchiffrer ou d’en comprendre chaque mot.
« Ah tiens, ces deux mots sont différents, mais dans les deux cas il y a un point ou un trait, cela doit être leur façon d’exprimer le pluriel ».
Le décryptage d’une langue ne passe pas seulement par la compréhension des mots, mais aussi par la lecture des gestes et de votre environnement. Si un Barde pointe la main vers lui en prononçant sa phrase, vous pouvez être sûr que l’on y trouve le mot « Moi » ou « Je ». Sennaar joue sur tous ces aspects et nuances à la fois, ce qui lui donne un côté puzzle game, lui ayant valu la comparaison avec des œuvres comme The Witness, The Case of the Golden Idol ou Return of the Obra Dinn. Une autre référence citée par les développeurs est celle d’Outer Wilds, insistant sur la liberté offerte aux joueurs. Personne ne fera Chants of Sennaar de la même façon, certains vont comprendre un mot en fonction d’une situation, là où d’autres décryptent le même mot en fonction de sa calligraphie. C’est l’une des forces de Sennaar, chaque aventure est différente et unique, ce qui a motivé les joueurs que nous sommes à la partager.
Le déchiffrage de Chants of Sennaar se fait au travers d’un indispensable carnet, dans lequel votre personnage muet annote des dessins reflétant les mots et les situations, ce qui vous permet ensuite d’expérimenter, de saisir le texte qui vous paraît approprié pour décrire cette illustration. Si votre « entrée » est correcte ou s’en rapproche grandement, le mot est validé et reste enregistré dans votre journal pour la suite de l’aventure. Cette mécanique du carnet reprend une dynamique qui s’avère de plus en fréquente chez les joueurs : le fait de jouer tout en ayant à ses côtés un carnet, une feuille, un bloc… Qui n’a pas — au cours de sa partie de Elden Ring ou de Zelda Tears of the Kingdom — pris la peine de prendre des notes sur son aventure, dans l’optique d’y revenir plus tard ? Sennaar embrasse totalement cette mouvance et le fait avec brio.
De l’aveu même des développeurs, ce carnet n’existait pas dans les premières versions du jeu, ou tout du moins, il n’était pas possible de saisir des hypothèses. Chose qui a considérablement modifié la dynamique du jeu pour la rendre plus naturelle et accessible. Sachez néanmoins, que si vous souhaitez parcourir l’entièreté du jeu sans utiliser ce carnet, c’est parfaitement possible (en-dehors de la première page qui est obligatoire). Il a été pendant un temps envisagé d’ajouter une option supprimant purement et simplement le carnet, un mode difficile en soit, mais les développeurs ont choisi de rester fidèles à leur vision d’origine de peur que les joueurs passent à côté de cette feature.
Au premier abord, cette difficulté a pu effrayer les créateurs de Chants of Sennaar, le pic étant certainement l’énigme de la balance chez les Alchimistes. Mais son gameplay se base sur une mécanique pour laquelle le cerveau humain est spécifiquement codé, la reconnaissance de patterns et l’apprentissage des langues. D’une certaine façon, nous avons tous déjà joué à Sennaar, lorsque nous avons appris notre langage maternel, en observant, en répétant et en lisant. Voilà pourquoi tout le monde y arrive, voilà pourquoi Chants of Sennaar parle à autant de monde.
« Voici que les enfants des hommes sont devenus malveillants par leur mauvais dessein de se construire pour eux une ville et une tour dans le pays de Shinar. Car ils sont partis vers l’Est du pays, et dans ces jours ils ont construit la ville et la tour en se disant : — Allez, qu’ainsi nous montions au ciel. »
Livre des Jubilés
Cinq peuples, cinq langues
Le défi ultime de Chants of Sennaar, ce sont ses cinq langages, dont la complexité reflète la progression du niveau technologique des peuples de la tour. On part de quelque chose de moyenâgeux, pour finir sur quelque chose de très futuriste. Même dans la conception des alphabets : le langage des dévots s’inspire du latin, du phénicien et un poil de cunéiforme pour lui donner un côté très antique. Le langage des guerriers est basé sur le Futhark, un alphabet runique utilisé par des peuples scandinaves et anglo-saxons. Les bardes parlent une langue évoquant celles du monde arabe et se lit plutôt à l’envers, là ou celle des alchimistes se basent sur des sigils dont on se sert pour invoquer les démons dans la sorcellerie. Enfin, le dernier étage de la tour repose sur la logique combinatoire et des vieux affichages LCD, pour dépeindre une époque plus moderne.
Ces alphabets d’idéogrammes permettent de comprendre l’état d’avancement de chaque civilisation. Celui des bardes, plus complexe et esthétique que celui des dévots, témoigne de leur hédonisme. Là où le système numérique évolué des alchimistes reflète leur sens logique. Une numérotation inspirée de celle des moines cisterciens, qui au 15ème siècle, ont cherché une alternative à la numérotation des Romains.
Pour venir à bout de Chants of Sennaar, il ne suffira pas seulement de déchiffrer les cinq alphabets et de remplir votre carnet. Vous devez reconnecter les peuples, ce qui passe par l’utilisation de bornes de communication à distance. Ces bornes servent d’ailleurs également de moyen de déplacement rapide entre les différents étages, vous évitant de longs aller-retours fastidieux, et lui donnant un côté très organique qui s’inscrit parfaitement dans l’univers du jeu.
Pour rétablir la communication entre les peuples, il vous faudra traduire sur ces bornes des phrases bien plus complexes que dans le reste du jeu, et cela dans les deux sens de traduction. Ce qui suppose une parfaite connaissance et maîtrise de tous les langages, vous pouvez donc considérer cela comme le niveau ultime de savoir. Mais ce sera un passage indispensable si vous souhaitez débloquer la véritable fin du jeu, une fois arrivé au sommet de la tour.
Une direction artistique à déchiffrer
Je vous expliquais plus tôt que pour déchiffrer Chants of Sennaar, il vous faudrait aussi décoder son environnement, ce qui est rendu possible par le travail fantastique effectué sur la direction artistique du jeu. Cette dernière épouse chaque peuple de la tour, chaque langage de façon à ce que dès que vous mettiez un pas dans une zone, vous sachiez déjà plus ou moins à quel genre de civilisation vous allez vous frotter.
Rundisc étant un studio toulousain, ses créateurs se sont fortement inspirés de la cathédrale Saint-Étienne, de celle de Sainte-Cécile à Albi ou encore de la basilique Saint-Sernin, qui ont toutes été une base d’influence architecturale. Sennaar est un jeu de piste, un melting-pot de cultures, de langues et d’histoire, à la fois étranges et familières, que l’on remonte à mesure de progresser dans la tour. Le peuple des guerriers est un mélange de brutalisme et de néo-fascisme, les bardes reprennent une architecture arabo-andalouse. Au quatrième étage, la bibliothèque des alchimistes est inspirée de la bibliothèque de l’école d’art de Glasgow et évoque le mouvement art-déco. Cela peut parfois se retrouver sur des éléments plus épars, comme les boucliers et les drakkars du deuxième étage qui renvoie à l’imagerie nordique. Tous les éléments sont là, c’est à nous de combler les trous avec notre imagination.
Une chose qui vous frappera certainement dans Chants of Sennaar, c’est le côté très épuré de son interface utilisateur, qui est limité au strict minimum pour maintenir une expérience fluide et immersive, loin des ATH surchargés qu’on a l’habitude de voir dans les AAA contemporains. Sur l’aspect visuel, le trait du dessin est très franc, les couleurs dépourvues de textures, venant emprunter aux techniques d’ombrage par celluloid, plus communément appelées cel-shading. Un modèle d’éclairage non photo-réaliste qui donne à l’image un rendu « bande dessinée », que vous retrouvez dans la licence The Legend of Zelda ou des titres comme Hi-Fi Rush et Sable.
Si je vous parle de bande dessinée, c’est parce qu’il s’agit de l’inspiration majeure du directeur artistique Julien Moya pour Chants of Sennaar. En premier lieu, Les Cités Obscures de François Schuiten et Benoît Peeters, mettant en scène des architectures gigantesques et labyrinthiques. Le travail de Philippe Druillet sur Métal Hurlant, magazine français de bande dessinée, a été la clé de voûte de la première zone du jeu, l’abbaye, avec des couleurs chaudes et fortes. Sans oublier les œuvres de Moebius comme L’Incal ou Le Monde d’Edena, qui ont construit cette imagerie bande dessinée des années 70 et 80.
Pour ce qui est des inspirations vidéoludiques, c’est du côté de la Abadia Del Crimen qu’il faut chercher, une adaptation non-officielle du Nom de la Rose d’Umberto Eco, sortie en 1987 uniquement en Espagne. Un puzzle game en vue isométrique basé sur l’infiltration, dans lequel vous deviez infiltrer une secte en les observant et suivant leurs coutumes. Il fallait enquêter, mais aussi suivre la routine de la secte sous peine d’en être exclu, en allant prier à Prime, puis manger à Vêpres, un peu de la même façon que dans le récent Pentiment par Obsidian.
C’était d’ailleurs à cela que ressemblaient les premières versions de Sennaar, la version finale du jeu ayant gardé des reliquats de ces premiers concepts. Notamment chez les Bardes où vous devez vous déguiser pour passer inaperçu, ou une séquence de fuite face à un monstre avant d’arriver chez les Alchimistes. Pas nécessairement les séquences les plus réussies du jeu, mais qui apportent un souffle bénéfique à l’aventure. Cela nous montre que l’idée de réaliser un jeu centré autour des langues n’est venue que bien plus tard, tout comme l’idée de s’appuyer sur le mythe de Babel, qui a été vu comme un moyen de renforcer la compréhension de l’univers du jeu.
Les développeurs citent également le travail de Fumito Ueda sur Shadow of the Colossus, cette idée de créer un monde quasi-mythologique dont on ne perçoit les références bibliques qu’a posteriori. Un monde qui donne l’impression d’être là depuis 1000 ans, fait de ruines d’une civilisation ancienne dont on peine à cerner les contours. Un minimalisme et une absence d’éléments qui viennent susciter l’imagination du joueur.
« Celui qui les exalta ainsi jusqu’à outrager et mépriser Dieu fut Nemrod, petit-fils de Cham, fils de Noé, homme audacieux, d’une grande vigueur physique ; il leur persuade d’attribuer la cause de leur bonheur, non pas à Dieu, mais à la seule valeur et peu à peu transforme l’état de choses en une tyrannie. Il estimait que le seul moyen de détacher les hommes de la crainte de Dieu, c’était qu’ils s’en remissent toujours à sa propre puissance. Il promet de les défendre contre une seconde punition de Dieu qui veut inonder la terre : il construira une tour assez haute pour que les eaux ne puissent s’élever jusqu’à elle et il vengera même la mort de leurs pères. »
Les Antiquités judaïques
La mélodie du lien
S’il reste encore un élément qui participe à la partition d’un langage commun dans Chants of Sennaar, c’est bien sa gestion du sound-design et de sa musique, qui dans le contexte d’un protagoniste muet, prend une importance capitale. Cette musique ne s’adapte pas au gameplay, mais s’avère ininterrompue dès que vous arrivez dans une civilisation. Pour autant, la musique de chaque peuple jouit d’une vraie identité : pour les dévots, c’est une musique plutôt calme qui évoque le divin. Celle des guerriers présente un petit côté celtique tout en venant souligner la dramaturgie et le brutalisme de leur forteresse.
En toute logique, c’est le niveau des Bardes qui possède la musique la plus longue du jeu, d’une durée de huit minutes. En dessous, dans les égouts, la petite classe s’active pour leur amener du vent et de l’eau, on y trouve des pamphlets révolutionnaires qui laissent à penser que la colère gronde. Ce qui a inspiré à Thomas Brunet, le compositeur, l’utilisation d’une musique venue de la Réunion et puissant ses racines dans l’esclavage : le Maloya. Votre protagoniste a beau être muet, les habitants de la tour que vous croisez sont bien munis d’une voix et émettent des onomatopées, qui ont d’ailleurs été enregistrées par les femmes, les amis et les enfants des développeurs de Rundisc. Les dévots ont été pensés pour être très polis, les guerriers hurlent alors que les bardes sont très pédants. La musique et le son dans Chants of Sennaar, à l’image de ses mots et son environnement, sont donc un moyen tout aussi important de véhiculer son message et de raconter son univers.
Mais s’il y a un moment dans Chants of Sennaar où je me suis vraiment dit que j’avais affaire à une œuvre exceptionnelle, c’est en arrivant au dernier étage de la tour, chez les Anchorites. Ce peuple symbolise le pinacle de la déconnexion : la déconnexion aux autres peuples, mais aussi la déconnexion du peuple. Ils sont bloqués devant leur écran, obnubilés par leur jeu vidéo. C’est alors que Chants of Sennaar devient une œuvre qui ne fait pas que véhiculer un message, mais qui questionne sa propre nature et interroge le joueur. Peut-être est-ce à votre tour de déconnecter, de lâcher la manette, pour revenir à des choses plus essentielles, les relations humaines. Sennaar est un jeu qui prône la reconnexion aux autres, mais pointe aussi la technologie et l’ultra-connexion dans laquelle nous sommes enfermés. L’importance qu’ont pris dans nos vies les écrans, l’information et les réseaux sociaux, ce qui nous a peu à peu éloignés de l’essentiel. Oui, après tout, peut-être est-il temps de lâcher la bride et d’éteindre l’é…. [déconnexion]